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Ya-Han Chuang

Ya-Han Chuang est chercheuse post-doctorante à l’INED, chargée d’études du projet d’ANR « Chinese Immigrants in Paris Region (CHiPRe) » (2019-2023) et fellow à l’Institut Convergence des Migrations. Elle est membre du projet Émergences « Chinois.e.s en Île-de-France : Identifications et identités en mutation » financé par la Mairie de Paris et du projet d’ANR « PolAsie : Political Participation of Asian Migrants and Their Descendants in France ». Elle a coordonné des dossiers dans les revues M@ppemonde, Recherches Sociologiques et Anthropologiques, Journal of Overseas Chinese et fait paraître des articles notamment dans Sociétés Contemporaines, Ethnic and Racial Studies et International Migration.


Anne‑Christine Trémon

Anne-Christine Trémon est maître d’enseignement et de recherche (MER) à l’université de Lausanne, affiliée au Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle (LACS). Docteure en anthropologie sociale de l’EHESS (2005) et agrégée d’histoire, elle a soutenu une Habilitation à diriger les recherches à l’université Paris Nanterre (2018). Elle a publié deux monographies, Chinois en Polynésie française. Migration, métissage, diaspora (2010) et Pour la cause de l’ancêtre. Relation diasporique et transformations d’un village globalisé, Shenzhen, Chine (2018) aux éditions de la Société d’ethnologie. Ses enquêtes successives composent une ethnographie multisituée de la diaspora chinoise, et plus largement, de la « globalisation chinoise ». Ses recherches actuelles portent plus particulièrement sur les processus d’urbanisation et de biens communs/publics. Ses travaux entrent en discussion avec les études urbaines et migratoires, l’histoire globale, la socio-anthropologie économique, ainsi qu’avec le tournant moral et éthique en anthropologie.



Chuang Ya-Han, Trémon Anne-Christine (V1: novembre 2020). “Le commerce de gros érigé en problème public : conflits et récits à Paris et Aubervilliers”, in Chuang Ya-Han, Trémon Anne-Christine (dir.), Mobilités et mobilisations chinoises en France, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-03-6 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Le-commerce-de-gros-erige-e (...)), RIS, BibTeX.

Dernière mise à jour : 20 novembre 2020


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Les quartiers de Popincourt, dans Paris intramuros, et d’Aubervilliers, dans la proche banlieue 1, ont une caractéristique commune qui les distingue des autres quartiers chinois : ils sont spécialisés dans l’industrie de l’habillement et du cuir et dans le commerce de gros 2. À la différence d’autres quartiers aux commerces, restaurants et autres services aux devantures plus ostensiblement « ethniques 3 », les commerçants ne mettent pas en avant leur appartenance chinoise ; il y a une absence quasi-totale de symboles ou de noms chinois dans ces deux quartiers. Nous nous demandons comment ces quartiers chinois apparaissent en tant que tels, c’est-à-dire comment ils sont spatialement constitués et socialement définis comme « chinois ».

Pour le comprendre, nous adoptons une perspective comparative qui examine comment, dans les deux cas, des problèmes sociaux 4 sont apparus en relation avec la forte concentration de magasins de gros chinois 5. Plus précisément, nous nous référons ici aux séquences d’actions entreprises par les résidents, les entrepreneurs et les politiciens locaux afin de contrer l’extension des commerces de gros et/ou de lutter contre leurs conséquences en termes d’embouteillages, de bruit, de pollution et d’altération du paysage urbain. Nous décrivons les différentes manières dont ce « problème » a été défini et traité. Suivant une perspective constructiviste sur l’émergence de « problèmes sociaux 6 », nous sommes moins intéressées par ce que Kitsuse et Spector appellent les « conditions imputées » — c’est-à-dire les embouteillages, etc. Nous proposons plutôt une analyse comparative des griefs et des revendications des parties impliquées concernant ces conditions. Dans les deux cas, les faits imputés découlent de la densité et du nombre élevé d’entreprises de gros gérées par des commerçants chinois. Toutefois, dans un cas (Popincourt), la situation a été attribuée de manière causale au regroupement des fournisseurs de gros ou « mono-activité », une catégorisation qui a une connotation négative et qui fait référence à un problème à résoudre — l’effet « uniformisant » du commerce de gros. Dans l’autre cas (Aubervilliers), cette « mono-activité » n’est pas un problème en soi, elle est même plutôt considérée de manière positive ; ce sont seulement les conséquences indésirables de cette situation — les embouteillages, etc. — qui sont en jeu. Au cours du processus de recherche de solutions, le degré de publicité de ces problèmes sociaux a varié en conséquence. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’utiliser, dans ce chapitre, le terme « problèmes sociaux » plutôt que « problèmes publics ».

Cette analyse des problèmes sociaux vise à mieux comprendre la place du commerce chinois dans la création de ces zones urbaines. En effet, en retraçant les processus par lesquels des solutions à ces problèmes ont été recherchées et négociées entre les commerçants, les habitants des quartiers ou d’autres acteurs économiques, et les institutions publiques, nous analyserons comment la dimension « chinoise » du problème social a été mise en avant. Nous montrons comment, dans les deux cas, un récit « culturalisant » a émergé, proclamant l’amitié sino-française, le dialogue interculturel et l’apport de la culture chinoise au territoire local. À la suite de Daniel Cefaï, nous considérons ce discours comme le cadre de référence dans lequel le problème social est « stabilisé, thématisé et interprété ». Il est « mis en œuvre dans une dynamique de production et de réception de récits interprétatifs et descriptifs 7 ».

Dans les deux cas, les plaignants ont veillé à ce que leurs actions contre la mono-activité et les embouteillages ne soient pas interprétés comme xénophobes. Néanmoins, la forme et la portée des « récits culturalisants » diffèrent à Popincourt et à Aubervilliers. À Popincourt, dans Paris, le récit consiste en une promotion de la culture chinoise par le biais de festivals et d’expositions, et inscrit les Chinois dans l’histoire migratoire du quartier. Il est explicitement destiné à adoucir ce qui pourrait être interprété comme une expression de sinophobie, à savoir la lutte contre la forte concentration de commerces de gros. Dans la banlieue parisienne, de même, la promotion culturelle du quartier comme « plate-forme d’échange sino-française » est explicitement inscrite dans l’histoire d’Aubervilliers comme ville d’immigration ; en revanche, on y tente, non pas tant de limiter la concentration de l’activité de gros, mais de promouvoir ce quartier comme un lieu spécialisé dans le commerce avec la Chine, et ce récit sert la politique de la municipalité en matière de relations internationales. Il y a également d’autres implications en termes d’« altérisation » — de relégation dans l’altérité — opérée par ces récits, sur lesquels nous reviendrons dans la conclusion.

La comparaison montre que les différentes manières dont des « problèmes » similaires sont exprimés et traités peuvent s’expliquer par des politiques municipales divergentes et en fonction des propriétés sociologiques et économiques des occupants de chaque territoire. En effet, ce qui est en jeu dans ces problèmes sociaux est une lutte pour l’occupation et la gestion de l’espace urbain. Une différence importante est que le quartier des grossistes d’Aubervilliers 8 est une zone économique, et non résidentielle, soit l’inverse de Popincourt. Une autre différence frappante est qu’à Aubervilliers, les autorités ont décidé de coopter certains entrepreneurs de l’élite chinoise dans leur poursuite de la « machine de croissance urbaine ».

Cependant, cette comparaison ne se limite pas à l’esquisse de ces différences. Bien que notre chapitre soit formellement organisé suivant un examen parallèle de chaque étude de cas, nous examinons également les liens entre les deux en adoptant une perspective plus globale. En effet, la relation entre les deux territoires étudiés est sous-tendue par la relation entre Paris et sa banlieue. C’est dans le contexte général de gentrification de Paris et dans le rapport centre-périphérie entre Paris et sa banlieue que nos descriptions et nos analyses ethnographiques doivent être comprises. La composition sociale de l’Est de Paris a connu une transformation à partir des années 1980, consistant en un processus progressif d’embourgeoisement 9. Le commerce de gros devient alors une activité indésirable pour les habitants et les autorités municipales. Une particularité de Popincourt est le fait que les grossistes chinois ont la possibilité d’y posséder leurs magasins, alors qu’à Aubervilliers ils les louent dans leur écrasante majorité. La politique, non énoncée en tant que telle, mais qui revient de facto à déplacer les magasins de gros vers la banlieue revient donc aussi à en faire des clients dépendants de ceux à qui ils louent leurs surfaces commerciales.

Ce chapitre est divisé en trois parties, selon trois logiques : la production, la construction et le « rééchelonnement » de l’espace 10. Dans la première partie, nous examinerons ce qui a conduit à ces situations de conflit dans les deux zones (la production d’espace) ; dans la deuxième partie, comment il a été traité et négocié (la construction d’espace) ; et enfin, comment ces tentatives de résolution du conflit ont impliqué à la fois des récits « culturalisants » dont le sens et la portée diffèrent selon l’échelle à laquelle ils situent ces espaces : le quartier dans le cas de Popincourt, le niveau des relations internationales dans le cas d’Aubervilliers. Alors que le processus de résolution des conflits à Popincourt s’est déroulé au niveau local et a consisté — en partie du moins — à inscrire les Chinois dans l’histoire du quartier, à Aubervilliers, il est passé des relations de voisinage à l’échelle globale des relations internationales.

La création de zones chinoises de commerce de gros

Popincourt

Le quartier « Popincourt » est situé dans le XIe XIe arrondissement de Paris, dans la partie est de Paris intra-muros, entre les places de la Bastille et de la Nation. Il est délimité par cinq rues : rue de la Roquette, avenue Parmentier, rue Lacharrière, boulevard Richard-Lenoir et rue Saint Sabin ,sur une superficie totale de 34 hectares 11. La rue Popincourt se situe au cœur de ce quartier et c’est là que se trouve la plus forte concentration de commerces de gros. La plupart des boutiques appartiennent à des entrepreneurs migrants originaires de la région de Wenzhou, dans la province du Zhejiang. Comme les autres quartiers de l’est de Paris, c’est historiquement un quartier ouvrier où se sont installés au XIXe siècle de grandes vagues d’immigrants venus des régions rurales de France, en particulier des paysans auvergnats. Dans les années 1920, environ 3000 juifs sépharades échappant à la décomposition de l’Empire ottoman sont arrivés ici et ont lancé une variété de petits commerces : cafés, restaurants, hôtels et boutiques de linge. De nombreux bâtiments portant des symboles juifs tels que des boucheries, des épiceries, des synagogues et des lieux cultes faisaient également partie du paysage du quartier 12.

Les grossistes chinois ont commencé à s’installer à Popincourt au milieu des années 1990. La plupart des propriétaires de magasins du Zhejiang avaient déjà des membres de leur famille à Paris avant la Seconde Guerre mondiale, et sont arrivés à Paris au début des années 1970 et 1980. Par la suite, ils ont rejoint la chaîne de production en dirigeant des ateliers familiaux ou en travaillant dans les ateliers. Beaucoup d’entre eux se sont formés à la confection en tant qu’ouvriers dans le Sentier. Considérons par exemple la trajectoire de Mr Jian. À son arrivée à Paris dans les années 1980, il a lancé un atelier textile familial fabriquant des vêtements pour les grossistes juifs du Sentier. Après cinq ans comme restaurateur, il a ouvert sa boutique de gros rue du Chemin Vert, à Popincourt, en 1996. Selon lui :

Dans les années 1980, il y avait déjà plusieurs magasins de linge et de gros dans ce quartier, certains appartenant à des entrepreneurs juifs et d’autres à des Chinois d’origine indochinoise. De nombreux Chinois travaillaient pour eux comme fabricants, et c’est par ce contact que nous (les natifs du Zhejiang) avons appris à connaître l’industrie du prêt-à-porter. Nous avons tout appris du peuple juif pas seulement le savoir-faire de l’industrie du vêtement, mais aussi celle de la vie : travailler dur, conduire de belles voitures, et être discret.

Au début des années 1990, plusieurs migrants de Wenzhou ont commencé à acheter des boutiques aux commerçants juifs. Dans le même temps, les flux migratoires continus en provenance du Zhejiang ont rejoint les ateliers à domicile et sont devenus une énorme « armée de réserve des travailleurs 13 » en tant que fournisseurs de vêtements cousus à la demande. Sur le modèle du Sentier juif, en quelques années, les migrants du Zhejiang ont loué (et moins souvent acheté) des centaines d’étages commerciaux dans le quartier et les ont transformés en magasins de gros. En 2001, le nombre de magasins de gros dans le quartier était de 332, soit 52 % du commerce du quartier 14. En 2010, le nombre de magasins de gros de vêtements se portait à 621 et s’est étendu aux rues adjacentes. En 2020, il reste moins de 50 boutiques.

L’arrivée rapide des entrepreneurs chinois a non seulement modifié le paysage urbain, mais aussi la qualité de la vie dans le quartier. Les boutiques locales marquant l’« artisanat », telles que les boulangeries, les boucheries, les cafés et les restaurants, ont été remplacées par des magasins de gros de vêtements ciblant des clients de toute l’Europe, voire même du Moyen-Orient et d’Afrique, augmentant les déchets et allongeant les embouteillages. Plus discrètement, le travail dissimulé, assuré notamment par les migrants sans-papiers du Wenzhou, a emménagé dans des sous-sols et des appartements où des vêtements sont fabriqués nuit et jour.

Aubervilliers

Le quartier des grossistes chinois jouxte Paris ; il se situe au sud d’Aubervilliers, de l’autre côté du boulevard périphérique. Depuis plusieurs siècles, cet espace assure des fonctions de transit et d’entrepôt de marchandises. Il a participé aux transformations urbaines du XIXe siècle et à l’émergence de Paris comme centre économique 15. La configuration actuelle du site doit beaucoup aux canaux qui ont été construits pendant la première moitié du siècle par les Hainguerlot, ce qui a conduit à la formation d’un immense domaine entre les mains de cette famille. En 1874, les terrains situés à proximité du canal d’Aubervilliers sont achetés par la Société Anonyme des Entrepôts et Magasins Généraux d’Aubervilliers et Saint-Denis, société ayant pour objet la gestion des droits de douane et des taxes sur les produits coloniaux stockés dans les entrepôts. La société devient la Compagnie des Entrepôts et Magasins Généraux en 1879, présidée par le baron Haussmann 16. Par la suite, le site a été étendu de la porte de la Villette à la porte de la Chapelle. Au cours des premières décennies du XXe siècle, les industries papetières et chimiques s’y sont implantées, mais, à partir des années 1960, on assiste à un glissement général vers le secteur des services.

Entrepôt d’une société d’import à Aubervilliers

Aujourd’hui, ces anciens entrepôts sont la propriété d’une société appelée ICADE. Il s’agissait à l’origine d’une sous-branche de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), propriété de l’État, spécialisée dans les investissements jugés stratégiques pour l’économie française. Après sa privatisation et son entrée en bourse en 2006, la société s’est tournée vers son activité la plus rentable, l’immobilier commercial. Dans la zone étudiée, ICADE est propriétaire d’environ 3/4 des terrains, dont une partie est maintenant louée à des entreprises qui ont besoin de bureaux plutôt que d’espaces de stockage. ICADE loue des locaux commerciaux à des entreprises qui ont besoin à la fois de cet espace et de la proximité de Paris.

L’un des plus gros clients d’ICADE est la société EURASIA. Son directeur, Mr Wang, a joué un rôle important dans le transfert de cette zone des entrepôts vers les grossistes. La société a été créée en 1993, et pendant ses premières années, la croissance économique de l’entreprise reposait sur ses activités d’importation depuis la Chine. À partir de 2000, Mr Wang a commencé à être actif sur le marché de l’immobilier 17. Il a acheté le « LEM 888 », qui était alors le plus grand centre d’importation d’Europe. Il a subdivisé cet espace en sous-unités qu’il a louées à des grossistes chinois.

LEM 888 à Aubervilliers en 2011

À notre connaissance, il a également importé des marchandises et les a vendues à ces mêmes grossistes. Et comme cette stratégie de fractionnement ne laissait aucun espace pour stocker les marchandises, il a acheté de nouveaux entrepôts plus au nord, à La Courneuve, qu’il a également divisés en lots pour les louer à ces mêmes grossistes. La stratégie de Mr Wang reflète une tendance générale à éloigner les entrepôts de Paris. C’est là un schéma habituel ; il a en cela suivi le modèle de plusieurs entrepreneurs juifs qui se trouvaient auparavant à Aubervilliers, et plusieurs hommes d’affaires Wenzhou ont essayé d’imiter son parcours.

Ces tendances et ces stratégies expliquent la morphologie et l’aspect physique actuels de cette zone. En moins d’une décennie, le nombre de showrooms (les magasins où les grossistes exposent leurs marchandises) est passé de quelques unités à plusieurs centaines. On estimait au début des années 2010 à plus de 700 le nombre de magasins dans la zone des grossistes chinois — ce chiffre est passé à plus de 1200 aujourd’hui. Toutefois, ils ne l’habitent pas puisqu’ils résident à Paris ou en banlieue. Ils ne sont pas non plus tous de nationalité chinoise. Nous pouvons estimer que plus de la moitié des grossistes sont des fils et des filles d’immigrés qui ont reçu l’aide de leurs parents pour créer une entreprise à Aubervilliers. Leurs employés sont des immigrés plus récents. Nous maintenons l’appellation « grossistes chinois » dans la mesure où leur activité de grossiste consiste à vendre des vêtements, des chaussures et toutes sortes de marchandises fabriquées en Chine. La croissance numérique de ce que les médias français appellent « la communauté chinoise d’Aubervilliers » est visible au moment du Nouvel An, lorsque les danseurs du dragon sont censés entrer dans chaque magasin. Il faut plus de dragons chaque année, et il faut plus de temps à chaque dragon pour faire le tour des magasins. Un nouveau centre, « Fashion Center », a été inauguré en 2015 et a attiré un grand nombre de grossistes venus de Popincourt.

Danse du dragon pour le Nouvel An chinois à Aubervilliers en février 2011
Entrepôts d­’Aubervilliers pendant les festivités du Nouvel An chinois en février 2011

Mobilisations

Popincourt

À partir de 1995, une série de mobilisations réclamant davantage de commerces de proximité dans le quartier Popincourt ont été lancées par les habitants et par la mairie d’arrondissement. Le concept de « mono-activité », qui renvoie à la spécialisation dans un seul secteur économique, a été retenu pour désigner les cibles de ces mobilisations — les magasins de gros et les ateliers de confection détenus par les Chinois. Des habitants ont créé, en août 1995, une association sous le nom de l’Association « Sauvegarde du Quartier Popincourt » (ci-après ASQP). Celle-ci devait faire pression sur les gouvernements municipaux (tant la mairie du XIe arrondissement que la mairie de Paris) afin qu’ils engagent des négociations avec les entrepreneurs chinois et qu’ils freinent l’élargissement du marché de gros dans le quartier.

Dès sa création, les habitants ont établi une longue liste énumérant les ennuis environnementaux résultant de la concentration des commerces de gros, notamment les embouteillages, le bruit, la pollution de l’air, l’obstruction des trottoirs, les risques d’incendie, la transformation illégale d’espaces résidentiels en ateliers et le manque de respect envers le patrimoine du quartier. Un de ses anciens membres décrit de façon très vivante le choc provoqué par ces « étrangers » :

Les gens sont agressifs tout le temps. Ils klaxonnent, ils se garent dans toutes les directions, et les rues sont dans un état de tension permanent.

La forte proportion de conducteurs sans permis a accru la crainte des accidents. En effet, en mai 2001, un accident de voiture dans une cour résidentielle a tué une gardienne d’immeuble. Par la suite, les camions ont été interdits d’accès aux cours des immeubles 18.

Pour mettre en évidence leurs ennuis, les riverains ont cherché à négocier avec les entrepreneurs en gros par le biais d’une médiation officielle de la mairie du XIe arrondissement. Sous la pression des riverains, les propriétaires de magasins chinois ont créé leur propre association : Association des Commerçants Chinois du Prêt-à-Porter en France (ci-après ACCPPF). Après une première rencontre difficile, d’autres contacts ont abouti à la rédaction, en septembre 2000, d’un communiqué commun intitulé « L’hygiène du quartier est l’affaire de tous », qui a été traduit en deux langues et diffusé dans les commerces par les membres des deux associations. Les grossistes chinois ont choisi cinq représentants, chacun responsable d’une rue, pour dialoguer avec les habitants. Un premier pas entre les habitants et les commerçants chinois a ainsi été fait. Cependant, le nombre de magasins de gros a continué à augmenter. Depuis 2000, les revendications des résidents se sont portées vers la « délocalisation » de l’industrie du commerce de gros et ont appelé à une « diversité commerciale » dans le quartier. Une politisation du problème en a résulté, ainsi qu’une plus grande publicité. Plusieurs manifestations ont été organisées pour souligner la disparition des commerces de proximité. Des inspecteurs du travail et des douaniers sont venus dans le quartier pour fermer les ateliers clandestins où les travailleurs illégaux assemblent vêtements et chaussures. Une pétition a été adressée à Bertrand Delanoë, alors maire de la ville de Paris, pour demander l’intervention de l’administration municipale. En outre, l’association a mené une série d’études pour définir les services alternatifs dont le quartier a besoin 19.

D’autre part, les politiques du XIe arrondissement ont pris des initiatives juridiques pour limiter le développement de l’activité de gros. George Sarre, maire de gauche de l’arrondissement et député affilié au MRC 20, a fait une proposition législative en 1998 pour exiger la protection de la diversité commerciale en permettant aux maires d’arrondissement de décider des transactions concernant les locaux commerciaux en faveur de l’intérêt des artisans et des petites entreprises locales face à l’unification de l’activité commerciale. La loi a été contestée par la droite, et a finalement été jugée contre la liberté commerciale par le Conseil constitutionnel en 2003. Irrité par une telle décision, le maire Sarre a organisé deux « grèves » en mai et en novembre, avec pour slogan « Mairie en Colère ». Selon lui, l’action visait à protester contre la décision du Conseil constitutionnel et à souligner la nécessité pour le gouvernement d’arrondissement d’adopter une loi pour mettre fin à la monopolisation du commerce de gros.

Le débat autour de la mono-activité a rapidement évolué vers une confrontation entre les grossistes immigrés et les habitants « de souche ». À première vue, les habitants et les politiciens ont mis l’accent sur la mono-activité et son impact sur la vie quotidienne. Cependant, faute d’échanges au quotidien avec les grossistes, les riverains tendent à évoquer des stigmates tels que « la mafia », « les valises d’argent » ou « l’esclavage humain ». Bien entendu, ces commentaires ont contrarié les grossistes chinois. Un propriétaire de magasin du quartier a considéré que c’était de la xénophobie, un ancien président de l’ACCPPF commente :

Nous n’étions que des hommes d’affaires ordinaires, mais le gouvernement du district nous a catalogués comme la mafia. C’était très traumatisant.

Pour défendre leur image, les entrepreneurs avaient même intenté une action en justice contre Sarre pour diffamation, mais celle-ci a finalement été retirée.

L’hostilité provoquée par la protestation du maire Sarre a été apaisée grâce à trois changements. Premièrement, sous la pression du démantèlement des ateliers illégaux, de nombreux entrepreneurs ont cessé de fabriquer à Paris et se sont tournés vers l’importation en provenance de Chine à la suite de son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce en 2001. Aussi, suite au départ de plusieurs membres favorables à des moyens de protestation plus drastiques — tels que les sit-in et les manifestations —, le nom de l’association a été changé en juin 2002 pour devenir « Agir Solidairement pour le Quartier Popincourt 21 », et une approche privilégiant le dialogue a été adoptée. Plus important encore, après le veto sur la loi contre la mono-activité mentionné ci-dessus, la municipalité de Paris a confié à une entreprise publique municipale, la Société d’Économie Mixte d’Aménagement de l’Est de Paris (SEMAEST), l’exécution du droit municipal de préemption pour intervenir sur l’implantation commerciale dans le quartier à partir de2004. En conséquence, en 2003, après que la proposition juridique de Sarre ait été rejetée par le Parlement, la mairie de Paris a décidé d’intégrer Popincourt dans le projet « Vital’Quartier » qui visait à promouvoir la « diversité commerciale » dans 11 quartiers de Paris 22. Avec un budget de 87,5 millions d’euros, la SEMAEST a adopté le droit de préemption en achetant des étages commerciaux vacants et en sélectionnant publiquement des propositions commerciales adaptées aux besoins du quartier. Entre 2004 et 2011, la SEMAEST a acheté 43 rez-de-chaussée qu’elle a transformés en commerce de proximité (cafés, épiceries, salons de coiffure, librairies, etc.) satisfaisant ainsi à l’image de « ville branchée 23 » que la mairie de Paris et les acteurs immobiliers ont tenté de forger. Limité par ces mesures, le nombre de magasins de gros dans le quartier de Popincourt a diminué depuis 2010. Beaucoup de grossistes se sont relocalisés à Aubervilliers.

Aubervilliers

La concentration et la densification de l’espace des grossistes à Aubervilliers a entraîné des problèmes de circulation dus au fait que cet espace, tel qu’il a été historiquement conçu, n’était pas fait pour un tel usage. Il devait être utilisé par un petit nombre d’acteurs nécessitant de grands espaces. Au lieu de cela, il est actuellement occupé par plusieurs centaines de grossistes. De plus, la zone est constituée de grands parcs d’affaires privés, appartenant à ICADE, et il y a donc très peu d’espace public. Les « parcs d’affaires » sont entourés de portes et ne peuvent être traversés par ceux qui n’y travaillent pas. Il n’y a que quelques rues étroites, dont l’avenue Victor Hugo qui traverse le canal et relie la zone au centre-ville d’Aubervilliers, le quai Lucien Lefranc qui longe le canal, la rue des Gardinoux, est-ouest, et, la plus importante, la rue de la Haie Coq, qui va du nord au sud et que l’on ne peut éviter de traverser en allant vers le boulevard périphérique. Cette infrastructure routière n’était pas destinée à être utilisée par les voitures particulières des grossistes, de leurs femmes et de leurs enfants, les camions de leurs livreurs, et ceux de leurs clients qui viennent de toute la France et de l’Europe. L’augmentation du nombre de grossistes a entraîné une situation d’embouteillages quasi-permanents sur la rue de la Haie Coq. Cette situation est principalement due à la charge et à la décharge permanente des camions au milieu de la chaussée, les espaces de livraison étant occupés par des véhicules privés. Pour aggraver encore un peu les choses, dans la partie nord de la rue de la Haie Coq, on trouve un grand dépôt de la RATP, d’où partent les bus qui se rendent à Paris.

À peu près à mi-chemin de la rue de la Haie Coq, un grand bâtiment en acier et en verre abrite le centre de recherche et de développement de Rhodia, une multinationale spécialisée dans la chimie. C’est ICADE qui lui loue ce bâtiment. Début 2011, nous avons rencontré Mme Cardinal (pseudonyme), qui était à l’époque la directrice du site. Au cours de l’entretien, elle nous a raconté comment, à son retour à Aubervilliers en 2007, après avoir travaillé pendant plusieurs années sur un autre site Rhodia à Lyon, elle s’est retrouvée soudainement entourée de grossistes qui, comme elle l’a dit, « occupaient tous les coins de rue ». Sa boîte aux lettres était remplie chaque jour de courriels de ses employés et de ses clients en colère qui se plaignaient des difficultés rencontrées pour se rendre au bureau ou pour se concentrer sur leur travail à cause du concert constant des klaxons s’élevant de la rue.

Nous ne donnerons ici qu’un bref résumé de la séquence d’événements qui ont conduit à la mise en place de ce qu’elle appelle le « Collectif de la rue Haie Coq ». Un jour, Mme Cardinal a décidé de passer à l’action. Elle est descendue et s’est promenée dans la rue où elle a rencontré des agents de la RATP qui verbalisaient. La conversation s’est engagée sur le trottoir. Peu après, le cercle s’est étendu à des agents de police qui passaient par là. S’en est suivie la décision de se rencontrer de manière plus formelle. Les tentatives de Mme Cardinal d’entrer en contact avec des grossistes chinois afin de leur proposer de participer aux réunions se sont avérées dans un premier temps infructueuses. « Au début, nous avons tenu plusieurs réunions uniquement pour évaluer la situation », a-t-elle déclaré. Après quelques mois, elle a pris contact avec les autorités de la Plaine Commune, une communauté d’agglomération dont Aubervilliers est membre. L’implication de cet échelon politique supérieur est doublement important : d’une part, parce qu’elle est compétente dans le domaine des infrastructures routières, d’autre part, parce que c’est cette entité qui promeut le développement économique du territoire 24. Elle entretient donc des relations étroites avec les acteurs économiques locaux — et a tout intérêt à conserver sur son territoire les sièges sociaux de grandes entreprises telles que Rhodia.

C’est par le biais des services de lien avec les entreprises de Plaine Commune que Mme Cardinal a rencontré Mr Wang, le PDG d’EURASIA, rencontre qui a permis de réaliser une ouverture décisive du côté des commerçants chinois d’Aubervilliers. Mr Wang a tout d’abord organisé une rencontre avec la principale association chinoise, l’AFCC 25. Les premières réunions étaient tendues car de nombreux grossistes se sentaient menacés et craignaient d’être invités à quitter la région — ils savaient que ce processus se déroulait dans les quartiers de Paris intra-muros. C’est lorsque Mme Cardinal est arrivée avec un album de photos, prises par l’agent de sécurité de Rhodia, montrant des situations de blocage total de la chaussée créée, entre autres, par des camions déchargeant leurs marchandises, que l’atmosphère s’est détendue. En effet, ces photos ont permis de définir la situation dans un sens pacifique : au lieu de se mettre les uns les autres dans la position d’accusateurs et d’accusés, elles ont donné le sentiment qu’ils étaient tous confrontés au même problème. Des réunions régulières ont commencé à avoir lieu dans les bureaux de Rhodia entre Rhodia, la RATP, la police nationale, Plaine Commune et Mr Wang ou d’autres représentants d’associations chinoises pour discuter des mesures à prendre. À l’exception de Plaine Commune, dont le représentant vient de plus loin, tous les participants se rendent chez Rhodia à pied — sa position centrale dans le quartier est cruciale à cet égard. Les membres déjeunent avant de se réunir autour d’une table pour discuter des problèmes et des solutions. Certaines mesures ont été prises assez vite ; les camions dépassant une certaine taille n’ont plus été autorisés à décharger pendant les heures de bureau. Bien que la circulation était encore très difficile en 2011 et en 2012 (la rue étant bloquée à chacune de nos venues), tous s’accordent à dire qu’il y a eu une certaine amélioration. La principale conséquence de ces réunions informelles a été la création de relations de confiance et de voisinage, qui ont permis l’adoption de mesures de fluidification du trafic sans que celles-ci ne soient perçues de manière hostile par les commerçants chinois. Les participants s’embrassent sur les deux joues, s’appellent par leur prénom et s’arrêtent pour échanger des nouvelles lorsqu’ils se rencontrent dans la rue.

Malgré son nom, le « collectif » n’en présente pas moins une structure duale. Il y a clairement deux moitiés, les Chinois d’un côté et les Européens (comme ils se désignent eux-mêmes) de l’autre. Que la balance penche légèrement, pour l’arbitre Plaine Commune, du côté du maintien de la grande entreprise plutôt que des petits commerces, se percevait à la manière dont les réunions étaient préparées à l’avance conjointement par Plaine Commune et Rhodia. Les propositions de mesures à prendre n’apparaissaient pas spontanément au cours des réunions mais étaient discutées au préalable. Mme Cardinal justifiait cela par la considération suivante :

les Chinois ne pouvaient pas supporter les discussions interminables entre nous, les Européens. C’est pourquoi nous essayons de parvenir à un accord entre nous avant de nous rencontrer.

Lors des réunions du Collectif de la rue Haie Coq, d’autres questions étaient abordées qui n’étaient pas directement liées au trafic, mais aux problèmes rencontrés par les grossistes chinois, en particulier les problèmes d’insécurité et les vols violents qui visaient — et visent toujours — les Chinois. Cela tient à ce que la partie « Européenne » cherchait à donner une contrepartie en échange d’une civilité augmentée des commerçants chinois en matière de stationnement des voitures et des camions. Une forme de symétrie était ainsi introduite durant les réunions. Néanmoins, il ne s’agissait pas que de faire des concessions : le Collectif de la rue Haie Coq agissait de fait comme un organe de médiation entre les autorités politiques locales et les grossistes chinois, par l’intermédiaire d’une entreprise privée.

La culturalisation des récits dans le cadre de la recherche de solutions

Popincourt

L’intervention de la SEMAEST en tant que réponse officielle à la mono-activité a pacifié le conflit. Restait à résoudre les relations quotidiennes entre les habitants et les grossistes chinois du quartier. L’expansion de l’activité de gros étant freinée, l’ASQP s’est tournée vers l’ACCPPF afin de rapprocher les entrepreneurs et les résidents.

Le pas qui a permis de briser la glace a été franchi en 2008. L’ASQP, avec les membres d’une autre association chinoise (Hui Ji 汇集), a co-organisé avec l’ASQP une soirée cinéma avec la projection d’un documentaire intitulé « Le là-bas des Chinois ici ». Cette initiative a attiré de nombreuses familles chinoises, et le maire nouvellement élu du XIe arrondissement a assisté à l’événement. Forte de ce succès, l’ASQP a proposé en 2009 une autre fête : le Festival de la mi-automne. L’événement comprenait la dégustation de gâteaux de lune et la présentation de chansons chinoises traditionnelles, et il a attiré plusieurs centaines de familles chinoises et françaises. L’ambassadeur de Chine y a également participé pour montrer son soutien. Depuis lors, le « Festival de la mi-automne » et le « Nouvel An chinois » ont été routinisés avec la participation de l’ASQP, de l’ACPPF et de la mairie du XIe arrondissement. Grâce à la valorisation de la culture chinoise, une cohabitation pacifique s’est progressivement instaurée dans le quartier.

En outre, suite au départ de George Sarre, la mairie du XIe arrondissement a abandonné sa position hostile envers le commerce de gros, devenant alors un partenaire de ces activités culturelles. Lors de la fête du Nouvel An chinois 2011, Patrick Bloche, le nouveau maire d’arrondissement, a annoncé devant l’ambassadeur de Chine et un public mixte de grossistes chinois et de résidents français :

La fête du printemps est l’un des événements les plus importants du calendrier chinois. Il est donc normal que le XIe arrondissement le célèbre. Le XIe arrondissement, qui a sa propre histoire, était un terrain où les immigrants de partout pouvaient trouver un endroit bon et prospère pour y vivre 26.

À la différence de l’ancien maire, qui présentait les grossistes chinois comme des étrangers menaçant de détruire l’atmosphère de « village urbain » du quartier, le nouvel élu décrit, dans son discours, les commerçants chinois comme les nouveaux arrivants qui se sont joints à la vie quotidienne de l’arrondissement, comme les successeurs des Auvergnats et des marchands juifs et arméniens.

Pour la mairie, la communauté chinoise n’est pas seulement un acteur économique du XIe arrondissement, elle est aussi composée d’enfants scolarisés et de futurs citoyens. Cependant, si l’activité culturelle permet davantage d’échanges entre les résidents et les entrepreneurs, elle ne permet pas d’éradiquer les plaintes envers l’activité de commerce de gros. La mairie continue à aménager le quartier pour piétonniser les rues et organiser la circulation en sens unique. Ces mesures, mettant à mal les déchargements de camions, ont été interprétées par les grossistes comme des gestes visant à leur faire quitter le quartier, et ont de fait conduit à la diminution des magasins de gros depuis 2012.

Aubervilliers

La participation des autorités politiques et des institutions publiques (c’est-à-dire le maire d’Aubervilliers et le vice-président de la Plaine Commune) s’inscrit dans une politique d’« inclusion » à l’égard des Chinois d’Aubervilliers. La formation du Collectif de la rue Haie Coq doit être comprise dans le contexte plus large de la politique de la ville d’Aubervilliers que l’on peut qualifier de multiculturelle mais aussi de multinationale dans la mesure où elle s’adresse à des catégories de la population d’Aubervilliers qui ont une nationalité étrangère (plus d’un tiers de la population totale). Aubervilliers est la deuxième ville de France après Paris en termes de population de nationalité chinoise, et sa population chinoise se classe au deuxième rang après les Algériens.

Il y a une continuité évidente et délibérée entre la politique municipale dans le domaine culturel et dans le domaine international. Au sein de l’administration municipale, le directeur de la vie associative est également en charge des relations internationales. C’est lui qui organise le Nouvel An chinois en collaboration avec les responsables des associations, et qui coordonne les relations et les contacts internationaux de la ville 27. Dans le cadre du processus de décentralisation engagé en France au début des années 1980, processus par lequel l’État délègue certains pouvoirs de décision aux niveaux administratifs locaux, les villes et les municipalités ont récemment acquis des pouvoirs élargis en matière de partenariat et de coopération internationale. Ce phénomène s’inscrit dans la tendance générale de la mondialisation actuelle à la concurrence économique accrue entre les territoires locaux que Jessop a appelé « glurbanisation 28 ».

En 2009, le nouveau maire d’Aubervilliers a visité le quartier de Wenzhou à Ouhai, le qiaoxiang (contrée natale) de nombreux grossistes établis à Aubervilliers. Un « protocole pour l’établissement d’une relation amicale d’échange entre le district d’Ouhai et la ville d’Aubervilliers » a été signé en juillet. Il s’agissait d’un préalable à l’établissement d’un traité d’amitié qui devait être signé l’année suivante. À ensuite émergé l’idée de tenir la cérémonie à l’exposition universelle de Shanghai afin de générer un maximum d’impact. Une association a été créée à cet effet, « Aubervilliers Plaine Commune Shanghai 2010 », dont Mme Cardinal est devenue la présidente. Les membres de l’association comprenaient la ville d’Aubervilliers, la communauté de la Plaine Commune, Rhodia, ICADE et plusieurs grandes entreprises établies à Aubervilliers et détenues par des hommes d’affaires de Wenzhou tels que Mr Wang. Elle a été placé sous le patronage de l’ambassade de Chine. Comme la ville d’Aubervilliers n’avait pas d’argent à dépenser pour ce voyage, l’association a reçu un coup de main d’Alain Destrem, conseiller UMP du XVe arrondissement de Paris, et également président de l’influent Club Europe-Chine-Coopération. Ce club rassemble des hommes politiques et des chefs d’entreprise de grandes sociétés françaises ; il est proche des milieux gouvernementaux et cherche à promouvoir les relations bilatérales sino-françaises. Grâce à ces liens avec les échelons nationaux, la délégation d’Aubervilliers s’est vu offrir un espace d’exposition gratuit sur le site de l’Expo et a organisé la cérémonie de signature du traité dans le pavillon national français. (Au cours de ce voyage, la délégation s’est rendue à Wenzhou et un deuxième traité a été établi avec un autre district de Wenzhou, Yueqing). Ce voyage en Chine a été largement médiatisé et le maire d’Aubervilliers a déclaré à chaque occasion qu’Aubervilliers était devenu la première plateforme européenne d’import-export avec la Chine. Les entrepreneurs de Wenzhou se sont fait l’écho du discours officiel tenu par l’ambassade de Chine : « nous devons faire d’Aubervilliers une vitrine chinoise en France ».

Les relations qui se sont créées entre voisins au sein du Collectif de la rue Haie coq ont ainsi été redimensionnées. En d’autres termes, elles ont pris l’aspect de partenariats internationaux entre les acteurs économiques et politiques chinois et français. Ceci est particulièrement visible dans le fait que l’association créée dans le but de participer à l’exposition universelle est devenue permanente. Les réunions de son bureau exécutif se tiennent souvent juste après les réunions du Collectif de la rue Haie Coq, ce qui se comprend, étant donné que les participants sont à peu près les mêmes personnes. Le fait que le Collectif soit devenu un club d’élite reliant les acteurs économiques et politiques locaux est apparu clairement lors du gala qui s’est tenu un samedi soir en septembre 2011. Tous les membres de l’association Aubervilliers-Shanghai se sont retrouvés pour un dîner de charité aux enchères dans un restaurant chinois d’Aubervilliers 29. Grâce à l’interaction au sein du Collectif de la rue Haie Coq, des liens entre les acteurs économiques et les dirigeants politiques ont généré une coalition entre élites économiques et politiques typiques de de ce que Harvey Molotch a appelé « la machine de croissance urbaine (the growth machine) 30 ».

Conclusion : d’une perspective comparative à une perspective globale sur les quartiers chinois de Paris

Ce compte rendu parallèle des événements récents dans deux quartiers, dans et hors Paris, a montré comment leur qualité « chinoise » a été d’abord problématisée, puis pacifiée dans le cadre d’un récit du dialogue culturel « sino-français ». Notre analyse des problèmes sociaux met en évidence la place des Chinois dans la construction de ces quartiers urbains. En effet, en retraçant les processus au cours desquels la forte concentration de magasins de gros gérés par des Chinois a été problématisée, et des solutions ont été recherchées et négociées, nous avons montré comment la définition de ces problèmes s’en est trouvée changée et, par conséquent, comment des solutions divergentes ont été apportées.

Les ressemblances frappantes entre ces deux cas tiennent à l’émergence d’un récit « culturalisant » dans le cadre du processus de recherche de solutions. Nous pouvons maintenant expliquer plus précisément en quoi consiste ce récit. Il s’agit de l’interprétation du problème social en termes de rencontre entre deux cultures, française et chinoise, et de l’affirmation d’un dialogue et d’un échange nécessaires entre les deux. Il ne s’agit pas d’un simple discours instrumental légitimant les actions entreprises par ceux qui ont identifié et mis le problème « sur la table ». C’est le cadre de référence dans lequel les individus et les groupes qui soulèvent le problème — non pas les grossistes chinois, mais les habitants du quartier de Popincourt et les entrepreneurs « européens » d’Aubervilliers — situent leur action.

La similitude entre ces deux cas ne doit cependant pas faire oublier les différences qui ont été soulignées tout au long de ce chapitre. Tout d’abord, les problèmes ont été définis différemment. Alors qu’à Aubervilliers, quelques personnes possèdent de grands terrains et ont intérêt à louer ces espaces à un maximum de grossistes, dans Paris, les habitants considèrent les magasins de gros chinois comme une menace pour leur vie de quartier (et la valeur de leurs appartements). Or, ces caractéristiques ne sont pas des traits naturels de ces territoires. Elles sont le résultat de politiques qui les définissent comme telles — et, à cet égard, la présence numérique accrue des Chinois est un révélateur, car elle a poussé les autorités locales à prendre des décisions. Elles ont choisi l’une ou l’autre option, économique ou résidentielle (favoriser l’activité ou protéger la « vie de quartier ») et ce faisant, elles ont participé au bricolage d’une image et d’une narration du territoire.

Deuxièmement, les stratégies de résolution du problème différent également. Bien que dans les deux cas les institutions publiques aient été sollicitées, le degré de publicité et de politisation était plus élevé dans le cas de Popincourt. En l’occurrence le « problème » a été résolu par l’intervention officielle de la municipalité de Paris pour limiter le développement du commerce de gros, avec le soutien de l’association des habitants. À Aubervilliers, les autorités publiques n’ont pas transformé le problème en problème politique et ne l’ont pas diffusé largement dans l’espace public. Au contraire, celui-ci est resté dans la sphère privée, ne concernant qu’un groupe restreint d’acteurs locaux. Le problème est demeuré dans une zone grise, quelque part entre le privé et le public, et le Collectif de la rue Haie au coq est resté informel.

Enfin, les récits par lesquels ces problèmes sociaux ont été racontés et interprétés, bien que similaires dans leur contenu, sont différents dans leur forme et leur portée. À Popincourt, les habitants ont dû chercher une solution pour coexister avec les entrepreneurs, et l’histoire des migrants du quartier est devenue le récit pour incorporer ces étrangers. À Aubervilliers, les relations qui se sont créées entre voisins au sein de ce groupe informel ont été redimensionnées au niveau d’un partenariat international entre les acteurs économiques et politiques chinois et français, et recadrées en termes de « dialogue culturel ». La « culturalisation » du conflit urbain permet aux acteurs de réinterpréter l’histoire et l’image du quartier ou de la ville, mais sa signification n’est pas la même dans les deux quartiers. À Popincourt, le conflit sur l’appropriation de l’espace urbain s’étant traduit par de la sinophobie, le dialogue culturel a été employé comme une sorte d’antidote pour adoucir la confrontation entre « autochtones » et migrants. À Aubervilliers, bien qu’il y ait également eu une histoire de succession entre les commerçants migrants juifs et chinois, celle-ci n’a pas été mise en valeur. Au contraire, comme les participants au dialogue n’étaient pas des résidents mais des acteurs économiques, le dialogue intergroupes a été présenté comme une « plateforme » d’échanges et comme une « vitrine » de l’intégration des Chinois, reliant le local et le global et rendant possible la coopération économique internationale. Par la production, la construction et le redimensionnement de ce morceau d’espace urbain, Aubervilliers s’est imposée comme une ville translocale, ce qui n’a pas été le cas pour Popincourt, qui a choisi de réaffirmer son image de « village urbain ».