Introduction
Dans le dernier quart du XXe siècle, à l’échelle internationale, les médias se sont montrés très préoccupés par les taux de croissance stupéfiants de la Chine et l’idée de l’avènement du « siècle chinois 1 ». Les journalistes et les spécialistes en sciences sociales, désireux d’enquêter sur les mécanismes socio-économiques sous-jacents qui avaient conduit à l’émergence de telles économies « miracles 2 », et fort intéressés par la façon dont un ancien pays communiste avait pu prendre une telle importance économique dans le monde, ont alors dirigé leurs enquêtes, non pas seulement sur la Chine, mais également sur les « économies tigres » de l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Ces économies connurent une croissance rapide de 1960 jusqu’aux années 1990, et des observateurs ont pu remarquer que des taux de croissance extraordinaires étaient affichés dans les secteurs où les entreprises, reposant sur l’économie des diasporas chinoises (formées tout au long des migrations séculaires entre les pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est), étaient dirigées par les membres de ces mêmes diasporas. Alors que de nombreuses propositions ont été avancées pour expliquer de telles performances, celle qui a gagné en popularité, en particulier dans les années 1980 et 1990, est la proposition que nous appellerons ici « la thèse de la culture chinoise ». Bien qu’il existe de nombreuses variantes à cette thèse, ses partisans ont tendance à postuler l’existence d’un ensemble de valeurs typiquement chinoises qui aurait façonné les pratiques commerciales et rendu possible de tels miracles économiques 3. Les valeurs les plus fréquemment citées sont elles-mêmes des variantes et des interprétations des principes clés du confucianisme. Souvent appelé religion, le confucianisme est un ensemble de principes éthiques qui fonctionne comme une orthodoxie normative régissant, à l’intérieur de l’État, la société, la famille et les relations qu’elles entretiennent l’une avec l’autre 4. Tout en concevant et en soulignant la nature hiérarchique de ces relations, le confucianisme met souvent l’accent sur le patriarcat, l’obéissance et l’attitude relationnelle correcte. Alors que ces principes semblent s’appliquer largement à l’État et à la famille, les partisans de « la thèse de la culture chinoise » non seulement soulignent que de tels principes modèlent les relations économiques et les pratiques commerciales, mais vont même, pour beaucoup d’entre eux, jusqu’à affirmer qu’un tel système de valeurs façonne les notions du bon citoyen et du « citoyen modèle ». En effet, la conception du « citoyen modèle » trouvant souvent à se refléter dans celle du « migrant modèle », les Chinois ont été idéalisés et élevés au rang de migrants exemplaires dans de nombreux contextes 5. C’est le cas en particulier dans les contextes de transformation néolibérale, dans lesquels les normes de citoyenneté mettent l’accent sur la capacité des personnes à assurer leur propre bien-être et à trouver les moyens de leur subsistance sans dépendre de l’État ni de ses ressources. Ainsi la capacité des immigrés chinois à s’engager dans le processus de reproduction sociale 6 en cultivant l’esprit d’entreprise et de famille avec une autonomie croissante vis-à-vis de l’État s’apparente grandement aux notions de « migrant modèle » et de « citoyen modèle » 7.
Ce chapitre propose donc une problématisation du réductionnisme culturaliste qui prévaut dans les explications du décollage économique formulées sur la base des valeurs confucéennes. En nous appuyant sur des recherches ethnographiques portant sur les restaurants « chinois » tenus, à Paris, par les membres d’une même famille, nous conduirons une exploration de la structure organisationnelle et des relations sociales au travail dans les entreprises familiales. Notre recherche a été menée auprès d’entrepreneurs de restaurants originaires d’Asie de l’Est et du Sud-Est (Vietnam, Laos, Chine, Cambodge...). Malgré la diversité des pays d’origine et la pluralité ethnique des enquêtés de notre recherche, beaucoup se sont auto-identifiés en tant que « Chinois » ou classés dans la catégorie « Chinois ». Deux autres facteurs ajoutaient à la difficulté de circonscrire cette catégorie : indépendamment de leurs origines, les immigrés tenaient souvent des restaurants japonais, thaïlandais, coréens (etc.) et chinois ; et sous l’effet de la tendance totalisante des populations parisiennes non asiatiques, ils étaient perçus comme appartenant, au même titre que tous les Asiatiques, à un groupe homogène chinois.
Je me suis engagée dans cette exploration en me concentrant sur deux restaurants « chinois » et tout particulièrement sur les femmes qui y travaillent. Le premier, Le Salon Impérial, est un restaurant-traiteur appartenant à la famille de Lorie 8, arrivée à Paris du Laos ; et le second, Les Jardins de Lotus, est un restaurant-bar-karaoké géré par la famille d’une autre enquêtée, Julie. Je me suis concentrée sur les récits des membres des deux familles, d’une part pour faire la lumière sur les pratiques organisationnelles d’un restaurant familial géré en tout point selon le modèle d’une petite entreprise capitaliste, et de l’autre pour souligner la manière dont l’entrepreneuriat — en tant qu’idéologie et pratique — et ses exigences étaient diffusés à travers un habitus qui a produit des dispositions en faveur de la culture d’entreprise à travers les générations 9. J’ai notamment ciblé la façon dont l’organisation familiale repose très consciemment sur une exploitation de la main-d’œuvre, légitimée non seulement par l’invocation des valeurs confucéennes, mais aussi par le récit glorieux ou la success-story chinoise, servant souvent à justifier a posteriori les fortes exigences qu’imposent les parents à leurs enfants en matière de connaissance et de respect de la culture chinoise perçue comme permettant une mobilité sociale ascendante.
Ce chapitre montrera surtout que l’accent mis sur les relations sociales peut transcender les limites d’une thèse qui essentialise les Chinois et réifie l’ethnicité. Cette réification a pour effet de faire de l’ethnicité un fait établi, malgré son fragile statut de catégorie sociale et analytique 10. Un tel essentialisme est le reflet manifeste des prémisses orientalistes dans lesquelles cette thèse s’inscrit 11. En explorant la dynamique sociale et économique des relations de travail du petit entrepreneuriat, l’objectif est de mettre en évidence la manière dont nous pouvons surmonter le piège de ces essentialismes dans les analyses culturalistes et la tendance à la réification dans le déploiement de « l’optique ethnique 12 », en abordant les vicissitudes des tentatives faites par les migrants de s’installer. Ces efforts englobent non seulement les luttes entreprises par les migrants pour préserver leurs moyens de subsistance mais aussi pour développer un sentiment d’appartenance qui accompagne la transformation socio-économique. Les questions de la citoyenneté, des moyens de subsistance et de la représentation des migrants chinois dans la sphère publique et dans quelques travaux d’érudition sont fortement imbriquées dans la dynamique mondiale du changement. Pour démêler ces liens, il convient donc tout d’abord de s’intéresser aux relations qui existent entre la migration, la restructuration économique et le « miracle » économique chinois.
Miracles et migration
Pendant les années 1980 et au début des années 1990, le miracle économique chinois a été inauguré par la transformation radicale de la Chine du « socialisme d’État » au « capitalisme d’État 13 ». Les premières phases de la libéralisation économique, qui ont consisté à ouvrir le marché aux investissements étrangers et à la privatisation, ont entraîné de prodigieux taux de croissance dans les régions côtières où des zones économiques spéciales et des industries tournées vers l’exportation ont été créées. Située sur la côte sud-est de la Chine, Wenzhou, une commune dans la province du Zhejiang 14 , a été l’une des premières régions à réaliser le « miracle » de la croissance économique, en procédant tout d’abord à la privatisation et au développement de petites industries familiales produisant de petits biens de consommation pour l’exportation, puis en s’appuyant sur des capitaux étrangers acquis par le biais de coentreprises 15. Wenzhou est alors également l’une des destinations principales des migrants en provenance d’autres régions de la Chine, en particulier des zones rurales de l’intérieur du pays, car les réformes agricoles provoquaient d’importants déséquilibres dans l’économie agraire 16. À mesure que l’agriculture se décollectivisait et que les intrants, outils et équipements agricoles étaient transformés en produits de base à acheter et à vendre sur le marché, les moyens de subsistance agricole devenaient fragiles. Une part croissante de la population rurale chinoise cherchait du travail dans les industries établies à Wenzhou.
Au cours de cette période, la migration vers l’extérieur de Wenzhou s’est également intensifiée, de sorte que les forces du marché qui produisaient des millionnaires ont également créé des disparités sociales et spatiales radicales, et ainsi beaucoup de pauvreté. Comme Frank N. Pieke l’a remarqué, la population qui habite en dehors des zones d’investissement des zones côtières et rurales de la province tire peu profit des investissements étrangers. Tout comme celle des zones rurales de l’intérieur du pays, cette population est sous-employée et cherche à accéder à des opportunités d’emploi non disponibles localement 17. Alors que le pays est en pleine réforme de la base de son économie — la faisant passer de la redistribution de la plus-value à l’accumulation de la plus-value —, la polarisation des classes s’intensifie, entraînant une division urbaine/rurale croissante qui se traduit par des disparités frappantes en matière de revenus et de richesses. Ces disparités ont par la suite incité de nombreux Wenzhounais demeurant à l’extérieur des zones de croissance à prendre la décision de migrer, répondant en cela non seulement aux exigences d’une stratégie de survie qui visait à augmenter leurs revenus absolus, mais aussi afin d’améliorer leurs revenus relatifs dans des circonstances où leurs revenus réels moyens avaient augmenté depuis les années 1980 18.
Selon Li Minghuan, l’une des idées qui circule alors parmi les Wenzhounais est que les salaires qu’ils pourraient gagner en tant que serveurs dans un restaurant en Europe dépassent de loin les montants proposés en Chine dans les formes de travail salarié les plus lucratives, et qu’il est donc possible de « devenir rapidement riche en Europe 19 ». La France étant depuis longtemps l’une des principales destinations européennes pour les migrants de Wenzhou 20, beaucoup viennent s’y lancer et suivent une trajectoire dans laquelle ils cherchent à « s’enrichir rapidement » en obtenant tout d’abord du travail en tant que salariés dans une usine, un atelier ou une entreprise, puis en s’engageant dans une transition pour devenir propriétaires-exploitants d’une petite entreprise, un restaurant chinois par exemple.
Le restaurant chinois à Paris
Les restaurants tenus et exploités par les « Chinois » à Paris varient en forme et en taille. Certains d’entre eux ressemblent à des restaurants chinois, comme à Toronto, Londres et New York, avec des cuisines, une salle de restauration et parfois une section karaoké. D’autres sont tout simplement des traiteurs. En France, les traiteurs proposent des plats préparés exposés dans des vitrines réfrigérées, destinés à la vente à emporter pour être réchauffés et consommés à domicile. Certains de ces établissements n’ont pas de coin restauration et ne vendent que des plats à emporter, d’autres disposent de quelques tables ou d’un simple comptoir pour la consommation rapide des plats réchauffés au micro-ondes. D’autres encore sont des restaurants-traiteurs, c’est-à-dire des établissements hybrides qui disposent de quelques tables et d’une cuisine dans laquelle les plats d’un menu très limité sont préparés à la commande pour les clients qui souhaitent manger sur place. De nombreux traiteurs et restaurants-traiteurs sont de petites exploitations familiales qui disposent d’une main-d’œuvre issue de la parentèle et de quelques employés non apparentés. Les restaurants proprement dits ont tendance à varier en taille. On en trouve de très petits qui peuvent accueillir une vingtaine de personnes autour de cinq ou six tables et qui sont gérés par les membres d’une même famille, et de très grands qui peuvent accueillir des centaines de clients, qui sont souvent la propriété de familles et qui embauchent leurs salariés en dehors de la parentèle.
Ces établissements se trouvent partout à Paris, mais la plupart sont concentrés dans les trois Chinatowns de la capitale, situés dans le XIIIe, le IIIe et le XIXe arrondissement. Les menus reflètent la cuisine de diverses régions de Chine, mais ne proposent pas toujours que des spécialités chinoises. L’offre est souvent élargie à des plats panasiatiques qui correspondent aux cuisines respectives des différents pays d’origine de la population asiatique parisienne. Bien qu’originaires de Thaïlande, du Vietnam, du Laos, du Cambodge ou de Malaisie, de nombreux membres de cette population sont très souvent assimilés à des « Chinois », tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté asiatique. Ainsi cette habitude d’identification et d’auto-identification renforce la représentation trompeuse que l’appartenance à l’ethnie chinoise est un fait établi qui va de soi, malgré les diversités qui prévalent dans la population asiatique.
À Paris, à l’approche des années 2000, le nombre de restaurants exploités par les Chinois s’est multiplié, passant de près de 200 en 1960, à plus de 850 en 1992, représentant alors plus de 50 % de l’activité économique chinoise 21. Beaucoup de restaurants indépendants dans lesquels j’ai mené des travaux ethnographiques de terrain ont également pris de l’expansion. L’enjeu est maintenant de savoir comment le développement de ces entreprises a fait naître l’idée que les valeurs de la culture chinoise portent en elles des spécificités qui favorisent la croissance des entreprises 22.
La thèse de la culture chinoise
Bien que de nombreuses versions de la thèse de la culture chinoise aient été avancées pour expliquer les pratiques économiques de la population chinoise, la plupart de ses partisans mettent l’accent sur des variantes dans les principes de la hiérarchie, du familialisme et du patriarcat. Cette explication culturaliste, qui a surtout régné pendant les années 1980-1990, fait par exemple valoir que le familialisme est une éthique économique omniprésente chez les Chinois et que le collectivisme met donc l’accent sur la famille dans son ensemble et non sur l’individu. La primauté de la famille exige la subordination des désirs et des souhaits de l’individu à ceux du collectif. Par cette orientation, le bien commun étant souligné tout autant que le bénéfice qu’il induit, les partisans soutiennent donc que tout le monde en profite. En outre, en insistant sur la hiérarchie, les valeurs patriarcales affirment l’autorité masculine et la subordination des femmes aux hommes, des épouses aux maris et des sœurs aux frères. La piété filiale exige que les enfants respectent et obéissent à leurs parents et insistance est faite sur la nécessité de s’y conformer pour parvenir à des relations stables et harmonieuses 23.
Si ces valeurs régissent les relations au sein de la famille et de l’entreprise, elles s’étendent également à l’extérieur de ces deux sphères. L’éthique de la communauté et la primauté du collectif s’expriment généralement en termes d’affinité culturelle et de personnalisme. Pour les migrants en particulier, l’affinité culturelle et le personnalisme sont considérés comme une réponse au problème de l’établissement de liens de confiance fiables entre des personnes qui doivent vivre et travailler dans une société et une culture étrangères. Les migrants chinois, à l’instar d’autres groupes ethniques minoritaires, sont donc contraints de chercher à gagner leur vie dans une enclave ethnique. Selon Ivan Light, les interactions au sein de l’enclave ethnique permettent aux migrants de rester attachés aux valeurs traditionnelles de leur pays d’origine, et les relations personnelles deviennent très importantes dans les interactions sociales et économiques 24.
Ce réseau de relations personnelles est généralement appelé guanxi par les analystes chinois et les Chinois eux-mêmes 25. Les Chinois d’outremer mobilisent des liens familiaux et communautaires pour fournir le capital et la main-d’œuvre nécessaires à la création de restaurants et de diverses autres entreprises. Ces liens transcendent également les frontières nationales et représentent les voies le long desquelles les échanges de ressources matérielles et immatérielles peuvent circuler entre les migrants et d’autres Chinois dans le « réseau mondial » ou « World Wide Web 26 » des entreprises chinoises. Ainsi, les valeurs confucéennes sont considérées comme cruciales pour la croissance en Asie et ailleurs 27. Selon, entre autres, le spécialiste de la gestion Gordon Redding, la prévalence de ces valeurs suggère qu’il existe une forme spécifique de capitalisme — le « capitalisme confucéen 28 » — et une éthique confucéenne, homologue oriental de l’éthique protestante, cette dernière étant, comme on le sait, proposée par Max Weber comme moteur du capitalisme occidental 29. Bien sûr, Weber suggère en particulier que les valeurs confucéennes expliqueraient le « retard économique chinois » parce que les « entrailles de la fratrie » (sib fetters) de l’économie empêcheraient le développement du capitalisme. Les partisans de la thèse de la culture chinoise ont donc soutenu que le haut degré d’importance accordé aux valeurs de la famille, de la parenté et de la hiérarchie était la principale caractéristique des entreprises gérées par les Chinois et que ces valeurs étaient donc responsables du succès des entreprises chinoises. Parmi ses partisans figurent des journalistes, des spécialistes en sciences sociales et en gestion mais également bon nombre de mes informateurs ; point sur lequel nous reviendrons plus tard.
Pourtant, l’importance d’un ensemble de valeurs similaires a été reconnue pour maintenir la viabilité d’entreprises gérées par d’autres groupes ethniques. Par exemple, Lovell-Troy, relève l’importance du familialisme et du collectif dans le « pizza business » géré par les Grecs aux États-Unis 30. De telles observations suggèrent la nécessité de prendre en compte des facteurs qui dépassent les valeurs et l’optique ethnique pour déterminer comment les entreprises — et plus particulièrement, pour ce qui nous occupe, les entreprises migrantes dirigées par les « Chinois » — sont soutenues et capables de se développer à Paris. Ces facteurs se révèlent par la prise en compte des relations sociales du travail qui structurent une entreprise détenue par la famille et gérée par le déploiement d’une main-d’œuvre familiale, et par la compréhension des conditions de travail qui permettent à ces entreprises de se reproduire au cours du cycle quotidien et à travers les générations de la famille, mais aussi de grandir.
Entre devoir et désir : Le Salon Impérial
Lorie est constamment présente au Salon Impérial, le restaurant familial géré par Christian (son frère) et sa femme Annie. Réfugié en France, Christian est arrivé du Laos et Annie est une migrante de Wenzhou. Peu de temps après leur mariage en 1989, Annie et Christian ont obtenu des fonds pour leur achat par le biais d’une association de crédit rotative informelle constituée d’amis, de compatriotes et de parents que les Chinois de Paris appellent une tontine 31. Pour garantir ce prêt, ils ont pris soin d’entretenir leur réseau de liens sociaux et familiaux. Annie a mentionné qu’elle était parvenue à trouver le restaurant et à organiser la tontine en maintenant un bon guanxi. Bien que le restaurant appartienne à la famille, Christian en est le seul propriétaire légal. Les sœurs de Christian, Ginette et Lorie, travaillent au restaurant. Ginette est la cheffe et Lorie, la plus jeune de la famille, fait le service et un peu tout ce qu’il y a à faire : tenir la caisse, cuisiner ou encore gérer le restaurant lorsque son frère et sa sœur ne sont pas là. Sam, un migrant sans-papiers du Fujian, est le seul employé qui ne fait pas partie de la famille. Il travaille comme sous-chef et plongeur.
Lorie est arrivée du Laos à l’adolescence, en 1984. En tant que femme, trentenaire, célibataire et sans enfant, elle continue de vivre avec Christian et Annie. « Les Chinois vivent avec leur famille jusqu’à leur mariage », explique-t-elle. Encore assez jeune en arrivant à Paris et ayant déjà une certaine connaissance de la langue française, Lorie s’est inscrite à une formation en comptabilité grâce à laquelle elle a pu obtenir un diplôme et travailler pour un cabinet comptable français. Mais quelques années plus tard, sa famille lui a demandé de quitter son poste au cabinet pour venir travailler dans le restaurant que son frère et sa belle-sœur avaient acheté. Malgré sa réticence à quitter son emploi, Lorie a estimé que son devoir était d’aider sa famille à s’installer et à tenir le restaurant :
Je regrette de ne pas avoir pu profiter de ma formation en comptabilité et de ne pas pouvoir en vivre. Franchement, j’aime mieux le travail chez mes anciens employeurs. Ils n’étaient pas membres de ma famille. Je n’avais qu’un seul ensemble de règles à respecter au travail et un autre à la maison. Quand je travaille pour mon frère et sa femme, je dois vivre selon leurs règles, à la maison et au travail.
Lorie fait une différence entre le quotidien au travail dans les entreprises dirigées par ceux qu’elle appelle les « Français » et celles tenues par les « Chinois » :
Quand je travaillais pour un patron français, j’avais des horaires de travail réguliers. Je travaillais de 9h00 jusqu’à 19h00. Je prenais une pause déjeuner de deux heures et je faisais une semaine de cnq jours. J’avais aussi toutes mes vacances et, comme vous le savez, la France a beaucoup de jours de congés, surtout en mai. Quand je quittais le bureau, mon travail était terminé. Dans les restaurants-traiteurs, tout le monde doit faire plus d’heures de travail et au moins six jours par semaine, souvent sans vacances.
Lorie décrit à nouveau son quotidien au restaurant en termes de différences et de contraintes :
Ma journée commence à 10h30 et je termine vers minuit et souvent plus tard s’il y a des clients qui s’attardent après l’heure de fermeture. Parce que je travaille si longtemps et six jours par semaine, je ne peux pas voir beaucoup les amis que je me suis faits à l’école. Ces amis ne sont pas chinois et ils ne comprennent donc pas pourquoi je ne suis jamais disponible pour sortir avec eux. Mes amis me demandent pourquoi je ne peux pas quitter la maison de mon frère pour prendre un appartement à moi. Ils disent que si je pouvais vivre seule, j’aurais plus de liberté.
Mais Lorie soutient que les immigrés chinois ont une façon de vivre différente des Français et s’appuie sur l’importance de la famille et des valeurs qu’elle porte — « les liens de la famille sont importants », dit-elle — pour expliquer pourquoi elle n’a pas suivi les conseils de ses amis.
L’engagement de Lorie pour le bien-être de la famille et de l’entreprise familiale exigeait des sacrifices matériels et immatériels. Non seulement elle a renoncé à une carrière dans le domaine de la comptabilité, mais le travail qu’elle fait actuellement est très décevant. Cette déqualification s’accompagne également d’un sacrifice matériel : Lorie précise que son salaire est beaucoup moins important et qu’elle a dû renoncer aux avantages dont elle bénéficiait à son ancien poste en allant travailler dans « le restaurant de son frère », comme elle l’appelle.
Les sacrifices auxquels elle a consenti étaient connus de sa famille et, selon Christian :
Sans l’aide de Lorie, nous n’aurions pas pu maintenir le restaurant en marche .
Il ajoute également que verser un salaire décent à Lorie n’est pas considéré utile tant qu’elle habite avec eux et dépend partiellement de la famille pour vivre :
Tant que Lorie vit avec nous, elle n’a pas besoin d’être payée autant qu’un employé qui n’est pas un membre de la famille parce qu’elle n’a pas besoin de payer de loyer ni de faire ses courses. Nous partageons tout et nous prenons également soin les uns des autres.
Ainsi, des pratiques comme celle qui consiste à minimiser les salaires versés aux membres de la famille qui travaillent, alimentent la microdynamique d’accumulation de capital et garantissent la croissance. La dynamique d’accumulation est également soutenue par la structure hiérarchique de l’entreprise.
Hiérarchie et marginalité
Plusieurs hiérarchies croisées sont manifestes. Premièrement, une hiérarchie salariale vaguement basée sur l’âge et le type de travail effectuéprévaut. En tant que cheffe, la rémunération de Ginette correspond plus ou moins au salaire minimum légal (SMIC) alors que celle de Lorie touche un salaire légèrement inférieur au SMIC. La paie de Sam est la plus basse. En période de baisse des recettes, la rémunération des membres de la famille est diminuée, voire temporairement suspendue, en fonction du type de travail et de l’âge. La paye de Lorie est la première à être réduite ou retenue et, en tant qu’employé extérieur à la famille, Sam reçoit toujours la sienne. Lorie et Sam sont payés « au black », c’est-à-dire sans contrat de travail. Grâce à cette hiérarchie salariale et à ces pratiques de rémunération, l’entreprise familiale s’est rapidement développée. Depuis qu’ils ont repris Le Salon Impérial, la famille a réussi à agrandir le restaurant. Sa capacité d’accueil est passée de 20 à 40 personnes et, par conséquent, davantage de parents ont été mobilisés pour travailler en cuisine et servir les clients.
Une deuxième hiérarchie est basée sur le sexe et l’âge. Beaucoup ont fait valoir que les entreprises familiales chinoises ont souvent tendance à être un domaine réservé aux hommes, lesquels peuvent monopoliser les postes bien rémunérés et les postes d’autorité 32. En tant que membres seniors de la famille et de l’entreprise, Christian et Annie gèrent, servent et supervisent l’organisation quotidienne de l’entreprise. Alors que les postes d’autorité et de pouvoir sont occupés par les aînés de la famille — en particulier les hommes âgés —, les emplois les moins valorisés et sans responsabilités, sont attribués aux filles ou aux sœurs. Cette hiérarchie est tenue pour « naturelle » par le personnel et les clients qui considèrent automatiquement Christian comme « le patron » et Annie comme « la femme du patron ».
L’entreprise familiale est également un domaine réservé aux hommes. Le frère de Lorie a en effet dû faire face à des problèmes communs à de nombreuses entreprises reposant sur une main-d’œuvre familiale : tout d’abord, parvenir à empêcher les membres les moins bien rémunérés, c’est-à-dire les jeunes femmes de l’entreprise, d’exiger plus d’indépendance et d’autonomie par rapport à la famille ; ensuite, trouver à empêcher les demandes d’augmentation et garantir une main-d’œuvre stable pour l’entreprise familiale. Deux solutions permettent de résoudre ces problèmes.
La première est de maintenir les bas salaires qui limitent toute velléité d’indépendance. En l’occurrence, cette pratique de gestion perpétue le « statut marginal » de Lorie dans la société française. Elle ne peut vivre de ses maigres revenus qu’en résidant chez son frère et sa belle-sœur. Elle n’a pas les moyens financiers de vivre de façon autonome dans son propre appartement, « comme des Français », pour reprendre ses mots. Elle est dépendante du budget familial commun et est donc, par nécessité, profondément ancrée dans la famille et dans l’enclave des migrants chinois.
La seconde consiste à assurer la dépendance et la docilité des jeunes femmes par des pratiques de gestion spécifiques. Comme Susan Greenhalgh l’a souligné à propos des entreprises familiales taïwanaises de vente au détail et de restauration, les tâches sont généralement organisées de telle sorte que les emplois féminins soient sans intérêt et aussi les moins rémunérateurs 33. Les femmes gèrent l’argent, elles remplissent les étagères et nettoient les magasins. Leurs rôles dans l’entreprise étant sous-évalués et de faibles statuts, leurs aspirations à une « carrière » sont souvent découragées et limitées à des rôles « traditionnels ». Les femmes mariées parlent de reprendre leur rôle d’épouse et de mère, qu’elles trouvent plus gratifiant et plus valorisé. Annie exprime ainsi ce désir :
Si je pouvais rester à la maison pour prendre soin de mes trois jeunes enfants, au lieu de travailler dans le restaurant, je le ferais. Je sens que ce travail m’éloigne de mes enfants. Ils ont une nounou mais ce n’est pas la meilleure façon de les élever. Une baby-sitter ne remplace pas une mère.
De plus, les femmes célibataires comme Lorie cherchent également à tenir le rôle d’épouse et de mère pour échapper à la pénibilité de leur position dans l’entreprise. Lorie s’exprime comme suit :
Je travaillerai pour mon frère jusqu’à ce que je me marie et que je commence à avoir une famille. Quand j’aurai des bébés, j’arrêterai pour élever mes enfants. Mais pour le moment, je continuerai à travailler dans l’entreprise familiale aussi longtemps que j’en aurai besoin.
Lorie voit son travail au restaurant comme une phase temporaire de sa vie, certainement pas comme une étape dans une carrière professionnelle. Comme elle considère effectuer un travail temporaire, elle exécute ce que son frère lui demande et fait rarement des histoires quand il prétend ne pas être en mesure de la payer ou de la payer davantage. Grâce à ces pratiques, l’objectif qui vise à la docilité de la main-d’œuvre et à la stabilité des comportements au travail est atteint : l’obéissance est la norme et l’autorité des hommes et des femmes âgés est incontestée. Cette conformité et cette harmonie sont soutenues par des contraintes et des déterminants matériels qui renforcent les intérêts des hommes les plus âgés, tandis que ceux des jeunes femmes sont subordonnés, conformément à la structure hiérarchique de l’entreprise fondée sur le sexe et l’âge.
Cependant, un épiphénomène s’observe autour de ces stratégies : beaucoup de femmes interprètent ces restrictions comme un avantage. En travaillant sous la contrainte de telles pratiques d’organisation et de gestion, elles sont en mesure d’acquérir les connaissances et le savoir-faire nécessaires pour participer à la vie économique et sociale de la société d’accueil en tant qu’entrepreneurs. Lorie nous a confié qu’elle espérait toujours se marier, tout en avouant avec franchise qu’il était malgré tout peu probable que cela arrive, étant déjà d’âge moyen et sans perspective de mari. Après avoir travaillé si longtemps dans le secteur de la restauration, elle pense également qu’il y a peu de chances qu’elle travaille à nouveau comme comptable, mais qu’elle se voit possiblement monter sa propre entreprise :
J’ai l’expérience et une partie des connaissances nécessaires pour reprendre le restaurant de mon frère à sa retraite. Je ne sais pas si je vais hériter de son entreprise car il pourrait la donner à ses enfants. Mais je doute qu’ils voudront travailler dans un restaurant car ils sont nés en France, contrairement à moi, et auront une éducation française et voudront faire autre chose de leur vie. Avouons-le, travailler dans un restaurant n’est pas pour les gens bien scolarisés. Mais au moins pour ma part, travailler dans le restaurant de mon frère m’a donné l’expérience pour pouvoir lancer mon propre restaurant. Ce n’est pas une mauvaise chose car il vaut toujours mieux être l’employeur que l’employé et un restaurateur plutôt qu’un travailleur.
Ainsi, l’effet des pratiques organisationnelles sur ceux qui y sont soumis est à double tranchant. Certes, ces savoir-faire permettent la participation des femmes et des hommes migrants à la sphère économique de la société d’accueil mais, comme le montre le récit de Lorie en tant que femme, l’expérience acquise peut également avoir pour effet d’entretenir la marginalité par des moyens de subsistance surdéterminés dans un espace socioculturel et économique — un habitus — qui peut façonner une disposition à travailler uniquement dans les limites du secteur de la restauration et dans les enclaves. Malgré une compréhension approfondie de la façon dont ses désirs sont subordonnés aux intérêts de la famille, Lorie poursuit ainsi :
La famille est très importante pour les Chinois et les liens familiaux aussi. Les valeurs familiales, en particulier l’idée d’obéissance, sont très fortes dans la culture chinoise. Pour cette raison, je dois accepter les décisions de mes frères et les plans qui sont pris par la famille parce que tout le monde a contribué au bien-être de la famille.
La situation de Lorie est à certains égards similaire à celle de Julie dont la famille exploite Les Jardins de Lotus, un restaurant karaoké dans l’un des autres quartiers chinois de Paris.
Julie souligne également l’importance de la famille et le rôle joué par son père dans le façonnement des interprétations de son monde et de ses choix de vie :
Mon père a fait en sorte que je sois élevée avec les bonnes valeurs et avec ce que je sais du secteur de la restauration et comment faire des affaires en Chine, il me semble naturel de pouvoir démarrer quelque chose un jour. Cela semble également logique puisque mon père s’est assuré que j’avais toutes les qualités chinoises nécessaires pour réussir, donc je pense que quelle que soit l’entreprise que nous démarrerons, elle se développera en un rien de temps. Regardez le restaurant de mon père. Il a commencé avec très peu et l’a bien fait grandir.
Mais contrairement à Lorie, Julie est née à Paris et peut donc mieux profiter de certains des avantages qu’une éducation française confère, lui offrant plus d’options d’indépendance, un statut plus élevé et un travail mieux rémunéré en dehors de l’enclave de la communauté franco-chinoise. Après avoir obtenu un diplôme de commerce, Julie est devenue gérante au bureau d’Air France à Beijing. Pourtant, les stratégies qu’elle adopte pour assurer ses moyens d’existence sont fortement conditionnées par l’entrepreneuriat du milieu de la restauration.
La disposition entrepreneuriale
Pierre, le père de Julie, dirige le restaurant Les Jardins de Lotus avec sa femme, Marie, et emploie sa sœur Lily. La plupart des serveurs sont des femmes et des hommes originaires de Wenzhou. D’autres employés sont des migrants d’Asie du Sud qui travaillent en cuisine, nettoient et aident à préparer la salle. Lily et Marie gèrent la caisse, travaillent de temps en temps comme serveuses mais supervisent principalement ce qui se passe en salle. Marie s’occupe de la salle et Pierre, qui est parfois aux fourneaux, supervise surtout la cuisine, où cinq personnes sont employées — deux cuisiniers, deux sous-chefs et un plongeur. Pierre a admis avoir engagé des sans-papiers à plusieurs reprises pour faire la cuisine, nettoyer et préparer les légumes et la viande dans le sous-sol du restaurant.
Julie a travaillé dans le restaurant de son père mais uniquement pendant les vacances d’été, lorsqu’elle était à l’université et surtout en août parce que le personnel du restaurant voulait prendre des vacances. En France, le mois d’août étant traditionnellement un mois de congés, les affaires tournent au ralenti. C’est une période de faibles revenus, et Julie était payée des clopinettes. Selon Pierre, elle détestait travailler dans le restaurant en été car ses amis voyageaient tous en Europe ou retournaient dans leur famille dans le sud de la France, mais, pour reprendre ses termes :
Elle est une fille sage et les enfants sages priorisent leur famille et obéissent à leurs parents.
Pendant ses années de lycée, Julie, la « fille sage et obéissante », passait les vacances d’été en famille à Pékin et à Wenzhou, où ses parents la renvoyaient. Cette pratique est d’un usage répandu et participe d’une stratégie mise en œuvre par les familles pour immerger les enfants dans la langue et la culture chinoises. En outre, pendant l’année scolaire, elle était inscrite à des cours du soir de mandarin à Paris en guise d’activité extrascolaire. En conséquence, elle n’a jamais eu le temps de jouer ni l’opportunité de se socialiser au contact d’autres enfants. Mais en tant que « fille obéissante », elle a respecté les souhaits de ses parents — surtout ceux de son père. Pierre a également exhorté sa fille à poursuivre des études de commerce et l’a soutenue financièrement pendant ses études universitaires. Il prétend avoir anticipé le succès économique chinois et avoir fait en sorte de préparer ses enfants pour qu’ils puissent y prendre part — « pour pouvoir vivre et réussir dans deux mondes », précise-t-il. Il souligne fièrement que, parce qu’il a été si prévoyant, Julie travaille aujourd’hui pour une très importante entreprise française en Chine.
Le travail au restaurant n’a été qu’une phase temporaire de la vie de Julie. Elle a été socialisée tout au long de son enfance dans un milieu qui produit chez les individus une disposition à travailler à l’intérieur de l’enclave chinoise — un milieu où les relations de travail se confondent avec les relations de parenté au sein de l’entreprise familiale. C’est aussi, pour Julie, celui où la volonté de ses parents règne en maître, en particulier celle de son père. Lors de l’un de ses séjours à Paris, Julie s’est confié en ces termes :
J’ai été à la hauteur des attentes de mon père. Je l’ai écouté et je n’ai donc pas vraiment eu le genre d’enfance que beaucoup de mes amis ont eu. J’ai dû travailler dur non seulement à l’école mais pour apprendre le chinois et j’ai dû travailler dans le restaurant pour la famille, pendant que tous mes amis vivaient un mode de vie très français — profiter de leurs vacances d’été et voyager, ou gagner de l’argent dans des emplois pour lesquels ils sont payés. Je me sentais exclue de leur groupe et de leur mode de vie. Ils avaient de l’argent à la fin de l’été et pouvaient le dépenser à leur guise pour les vêtements et les fêtes. Je n’ai pas cette liberté. Pour tout l’argent de poche dont j’avais besoin, j’ai dû demander à mes parents. Ils me le donnaient habituellement mais je devais toujours leur dire à quoi ça servait. Mes amis français étaient libres de dépenser leur argent à leur guise. Parfois, je pensais que nous apprenions à l’école que la Déclaration française des droits de l’homme garantissait la liberté, la fraternité et l’égalité à tous les citoyens de la République. Mais quand j’étais enfant et que j’ai vu la vie de mes amis, je pensais plutôt que la Constitution ne s’appliquait qu’aux Français. Je ne me sentais pas si libre et certainement pas égale.
Pierre affirme au contraire que Julie a énormément profité de l’éducation qu’elle a reçue :
Julie ne travaille pas dans un restaurant chinois parce que, avouons-le, gérer un restaurant, c’est vraiment quelque chose pour les gens qui n’ont pas beaucoup d’éducation ou qui ne parlent pas français. Mais en raison de sa formation et de mon insistance à maintenir sa langue et ses connaissances sur le fonctionnement des affaires chinoises, elle travaille toujours parmi les Chinois et regarde la Chine maintenant !
L’avenir auquel Julie aspire, reflète les désirs modelés par l’habitus du monde dans lequel elle a été élevée :
Je voudrais avoir ma propre entreprise car je ne veux pas demeurer pour toujours une employée qui travaille pour une grande entreprise. Bien que mon travail soit bon, il n’y a que peu de place pour l’avancement et la promotion, en particulier pour les femmes. Cela ne fait aucune différence que je sois une femme chinoise travaillant sur un marché chinois ; je travaille avec de nombreux hommes chinois et français qui ont commencé après moi, gagnent des salaires plus élevés et sont promus plus rapidement. Air France est une compagnie française après tout. Je voudrais diriger ma propre entreprise avec ma famille.
Pensant alors à l’expansion du restaurant de son père, elle se dit que « les Chinois semblent avoir un talent pour les affaires » et « ce talent », poursuit-elle, « nous permettra de participer au siècle chinois. »
Cette idée d’un « talent chinois » pour les affaires a circulé dans de nombreuses études et de nombreux récits populaires, et de tels essentialismes circulent également parmi nombre d’enquêtés. Alors que maintes discussions sur l’orientalisme se concentrent sur la façon dont l’Orient est perçu par l’Occident, le phénomène d’auto-orientalisme, qui prévaut parmi les individus enquêtés autant que chez certains chercheurs souvent eux-mêmes d’origine asiatique, suggère que l’Orient peut se voir à travers une telle « optique ethnique ». Cette optique permet de comprendre qu’un habitus a nourri, chez Lorie et Julie, des dispositions non seulement à soutenir les pratiques d’accumulation typiques du capitalisme familial, mais aussi à adopter l’idéal entrepreneurial et ses pratiques comme moyens de subsistance et de reproduction familiale et sociale.
L’essentialisation des valeurs chinoises à l’œuvre dans ce processus d’auto-orientalisme rappelle les notions d’autorégulation de Michel Foucault 34. Les valeurs chinoises circulent dans les familles en tant que cadre disciplinaire et le code d’éthique favorise l’assimilation aux priorités de la famille en tant que collectif et entreprise, en gouvernant et en autogouvernant le comportement des membres. Ces formes d’autoréglementation sont néanmoins un ensemble d’incitations matérielles intégrées qui renforcent la conformité et la stabilité pour garantir que l’entreprise est en mesure de subvenir à ses besoins grâce à un processus d’extraction et donc d’accumulation de capital. Les cas de Lorie et Julie suggèrent que, si ces valeurs sont mobilisées pour parvenir à l’harmonie pour le bien commun, la sanction ultime contre la désobéissance porte sur les ressources matérielles qui sont contrôlées non pas par le collectif mais par ceux qui occupent le sommet de la hiérarchie. La prévalence de telles hiérarchies suggère que les notions de « bien commun » doivent être problématisées, car ce bien est basé sur le maintien de différentiels de pouvoir, en particulier entre les femmes « juniors » et les hommes « seniors ». Il y a donc des différentiels dans la capacité d’exercer un contrôle sur les ressources matérielles et ainsi de défier les conventions. Cette incapacité conditionne bien sûr les chances et les contraintes de la vie. Par conséquent, la stabilité si appréciée aux fins de l’accumulation est produite par une logique structurelle qui exige que les pratiques de gestion d’une entreprise gérée par le travail familial soient intégrées dans une hiérarchie fondée sur le sexe et l’âge. Pour cette raison, l’orientation vers l’accumulation est ainsi intégrée dans la structure de la petite entreprise capitaliste. En tant que logique intégrée à la structure des entreprises familiales, elle transcende les spécificités de tout groupe culturel et de toute activité professionnelle particulière. Cette logique structurelle et cette orientation vers l’accumulation se retrouvent parmi les entreprises familiales dans tous les secteurs de l’économie, poursuivies par les Chinois et, de même, par les non-Chinois en France et ailleurs 35. Mais il y a toutefois une spécificité qui est la croissance économique fulgurante de la Chine assortie d’un discours nationaliste qui se diffuse globalement dans la diaspora. Ces deux éléments viennent alimenter la tendance à imputer la réussite économique à des valeurs essentialisées comme chinoises 36.
Ainsi, lorsque je suggérais à Pierre et à Christian que ce qu’ils comprenaient comme des valeurs chinoises ressemblait de très près aux valeurs de l’entrepreneuriat, tous deux étaient d’accord. Ils m’ont fait remarquer cependant que seuls les Chinois ont été capables d’atteindre des niveaux de croissance aussi extraordinaires en si peu de temps. Ils ont également tous deux évoqué le nombre de migrants qui avaient réussi à développer leur entreprise à Paris en s’appuyant principalement sur les liens personnels de parenté et de communauté, notamment pour obtenir une aide financière.
Bien que ces réseaux et ces relations soient depuis longtemps une caractéristique de la migration chinoise, l’accent que l’on met sur eux prend un jour nouveau, en France et dans d’autres contextes où le régime de « capitalisme géré par l’État » est en train d’être restructuré en un « capitalisme financiarisé 37 », dès lors que le capital fictif est en passe de devenir de plus en plus une source clé d’accumulation, dans les sociétés et les économies 38. Cela s’accompagne d’une refonte des régimes de citoyenneté à mesure que les impératifs des programmes de néolibéralisation imposent à l’État une mise en œuvre plus agressive 39. La réforme politique a réclamé que les États s’éloignent des modèles de citoyenneté fondés sur la protection sociale et les droits sociaux pour s’orienter vers des modèles fondés sur des valeurs telles que « l’autosuffisance », la « flexibilité » et « l’autonomie 40 » — valeurs qui sont bien sûr au cœur de l’entrepreneuriat.
La restructuration économique en France s’est poursuivie afin de stabiliser les économies et les sociétés dans le sillage des crises, récessions et dépressions 41. Pourtant, une telle restructuration a en fait amplifié l’instabilité. Le militantisme des citoyens augmente à mesure que les programmes de réforme se poursuivent de manière plus agressive et que les privations économiques s’intensifient. Plus récemment, l’émergence des Gilets Jaunes en novembre 2019 a mis en évidence de telles instabilités tout en brisant l’illusion que le consensus prévaut sur la mise en œuvre de réformes qui n’ont fait qu’aggraver les clivages sociaux et économiques. Alors que de nombreux travaux se sont penchés sur les effets d’une telle réforme et sur la montée du mouvement des Gilets Jaunes, il convient ici de souligner que les hypothèses formulées à l’égard de populations vues notamment à travers le prisme biaisé de l’optique ethnique alimentent également ces divisions.
Conclusion
Malgré la force des critiques qui se sont érigées contre la thèse de la culture chinoise 42 — et d’ailleurs, contre la notion de « capitalisme confucéen » elle-même —, et les tentatives de proposer une approche plus nuancée de l’interaction entre les sphères culturelles et économiques 43, les récits de l’avènement du siècle chinois et l’idée que les valeurs culturelles chinoises stimulent l’économie continuent à être en faveur auprès de certains universitaires, décideurs politiques ou fonctionnaires en charge de l’immigration et même, comme nous l’avons montré, auprès de nombreux Asiatiques. Cette persistance est liée aux turbulences géopolitiques survenues à la fin du XXe siècle, en période de déclin économique et de récession dans les pays industrialisés de l’Ouest. Dans ce contexte, la thèse de la culture chinoise est devenue partie intégrante d’une mythologie contant la façon dont les pays pauvres et sous-développés de l’Est auraient réussi à atteindre des niveaux de croissance extraordinaires en mettant l’accent sur des valeurs traditionnelles, parmi lesquelles le travail acharné, la coopération et la famille. En effet, dans un environnement où l’inquiétude grandit face à une économie en perte de vitesse, alimentée par les déclinistes 44, de nombreux témoignages paraissent dans la presse qui soulignent l’ancrage de l’éthique du travail chez des Chinois qui « travaillent sans bruit, nuit et jour comme des abeilles dans l’enceinte bien fermée d’une ruche » et la manière dont les migrants chinois ont apporté avec eux « un succès commercial au parfum mystérieux 45 ». Des contes, où la peur et la fascination se mêlent, annoncent que « le seul péril jaune à craindre est celui de leur facilité incommensurable à s’adapter ». Du fait de l’enchevêtrement structurel de la sinophobie et de la sinophilie au sein des constructions orientalistes, ces récits s’apparentent souvent à des récits d’avertissement à peine voilés sur la façon dont la montée des « tigres » asiatiques, des « dragons » de l’Est, pourrait entraîner la chute de l’Occident. Ces contes orientalistes invitant à la prudence, très présents dans les années 1980 et 1990, réapparaissent au XXIe siècle sous une forme qui relève même parfois du genre épique en 2020, depuis la pandémie de la COVID-19. Ils présagent, pour certains, le déplacement vers l’Est de l’équilibre des pouvoirs dans le monde post-pandémique, considérant qu’une forte valeur confucéenne signifie soumission à l’État et acceptation de la surveillance étatique pour combattre la propagation et rétablir l’ordre économique 46.
En se concentrant sur la citoyenneté, les moyens de subsistance, la migration et les représentations de Chinois intimement liés aux forces du changement et aux événements spectaculaires à l’échelle mondiale, ce chapitre a cherché à aborder de manière critique la thèse de la culture chinoise. Et, en se focalisant sur les relations sociales du travail, en particulier sur celles des femmes qui travaillent au sein d’une entreprise familiale, l’objectif était de faire avancer les discussions sur la migration au-delà des essentialismes et des réifications qui prévalent non seulement dans la perception de ce qui se joue en matière de moyens de subsistance des migrants, mais aussi de citoyenneté et d’appartenance.