Introduction
Si les commerces et restaurants chinois sont présents depuis longtemps dans les grandes capitales européennes, l’une des conséquences de l’augmentation des flux et des nouvelles mobilités chinoises est qu’ils se répandent même dans les villes petites et moyennes. C’est ainsi qu’à Rouen 1, chef-lieu de la Normandie, nous avons pu voir au cours de ces dernières années une poussée des commerces chinois. Sur une quarantaine de commerces chinois en centre-ville, nous dénombrons une quinzaine de commerces créés et gérés par d’anciens étudiants Chinois primo-arrivants 2, ce qui est un phénomène remarquable pour une ville de 110 000 habitants 3.
En France, les populations d’origine chinoise tendent à se concentrer spatialement en Île-de-France, tout comme leurs activités commerciales et entrepreneuriales. Si les commerces chinois parisiens ont été abondamment étudiés en sciences sociales depuis les années 1990 4, les travaux sont moins nombreux sur les créations d’entreprises chinoises en province. De plus, le lien entre les mobilités étudiantes et l’économie de l’immigration chinoise reste encore peu abordé dans les débats politiques et les travaux académiques. Nous pouvons penser que la catégorie d’étudiants étrangers créateurs d’entreprises présente une légitimité mitigée à l’égard de la politique d’immigration française, car les étudiants étrangers sont supposés repartir dans leurs pays d’origine à l’issue de leurs études, ou bien exercer un emploi salarié qualifié dans le secteur de leurs études sur le marché du travail. La pensée « adéquationniste » marque encore profondément la relation études-emploi en France, notamment dans la politique gouvernementale de l’accueil des étudiants étrangers 5. Dans les travaux académiques, les études sur les parcours d’insertion professionnelle des étudiants étrangers s’inscrivent dans des perspectives différentes (circulation des compétences, capital humain, etc.) de celles sur les « commerçants et entrepreneurs immigrés », au point où les deux littératures ne se rejoignent presque jamais. On connaît peu de choses sur les profils et les biographies des étudiants créateurs d’entreprises, peu de choses également sur le sens qu’ils donnent à leurs activités 6.
À partir d’une recherche ethnographique auprès d’un groupe d’étudiants chinois créateurs d’entreprises à Rouen, nous nous efforçons ici de répondre à une série de questions : dans quelles logiques de mobilité s’inscrivent les initiatives entrepreneuriales de ces jeunes Chinois ? Quels liens entretiennent-ils avec les migrants chinois installés de longue date en France ? Comment vivent-ils leur métier de commerçant ? Quelles représentations leur sont associées dans une ville normande qui ne connaît pas de Chinatown ?
Migration et entrepreneuriat
La forte propension des immigrés étrangers à travailler à leur compte est un phénomène ancien et bien connu. Il s’ensuit un phénomène de succession, observable au niveau local dans certains quartiers parisiens, qui voit une nationalité succéder à une autre dans le commerce ou la restauration 7.
Depuis quelques décennies, on assiste en France à une forte augmentation des activités indépendantes des immigrés étrangers, compensant en partie la baisse importante et constante des entrepreneurs français de naissance. Cette dynamique est en congruence avec les politiques publiques qui soutiennent les initiatives entrepreneuriales chez les populations les plus fragiles, notamment les immigrés, les jeunes et les femmes, afin d’endiguer le chômage en temps de crise 8. Dans ce contexte, de plus en plus d’étudiants chinois en France se tournent vers le travail indépendant au cours ou à l’issue de leurs études, en créant ex nihilo leur propre activité, ou en reprenant une entreprise existante. Les activités indépendantes des étudiants chinois, encore très peu étudiées en France, nous amènent à nous interroger sur ce qui les motive à s’engager dans l’entrepreneuriat, sur les diverses ressources sur lesquelles ils peuvent s’appuyer ainsi que sur le lien entre leur ethnicité et leurs activités économiques.
Tout d’abord, pourquoi certains individus plutôt que d’autres se sont-ils engagés dans la création d’entreprises ? Les projets entrepreneuriaux des étudiants chinois constituent-ils une composante nécessaire de leur migration, ou résultent-ils de circonstances fortuites ? Les sciences sociales (sciences de gestion, économie, sociologie, psychologie) s’interrogent depuis longtemps sur le lien entre l’entrepreneuriat et la culture (pour une critique, voir le chapitre de Winnie Lem dans cet ouvrage) 9. Chez les jeunes, un grand nombre de variables ont été identifiées comme étant susceptibles d’influer sur leur propension à créer leur propre entreprise : norme sociale intériorisée, tradition familiale, rapport aux études ou au marché du travail, et ainsi de suite 10. Les travaux existants soulignent le rôle déterminant de la motivation dans la réussite des initiatives entrepreneuriales. Ils montrent aussi la situation paradoxale des entrepreneurs par nécessité : ces personnes qui créent leur entreprise car ils ne voient pas d’autres alternatives pour subvenir aux besoins de leur foyer 11. Dans le cas qui nous occupe, nous ne pouvons ignorer les effets propres de la migration sur les orientations professionnelles des étudiants chinois en mobilité. Pour comprendre le choix qu’ils ont fait de la création d’entreprise en France, il sera nécessaire d’adopter un modèle interactif prenant en compte à la fois la structure d’opportunités dans le pays d’accueil et les caractéristiques des migrants 12 : d’un côté, les conditions du marché du travail et la politique publique en France peuvent favoriser l’accès d’une fraction des migrants étudiants au marché ethnique du travail, leur insertion dans une activité ou une niche économique ; de l’autre côté, la capacité d’agir des migrants étudiants, leur motivation à réussir, leur inscription dans les « dispositifs économiques » de la diaspora chinoise (par exemple, le marché ethnique du travail, les entreprises d’amont, le circuit économique chinois, les réseaux sociaux transnationaux, voir infra) 13 peuvent transformer ce qui a initialement été un handicap (comme par exemple leur caractéristique ethnique, par ex.) en un avantage sur le marché du travail.
Deuxièmement, par quels moyens et avec quelles ressources les étudiants sont-ils parvenus à créer des entreprises ? Comment les jeunes Chinois se forgent-ils une compétence entrepreneuriale ? À quels canaux d’assistance peuvent-ils faire appel ? La question des ressources est importante à plusieurs égards. Tout d’abord, nous connaissons l’importance de l’investissement initial pour tout projet entrepreneurial. Avoir suffisamment investi au départ, puis régulièrement ensuite, aide l’entreprise à se maintenir et à se développer 14. Ensuite, en situation d’immigration, le processus de création d’entreprise reste très marqué par une bureaucratisation démesurée et la « paperasserie » qui en découle. Au regard des autorités françaises, un visa étudiant limite le séjour de l’étudiant étranger sur le territoire français au seul motif d’études. Durant leurs études, les étudiants étrangers ne peuvent travailler qu’à titre accessoire. Lorsque les diplômés étrangers souhaitent exercer une activité salariée ou entrepreneuriale à temps plein, ils doivent demander un changement de leur statut migratoire (voir infra). La capacité de se plier aux règles du jeu (en ce qui concerne le financement, la forme juridique de l’entreprise, la capacité juridique du créateur, etc.) est cruciale pour surmonter les obstacles institutionnels à la création d’entreprise. Enfin, créer un commerce signifie s’inscrire dans un contexte urbain, ce qui nécessite une connaissance pratique de son environnement socioculturel. L’entrepreneur est un acteur de changement social et il est sensible à son environnement social 15. Si nos étudiants s’inscrivent majoritairement dans une démarche individuelle, il est important de ne pas perdre de vue la dimension collective de leur projet entrepreneurial. Par ailleurs, la question des ressources est aussi la clé pour comprendre l’énigme suivante : pourquoi les étudiants chinois sont-ils si nombreux à s’investir dans les niches ethniques ? La réponse, nous semble-t-il, est à chercher dans un double contexte favorable : d’un côté, le dynamisme de l’économie de l’immigration chinoise en France peut offrir certains avantages compétitifs aux étudiants chinois qui y participent, et est susceptible d’influencer leur choix de secteur d’activité. Une analyse des profils socioprofessionnels de la population active d’origine chinoise montre que cette diaspora est fortement organisée autour des activités entrepreneuriales. Les migrants en provenance de la Chine populaire sont donc le groupe dont le profil socioprofessionnel incarne le mieux une organisation économique centrée sur un marché ethnique du travail 16. De l’autre côté, l’évolution des modes de consommation en zone urbaine a également contribué à accroître la demande en produits exotiques, principalement dans l’alimentation et dans la restauration, favorisant l’insertion des étrangers dans l’activité commerciale 17.
Troisièmement, dans quelle mesure les expériences de travail de nos étudiants-migrants et le fonctionnement de leurs affaires peuvent-ils être analysés en termes de liens « ethniques » ? Il est intéressant de constater que dans les discours politiques et les travaux académiques, les entreprises créées par les immigrés qualifiés (les entreprises high-tech fondées par des diplômés étrangers de haut niveau, par exemple) sont rarement considérées comme des entreprises ethniques 18. Marger et Hoffman, ainsi que Leung montrent comment les migrants qualifiés, s’ils créent aussi leurs entreprises et se concentrent dans certaines niches, utilisent davantage leur capital humain que leurs ressources ethniques et visent un marché non ethnique 19. Basu considère que l’ethnicité n’est qu’une caractéristique possible, mais non nécessaire, des entreprises tenues par les immigrés 20. Afin de comprendre la relation entre l’entrepreneuriat d’immigration et l’ethnicité dans la condition contemporaine, il serait utile de distinguer deux niveaux d’analyse : un niveau institutionnel et un niveau individuel. Au niveau institutionnel, quand un entrepreneur migrant participe à des organisations de l’économie d’immigration, les caractéristiques de ces organisations peuvent lui offrir certains bénéfices qui ne sont pas disponibles dans l’économie générale. Au niveau individuel, la participation du migrant entrepreneur à l’économie de l’immigration n’est pas dictée nécessairement par son sentiment d’appartenance à une communauté 21. Il est nécessaire d’examiner plus attentivement l’identification du migrant entrepreneur qui peut varier selon la situation personnelle. En suivant Rogers Brubaker et ses collègues, nous adoptons une approche cognitive de l’ethnicité qui considère cette dernière l’ethnicité (tout comme la « race », la nation), non pas comme des « choses » dans le monde, mais comme des façons de voir le monde. Cette approche nous amène à nous intéresser au point de vue de nos enquêtés, mais aussi à « l’ethnicité situationnelle 22 » : dans quelles circonstances d’interaction les manières ethniques de voir, d’interpréter et d’expérimenter les relations sociales sont-elles activées ? Les jeunes Chinois s’approprient-ils des référents identitaires ethniques pour gérer et développer leurs activités ? Comment se perçoivent-ils eux-mêmes et comment sont-ils perçus par autrui ?
Notre terrain empirique repose sur une enquête beaucoup plus large sur les trajectoires postuniversitaires des diplômés chinois en France 23. Durant les années 2007-2016, nous avons recueilli 45 récits de vie auprès des diplômés chinois qui travaillaient en Normandie et en région parisienne avec différents statuts (salariés, entrepreneurs, professions libérales, etc.). Les récits biographiques permettent de saisir comment les individus mettent en place des stratégies appropriées et montrent comment les migrants peuvent prendre le contrôle de leur propre vie sur la base d’une expérience accumulée et d’une motivation pour réaliser l’objectif d’être leur propre patron 24.
Parmi nos enquêtés, nous trouvons sept étudiants chinois qui se sont engagés dans une activité entrepreneuriale à temps plein à Rouen, quatre femmes et trois hommes. Une analyse des situations et des activités de nos interviewés (cf. tableau 1) permet de dégager quelques tendances générales : tout d’abord, les entrepreneurs enquêtés se concentrent dans le commerce des produits et des services perçus comme typiquement « chinois » : aliments asiatiques (trois boutiques), sacs et chaussures « Made in China 25 » (deux boutiques), mais aussi un salon de thé et une manucure. Deuxièmement, si tous nos enquêtés ont fait des études en France, aucun ne possède un diplôme suffisamment valorisé sur le marché du travail français, ce qui les différencie sensiblement des salariés chinois que nous avons interrogés, issus des grandes écoles ou des formations sélectives des universités (télécommunication, finance, ingénierie informatique, etc.) 26. Troisièmement, la plupart des enquêtés exercent une activité qui n’a pas de lien direct avec leur formation, même si nous pouvons penser que certains commerçants peuvent tirer profit de leurs études en France, comme c’est le cas de Hong, titulaire d’un CAP cosmétique et gérante d’une manucure. Ces observations en disent long sur le rapport aux études et au marché du travail des étudiants créateurs d’entreprises. Nous pouvons penser que l’entrepreneuriat attire surtout une jeunesse chinoise qui n’est pas dans l’excellence scolaire, mais qui cherche une alternative pour réussir socialement dans un espace économique et social considéré comme d’un niveau moyen dans leur pays d’accueil. En choisissant de devenir patrons de commerces chinois, nos enquêtés s’écartent des attentes des autorités publiques préoccupées avant tout par la sélection d’une élite étudiante capable de répondre aux besoins économiques des entreprises françaises 27.
Nom | Âge | Sexe | Date d’arrivée en France | Diplôme obtenu en France / Formation suivie | Activité | Situation familiale | Titre de séjour |
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Zhen | 27 | M | 2004 | DALF 28 niveau C1 | Commerce de sacs et chaussures | En couple | Titre « Commerçant » |
Fang | 31 | F | 2003 | CAP Cosmétique & esthétique, Master commerce international (école privée chinoise) | Manucure | Célibataire | Titre « Commerçant » |
Jun | 26 | M | 2000 | Licence philosophie | Commerce de sacs et chaussures | Célibataire | Titre « Étudiant » |
Hua | 34 | F | 2006 | DALF niveau C1, Licence, École d’architecture (abandon) | Commerce de détail | En couple | Carte de 10 ans |
Fen | 26 | F | 2006 | Licence commerce électronique (inachevée) | Commerce de détail | En couple | Titre « Vie privée et familiale » |
Lan | 28 | F | 2001 | Licence 3 sciences économiques | Commerce de détail, restauration | En couple | Titre « Vie privée et familiale » |
Qian | 27 | M | 2008 | Master 2 de recherche en mécanique (INSA), Master 2 professionnel en mécatronique | Salon de thé | En couple | En attente du titre « Commerçant » |
Devenir entrepreneur après ses études : entre contraintes et opportunités
Nos enquêtés nous disent communément que le choix de l’entrepreneuriat est le fruit d’une décision volontaire et consciente. Ils attribuent de nombreuses qualités à la figure de l’entrepreneur : dévouement au travail, autonomie, audace, responsabilité envers la famille et la société, goût du risque. Ces qualités permettent de fonder la supériorité morale de l’entrepreneur par rapport au salarié qui se trouve, selon nos enquêtés, dans un état de passivité et de dépendance vis-à-vis de son employeur. Au-delà de ce discours manifestement enthousiaste, nous nous demandons dans quelle mesure le projet entrepreneurial de nos enquêtés s’enracine dans leurs milieux familiaux d’origine et s’explique par leurs parcours migratoires. Un examen plus attentif de leurs parcours antérieurs et de ce qui motive la création d’entreprise nous permet de distinguer deux cas de figure : premièrement, l’individu est venu en France avec l’aspiration de créer un jour son entreprise. Cette aspiration est sous-tendue par un projet fort de mobilité sociale dont la migration étudiante est le vecteur. Deuxièmement, l’individu est venu en France dans le seul but de décrocher un diplôme supérieur afin de trouver un emploi salarié, en France ou en Chine. L’idée de créer son entreprise n’a émergé qu’au cours ou à l’issue de sa formation, notamment après que l’individu a échoué dans ses études universitaires ou n’est pas parvenu à s’insérer sur le marché général du travail en France. Cette typologie rejoint en partie la distinction classique entre l’entrepreneuriat par opportunité et l’entrepreneuriat par nécessité 29.
Parmi les sept étudiants interrogés, quatre ont un parent commerçant ou entrepreneur. La mise en relation des statuts socioprofessionnels des parents et les projets des étudiants montre que les enquêtés engagés dans un projet fort de mobilité sociale sont souvent originaires d’une famille dont les deux parents sont entrepreneurs ou commerçants (cf. tableau 2). Contrairement aux enfants de fonctionnaires ou d’employés, qui sont souvent les premiers de leur famille à tenter de créer leur entreprise et qui n’ont jamais envisagé cette voie avant que les circonstances ne les y obligent, les enfants d’entrepreneurs baignent dès leur plus jeune âge dans une culture entrepreneuriale et tendent à considérer la création d’entreprise comme l’horizon le plus probable et enviable.
Mais il serait erroné de penser que les étudiants ne font que suivre le chemin tracé par leurs parents. Nos enquêtés dont les parents sont entrepreneurs déclarent tous que, bien qu’ayant réussi, ces derniers ne veulent pas qu’ils fassent du commerce. Cette attitude n’est pas surprenante si l’on pense aux petits commerces ou aux petites entreprises qui le plus souvent engloutissent complètement la vie de ceux qui les tiennent. Connaissant les difficultés du métier de l’intérieur, ayant acquis une bonne base matérielle pour leur progéniture, les parents commerçants et entrepreneurs encouragent leurs enfants à poursuivre des études longues. En partie grâce à cette éducation, nos enquêtés ont compris qu’ils ne pouvaient pas réussir de la même façon que leurs parents. La jeune génération doit désormais explorer elle-même les opportunités de travail, voire recourir à de nouveaux modes de réussite : le salariat ou le concours de fonctionnaire d’État, entre autres.
Quant à la décision de nos enquêtés de partir à l’étranger, elle résulte souvent des difficultés d’insertion sur le marché du travail chinois d’une part, et de la réticence à hériter directement des activités de leurs parents de l’autre. Quand les études « ne marchent pas », comme c’est le cas de ceux qui n’ont pas pu intégrer une filière suffisamment valorisante après le Gaokao (Bac chinois), les études à l’étranger se présentent à eux comme une issue de secours. Tous nos enquêtés sont venus en France en suivant leur propre projet, aidés parfois par les agences intermédiaires de l’éducation internationale (liuxue zhongjie). Leurs parents ont investi lourdement dans leur projet d’études à l’étranger et ont continué à les soutenir durant leur séjour en France.
Pour les jeunes les plus motivés à devenir entrepreneurs, le projet de création d’entreprise est une composante du projet d’émigration, même si cela n’est pas toujours clairement expliqué aux parents avant le départ. Dans certaines régions, les activités entrepreneuriales sont inséparables du mouvement d’émigration international. C’est notamment le cas de Wenzhou, la ville d’origine de Zhen, où le mouvement d’émigration vers la France commence à prendre de l’ampleur à partir des années 1980. La réussite des pionniers, devenus entrepreneurs en France, contribue à alimenter de nouvelles vagues de départs 33. Mais même dans ce cas extrême, tous les jeunes ne deviendront pas entrepreneurs. D’un côté, la modernisation de l’économie chinoise et le développement local offrent des alternatives aux jeunes Wenzhou en matière d’insertion professionnelle. De l’autre, la coopération entre la Chine et l’Union européenne en matière migratoire tend vers un contrôle plus strict des flux irréguliers, ce qui a pour effet de dissuader les nouveaux départs. En l’occurrence, les travaux de Gao et Poisson sur les immigrés chinois clandestins arrivés au début des années 2000 à Paris montrent que les temps où l’on y faisait fortune sont révolus : dans le contexte français de la recrudescence des chasses aux sans-papiers et des démantèlements des ateliers clandestins, les formes de travail précaire se sont accrues chez les travailleurs en situation irrégulière. En dix ans, le gain mensuel dans ces secteurs de l’économie informelle a diminué de 60 %. Depuis les années 2000, avec le renforcement des contrôles aux frontières de l’espace Schengen à l’égard des ressortissants chinois, les Dongbei et les Zhejiang arrivent de moins en moins en France 34.
Issu d’une famille d’entrepreneurs, Zhen n’a pensé partir pour la France qu’après le Bac, quand il a appris qu’il ne pouvait pas entrer dans l’université de son choix et qu’il devait s’inscrire dans une école militaire. Si le visa étudiant n’était alors qu’un prétexte pour lui permettre de venir en France créer sa propre activité, dans son récit, Zhen insiste sur le fait que les jeunes Wenzhou d’aujourd’hui partent à l’étranger pour différentes raisons et par différents canaux par rapport aux anciennes générations. Il ne s’agit plus de fuir la misère du pays d’origine et de s’installer à l’étranger, mais d’obtenir la citoyenneté ou le statut de résident permanent dans le pays de destination afin de pouvoir saisir les opportunités de commerce et d’investissement en Chine et en Occident. Pour venir en France, les jeunes Wenzhou utilisent des canaux d’émigration légaux, comme le visa étudiant, et non plus la voie clandestine. Ce changement n’est pas sans rappeler les transformations décrites par Anne-Christine Trémon dans son ethnographie sur un village à Shenzhen. Dans ce village, où elle est une tradition de longue date, l’émigration est aujourd’hui considérée par les villageois comme un phénomène du passé, parce que la vie en Chine est devenue meilleure et que Shenzhen offre des possibilités d’emploi, d’études et donc d’ascension sociale à proximité du village. Les habitants privilégient désormais la mobilité internationale et cherchent à suivre des modèles d’entrepreneurs mobiles qui passent une partie de l’année outremer et une autre partie en Chine 35.
Projet de création d’entreprise | Nom | Catégorie socioprofessionnelle des parents | Ville ou région de naissance | |||
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Père | Mère | |||||
Projet fort de mobilité sociale |
Zhen | Chef d’entreprise | Chef d’entreprise | Wenzhou, Zhejiang | ||
Fen | Chef d’entreprise | Chef d’entreprise | Jiangxi | |||
Jun | Chef d’entreprise | Commerçant | Hangzhou, Zhejiang | |||
Projet ad hoc | Fang | Profession libérale | Femme au foyer | Henan | ||
Hua | Fonctionnaire | Enseignante | Xi’an, Shaanxi | |||
Lan | Employé | Employé | Shandong | |||
Qian | Commerçant | Femme au foyer | Yixing, Jiangsu |
En France, la mise en place du projet entrepreneurial survient à des moments différents du parcours, dans des circonstances différentes selon l’expérience personnelle. Ainsi, quasiment tous nos enquêtés ont eu une expérience sur le marché ethnique du travail au cours de leur formation. L’exercice de ces « jobs » est facilité par la grande flexibilité de recrutement sur le marché ethnique du travail, et par l’assouplissement de la réglementation française sur le travail des étudiants étrangers : le titre de séjour étudiant vaut désormais une autorisation de travail à titre accessoire. Certains enquêtés ont même bravé la réglementation en consacrant la plupart de leur temps à travailler durant leurs études. Mais les expériences subjectives de nos enquêtés sur le marché ethnique du travail diffèrent sensiblement. Pour les jeunes désireux de devenir patrons, ces petits boulots constituent une véritable formation au métier. C’est souvent grâce à leur passage dans les entreprises de leurs compatriotes que les étudiants assimilent des connaissances sur le commerce et la gestion d’entreprise. Par exemple, avant de créer son entreprise, Mei avait travaillé comme stagiaire dans les quelques entreprises possédées par un proche parent à Paris. Cette expérience lui a permis d’observer le fonctionnement de différentes entreprises, et de faire connaissance avec des professionnels de services aux entreprises (comptables, avocats, etc.) qui lui ont appris beaucoup de choses sur les aspects techniques du métier d’entrepreneur.
D’autres étudiants, pour qui l’entrepreneuriat ne faisait pas partie de leur projet initial en venant en France, ont plutôt tendance à considérer leur travail dans les commerces gérés par les immigrés chinois comme un déclassement, un gagne-pain nécessaire en attendant un emploi formel. Ils ne voient pas le lien entre ce qu’ils font dans ces niches ethniques et leur avenir professionnel. Certains jeunes originaires des mégapoles du nord de la Chine déclarent être discriminés, exploités par leurs patrons Wenzhou qui constituent le socle du patronat chinois en France.
Cette différence des parcours étudiants est à mettre en relation avec la différence des motivations qui poussent les étudiants à s’investir dans l’entrepreneuriat ethnique. Pour les étudiants que nous appelons « entrepreneurs par vocation », la création d’entreprise est l’aboutissement naturel d’un long processus de préparation. Ils sont attirés par les opportunités commerciales des niches ethniques (le commerce des produits alimentaires asiatiques par exemple). Selon eux, ces niches sont d’autant plus profitables qu’elles sont délaissées par les natifs et qu’elles répondent à des demandes réelles des populations minoritaires et autochtones. Plusieurs enquêtés mentionnent le changement de goût des consommateurs autochtones. Zhen remarque que les clients français prennent progressivement l’habitude de dénicher les derniers articles à bas prix chez les commerçants chinois, car il s’agit d’une clientèle qui suit la mode et ne fait pas trop attention à la pérennité des produits achetés. Hua observe que les Français ont un goût pour l’exotisme en matière de produits alimentaires. Pour d’autres étudiants, leur insertion sur le marché ethnique du travail est une reconversion. Elle résulte largement de leurs difficultés à accéder au marché général du travail : soit parce qu’ils ont interrompu leurs études et ne possèdent aucun diplôme supérieur français (échec scolaire, abandon à la suite de changements de situation familiale), soit parce que les diplômes qu’ils ont décrochés en France ne leur permettent pas de trouver un emploi salarié à la hauteur de leurs attentes.
Mais l’entrepreneuriat n’est pas seulement un support du projet de réussite sociale. Il peut être aussi un vecteur d’émancipation 36. De ce point de vue, le choix de créer son propre commerce en France comporte une dimension de sexe significative. Laurence Roulleau-Berger montre qu’en France, pour beaucoup de femmes immigrées originaires d’Asie et d’Afrique, l’autonomisation dans le pays d’accueil passe par l’exercice d’activités dans le secteur informel de l’économie et/ou dans l’entrepreneuriat, plutôt que dans les emplois qualifiés 37. À ce sujet, Fen déclare que son commerce génère un apport supplémentaire pour le foyer. Au-delà de la question du revenu, se prendre en charge, c’est être responsable pour la famille et soutenir son mari dans son travail d’ingénieur. Fen déclare un revenu mensuel net de plus de 4000 euros, deux fois supérieur à celui de son mari, ingénieur débutant dans une entreprise rouennaise. Hua, quant à elle, considère que l’entrepreneuriat permet de concilier sa vie professionnelle et sa vie familiale, grâce à la flexibilité de son travail. Le commerce n’étant pas un espace ni un temps de ségrégation contrôlé — contrairement à l’emploi salarié — le commerçant reste toujours « disponible » pour sa famille en cas de besoin, de crise, etc., même si son temps de travail est presque toujours bien plus long que celui d’un salarié. Hua nous confie que gagner de l’argent n’est pas son premier but. Sa motivation principale est d’accéder à une liberté personnelle, c’est-à-dire se libérer de la sphère domestique. Nous pouvons penser que l’activité de Hua est avant tout une entreprise « identitaire », au sens que lui donne Julie Landour, qui lui permet de donner un sens et une cohérence à sa propre biographie 38. En effet, cette ancienne étudiante en arts met un point d’honneur à ce que le magasin qu’elle tient ne vende pas seulement des denrées asiatiques, mais aussi des objets d’art chinois. Elle souhaite présenter à ses clients français un art de vivre chinois, et plus spécialement la cuisine. Pour Fang, le projet entrepreneurial en France est avant tout un moyen de résister à l’injonction parentale de se marier en Chine, et de garder un espace à soi à l’étranger. Ainsi, même dans le cas où l’entrepreneuriat n’est pas le but initial, il n’en représente pas moins, pour le créateur d’entreprise, des enjeux importants notamment sur le plan de l’émancipation personnelle.
Mobiliser ses réseaux pour créer son entreprise
Les étudiants désireux de créer leur entreprise en France sont confrontés à une conjoncture économique changeante, mais aussi à une toile de fond institutionnelle complexe régissant les activités commerciales. Pour nos enquêtés, devenir patron implique un triple processus :
- changer leur situation administrative en sollicitant un titre de séjour les autorisant à exercer une activité entrepreneuriale ;
- s’implanter dans un milieu urbain en recherchant et aménageant un local commercial ;
- monter une activité commerciale et la faire prospérer.
Ces trois étapes exigent de la part des étudiants des compétences formelles et informelles dans le domaine des affaires, mais aussi dans leurs interactions avec leur environnement social. Pour réussir leur projet, ils doivent s’appuyer sur une multitude de ressources dans leur famille, leurs réseaux sociaux, et plus largement dans la diaspora chinoise.
En France, plusieurs catégories de titres de séjour donnent droit aux migrants étrangers de travailler à leur compte : titres de séjour « Commerçant et Profession libérale », carte « Compétences et Talents », carte « Vie privée et familiale », carte de résident, etc. Pour les titulaires d’une carte d’étudiant, l’accès au statut d’entrepreneur passe par la sollicitation d’une carte portant la mention « Commerçant et Profession non-salariée », un processus communément appelé changement de statut. C’est la voie empruntée par plusieurs enquêtés. Le candidat à la carte « Commerçant » doit être le gérant de l’entreprise créée. Il doit soumettre à l’administration préfectorale un dossier comprenant notamment un business plan, dans lequel il détaille la nature de son projet, les futurs clients et partenaires, le plan de financement, le prévisionnel, etc. L’enjeu est de prouver aux pouvoirs publics le sérieux et la viabilité de son projet. L’exercice est délicat et à haut risque. La procédure de changement de statut, une fois entamée, est irréversible. En cas de refus, le candidat perd tout droit de séjourner en France.
Devant cette complexité administrative angoissante, certains enquêtés mettent l’accent sur la nécessité d’être audacieux et entreprenants dans leur choix, de ne pas se laisser paralyser par la peur. Zhen considère que la dynamique du projet est formatrice en elle-même, tant il est vrai que « c’est en nageant qu’on apprend à nager ». En réalité, même si certains de nos enquêtés avaient suivi une formation préalable à la création offerte par la chambre de commerce et d’industrie, aucun n’a fait une étude systémique du marché. Néanmoins, ils peuvent s’appuyer sur une observation du milieu entrepreneurial chinois. Presque tous nos enquêtés connaissent un créateur ou un repreneur d’entreprise. Les discussions informelles avec un entrepreneur chinois établi leur permettent d’avoir une idée approximative sur ce qui marche et sur ce qui ne marche pas. Effectivement, le choix du secteur d’activité est en lien direct avec les expériences antérieures de l’étudiant et résulte d’un inventaire de ses ressources disponibles dans le milieu familial, le cercle d’amis, et au sein de la diaspora entrepreneuriale chinoise. Si Fang décide d’ouvrir un salon de manucure, c’est parce qu’elle a appris le métier durant ses jobs d’étudiants à Paris. Si Qian décide d’ouvrir un salon de thé, c’est parce que sa ville d’origine Yixing est connue pour sa théière, et que les parents de sa petite amie taïwanaise sont administrateurs de la production du thé oolong. Si Zhen a décidé de travailler dans le commerce des sacs et chaussures, c’est parce que les migrants Wenzhou occupent une place prépondérante dans la fabrication de maroquinerie et approvisionnent une grande part des petits commerçants et les grandes marques en France. Originaire de Wenzhou, Zhen peut espérer acheter chez les grossistes Wenzhou à des tarifs avantageux.
Si la création d’entreprise de nos étudiants mobilise leurs réseaux sociaux plus ou moins étendus en France, elle est avant tout une affaire familiale. Les parents chinois soutiennent inconditionnellement le projet entrepreneurial de leur enfant. Ils n’hésitent pas à mobiliser leurs économies afin de fournir à leur enfant le fonds de démarrage qui peut s’élever à plus de cent mille euros. Dans les cas d’un mariage mixte, le conjoint français accompagne l’étudiante dans l’ensemble des démarches auprès des pouvoirs publics, de la banque, des agences intermédiaires, du propriétaire d’un local commercial, etc. Hua estime que son mari a contribué « à 70 % » à la réalisation de son projet, « au niveau financement, papiers, efforts… ». Parfois, c’est toute la famille élargie qui est sollicitée. Pour établir sa boutique de maroquinerie, Zhen a reçu de l’argent et des conseils de la part de son oncle et de sa tante, commerçants installés à Paris depuis une quinzaine d’années. Pour créer une SARL, le grand frère de Fang en Chine a participé à son entreprise à titre d’associé. Cette solidarité familiale défie la distance géographique et donne aux étudiants la motivation pour réussir en France.
Même si les interactions avec l’administration n’occupent qu’une partie infime du temps de nos enquêtés, celles-ci tendent à structurer fortement leurs expériences : la régulation gouvernementale détermine en dernière instance la réussite ou l’échec de leur projet, si bien que l’ensemble du processus de la création d’entreprise est organisé de façon à répondre aux exigences formelles des pouvoirs publics, sur les plans temporel, financier, juridique, etc. Mais les étudiants créateurs d’entreprises doivent aussi savoir s’inscrire spatialement dans le contexte urbain. Dans leur parcours de création d’entreprise, la recherche d’un local commercial constitue l’une des étapes les plus longues, sinon les plus difficiles. Nos enquêtés comprennent l’enjeu stratégique de l’implantation. L’attractivité de la zone, le trafic devant le local, la zone de chalandise, pour ne citer que ceux-là, sont autant de facteurs qui peuvent influencer la survie et le développement de l’entreprise créée. Les difficultés sont liées à des contraintes réglementaires, mais aussi budgétaires. Les locaux bien situés et rentables dépassent souvent le budget de nos enquêtés. C’est pourquoi aucun d’entre eux n’a choisi la restauration pour commencer. Nos étudiants comprennent aussi qu’un commerce de produits alimentaires « exotiques » ne peut survivre que dans les zones urbaines aisées, car il n’attire pas la même clientèle qu’une boulangerie française. Toutefois, si certains ont eu le luxe d’avoir du temps pour chercher un local adapté à leurs besoins, d’autres, poussés par la nécessité de monter leur activité afin d’avoir le droit de rester en France, précipitent leur décision et regrettent plus tard leur choix. Après l’ouverture de son salon, Qian se rend compte que son activité est freinée par l’emplacement de sa boutique : les habitants de ce quartier populaire « ne connaissent pas le bon thé. Ils pensent qu’il est anormal de vendre le thé à ces prix-là ».
La procédure de changement de statut peut prendre plus d’un an. Rares sont ceux qui attendent les résultats de la procédure pour démarrer réellement leur activité. Sachant qu’un projet d’entreprise déjà bien entamé est apprécié par l’administration. Le paradoxe est qu’en droit, l’étudiant ne peut pas être gérant de l’entreprise créée avant l’obtention de son nouveau titre de séjour. En pratique, les étudiants trouvent des arrangements pour travailler légalement dans leur entreprise, par exemple, en conférant à un associé français le rôle du représentant légal de l’entreprise. Dans le processus de création d’entreprise, et tout au long de l’exercice de l’activité, nos enquêtés puisent aussi dans les ressources de l’enclave ethnique. Contrairement au concept générique d’économie ethnique qui comprend presque toutes les entreprises, l’économie d’enclave est une forme particulière de l’économie ethnique. Une enclave ethnique est un regroupement d’entreprises d’immigrants dans un quartier identifié comme « ethnique », avec un niveau minimum de « complétude institutionnelle » (institutional completeness 39). Elle se caractérise par une concentration spatiale et une stratification interne. À Paris, il existe un grand nombre d’« entreprises d’amont » qui soutiennent la création et le développement d’autres entreprises chinoises 40. Elles travaillent dans les domaines de l’encadrement juridico-économique (cabinets d’avocats 41, cabinets de comptabilité assortis de services juridiques et de conseils en gestion, agences immobilières spécialisées dans la recherche de locaux, etc.), de l’équipement (entreprises de travaux en bâtiment, décoration, enseignes lumineuses travaillant à la mise en scène, etc.), de l’approvisionnement (des grossistes comme Tang Frères et Paris-Store, des fabricants de produits alimentaires de taille variable, etc.).
La concentration spatiale des entreprises chinoises et la « complétude institutionnelle » d’une enclave apparaissent comme des avantages indiscutables pour les petits commerçants, même si ces derniers se situent géographiquement en dehors de cette enclave. Presque tous nos enquêtés s’approvisionnent auprès d’un fournisseur chinois (c’est-à-dire dont le gérant ou le propriétaire est d’origine chinoise). Les contacts sont facilités par la pratique de la langue chinoise (mandarin ou dialecte, Wenzhou, par exemple.). Dans une enclave ethnique, les commerçants d’alimentation peuvent trouver une gamme assez large de produits dans un temps raisonnable. La fréquence de l’approvisionnement comme le temps passé pour chaque voyage varient selon chacun : Zhen affirme avoir effectué régulièrement son voyage Rouen-Paris en une demi-journée ; pour les autres, c’est plus généralement une journée entière, voire deux jours. Certains fournisseurs proposent des livraisons à l’entreprise. Il existe aussi des transporteurs privés chinois, à côté des supermarchés asiatiques, qui proposent des livraisons longue distance à des tarifs compétitifs, à partir d’un minimum d’achat. Ces dispositifs sont très utiles pour les petits commerçants rouennais qui n’ont pas les moyens de se doter d’un véhicule utilitaire, et qui n’ont pas le temps de s’approvisionner en marchandises (comme c’est le cas de Hua, occupée par son commerce et son enfant). De même, nos enquêtés recourent souvent à un agent comptable d’origine chinoise à Paris, dont les tarifs sont moins élevés que ceux de ses confrères français. Le rôle des professionnels est aussi d’accompagner les créateurs d’entreprises dans leurs procédures administratives. Le recours à un professionnel sinophone est très utile pour les entrepreneurs novices qui se sentent mal à l’aise avec la complexité des règles et des règlements qui caractérise l’économie française.
Grâce à leur inscription à des réseaux d’immigrés, nos enquêtés peuvent adopter des stratégies d’exploitation flexibles, dictées par les impératifs de survie dans un contexte de crise économique. À l’instar de Martinelli, nous pouvons parler d’un « double encastrement » des économies de l’immigration (dans l’environnement socioculturel d’une part et politico-institutionnel d’autre part 42). Ainsi, la mise en place des stratégies flexibles de vente par les commerçants chinois n’est possible qu’avec une organisation économique en réseaux transnationaux. La diaspora chinoise est insérée dans un marché économique européen dont elle a su profiter pour prospérer. Les migrants Wenzhou investissent majoritairement les pays du sud et de l’est de l’Europe pour développer un marché de produits peu chers (textile, maroquinerie, bijouterie, quincaillerie, lunetterie, etc.) 43. Cette organisation diasporique s’inscrit elle-même dans un paysage socioéconomique et politique plus large. Zhen considère que c’est l’entrée du textile chinois dans l’Organisation mondiale du commerce depuis le milieu des années 2000 qui a favorisé la prolifération des détaillants chinois de vêtements en France, et que la survie de son propre commerce dépend étroitement de la conjoncture macroéconomique.
Le métier de « commerçant ethnique »
Si les migrants peuvent trouver un avantage à s’inscrire dans des organisations de l’économie de l’immigration, cette participation ne prédétermine pas la « groupalité » des migrants participants, qui varient fortement selon la situation personnelle. Rogers Brubaker utilise le terme de « groupalité » pour analyser le sentiment d’appartenance exclusive à un groupe fermé. Trois éléments permettent de constituer une « groupalité » : la communalité catégorielle, la connexité relationnelle, et un sentiment d’appartenance commune 44. Dans le cas de notre étude, les étudiants devenus entrepreneurs ne s’identifient à aucune « communauté chinoise » en France, et certains rejettent la qualification « ethnique » de leur entreprise. En général, nos enquêtés veulent se distinguer de leurs compatriotes moins qualifiés ; dans leur vie de tous les jours, ils ont peu de contacts avec les patrons chinois issus d’autres horizons, notamment ces migrants originaires des régions rurales, qui viennent travailler en France par voies clandestines. Zhen déclare qu’il n’a pas de contacts personnels avec les autres commerçants de vêtements et de chaussures à Rouen qui sont pour la plupart venus de Paris et issus de l’ancienne génération des migrants chinois. Même s’il connaît l’Association des commerçants de Wenzhou en France, il ne veut pas en faire partie, considérant celle-ci comme un club de grands patrons qui défendent leurs propres intérêts.
En ce qui concerne la définition du métier, « le monde des boutiques » semble se situer à l’antipode de celui du salariat. Mais comme les salariés, nos enquêtés disent qu’ils souhaitent se réaliser à travers leur profession. Leurs discours sont parfois empruntés au modèle des professions reconnues (ingénieurs ou enseignants, par exemple). Ils ont d’autant plus de facilité à mobiliser ce registre discursif qu’ils ont fait des études supérieures en France et ont dans leur entourage des personnes qualifiées (conjoints, amis, anciens camarades de classe, etc.). Leurs récits relèvent d’une stratégie identitaire : en mettant l’accent sur la technicité de leur métier, leur implication personnelle au travail, leur maîtrise de la relation client, ils souhaitent être considérés comme de véritables professionnels.
Pièce maîtresse de l’agencement économique des villes, les commerçants remplissent aussi un rôle territorial et communautaire irremplaçable 45. Les commerçants chinois fournissent, par leur labeur, des services au centre des villes. Si le commerce de nos enquêtés s’adresse à une clientèle chinoise et française non différenciée, les Français sont de loin majoritaires parmi les clients. Par exemple, Hua estime que les Français constituent entre 80 % et 90 % de ses clients. Conscients de leur position intermédiaire entre deux cultures, certains enquêtés se définissent comme des ambassadeurs de la culture chinoise, et se servent de leur appartenance ethnique supposée pour donner un caractère d’authenticité à leurs produits. Lan qualifie son épicerie de « haut de gamme », car « on ne vend pas seulement des marchandises. On leur donne aussi des conseils pour faire la cuisine chinoise ». Hua a utilisé son savoir-faire en arts plastiques pour fabriquer elle-même des brochures de recettes qu’elle propose en libre-service dans son magasin pour les clients intéressés.
Anne Raulin a analysé le rôle que joue l’altérité minoritaire dans l’expérience consommatrice et culturelle des citadins. Cette altérité minoritaire ne rejoint en rien ce qu’on entend par cette sorte de fermeture sur soi du groupe, mais remplit une fonction récréative, permettant aux citadins de cultiver certains jeux de rôles culturels à l’intérieur de leur propre ville 46. Les signes de présentation de soi constituent une dimension importante des commerces ethniques dans l’espace urbain 47. Ainsi, chez les commerçants chinois auprès desquels nous avons enquêtés, la scénographie commerciale oscille entre l’exhibition ostensible des différences culturelles (enseignes en caractères chinois, toponymes chinois, etc.) et la mise en scène du rapprochement et de l’autochtonie (marques du commerce en français ou en anglais). Toutefois, comme l’a noté Emmanuel Ma Mung, en France, l’expression minoritaire procède de logiques différentes dans les différentes composantes de l’espace public. Si la mise en scène des caractéristiques ethniques pour des raisons commerciales est largement acceptée, voire appréciée par les populations majoritaires, les commerçants étrangers doivent veiller à ne pas s’afficher en tant que groupe ethnique dans la sphère politique qui reste très marquée par l’idéal républicain 48.
En dehors des « enclaves ethniques », les commerçants chinois sont typiquement perçus par les autochtones comme une « minorité intermédiaire » qui, grâce à son origine étrangère supposée, leur offre des produits et des services particuliers 49. La notion d’ethnicité est au cœur de ce type de transaction marchande entre commerçants immigrés et clients autochtones. Comme l’a montré Ma Mung, faire ses achats chez un commerçant ethnique n’a pas la même signification que faire ses achats dans une grande surface. La démarche est définie par une relation sociale particulière : celle d’un acheteur qui, à travers la représentation qu’il se fait d’un vendeur, assimile ce dernier à un groupe dont il sait que les membres commerçants vont offrir un service spécial (par exemple, être ouvert le dimanche à 21h00 pour un épicier arabe). On peut dire la même chose d’une cliente française qui cherche les modèles de vêtements les plus récents et peu chers chez un détaillant chinois, car elle pense connaître les offres typiques des commerçants chinois.
Mais la caractérisation est symétrique et s’opère également du commerçant vis-à-vis de sa clientèle. Par exemple, les commerçants chinois qui approvisionnent les populations autochtones cherchent à se conformer à l’usage de leurs clients : c’est à travers la représentation qu’ils se font d’un client français qu’ils déterminent les catégories de produits à distribuer, mais aussi la façon dont ils vont les disposer dans leur magasin et les présenter. La particularité de ces représentations réciproques, c’est que les partenaires de la transaction se réfèrent tous à un cadre ethnique (à la différence d’un cadre de référence généralement social, ou professionnel, etc.), ce qui suppose que chacun repère l’origine de l’autre. L’échange marchand ne porte pas directement sur l’ethnicité, mais sur des objets (les produits, ou les services). Mais cette relation sociale qui lie le commerçant ethnique et son client appose une marque « ethnique » sur l’objet échangé. Par exemple, un nem ne devient nem que lorsque les individus se le représentent comme un aliment habituellement consommé par les populations asiatiques 50. Il y a donc bien un lien entre les attributs du groupe ethnique perçu et les attributs des objets échangés.
Cette représentation réciproque ne va pas sans susciter quelques malaises chez nos enquêtés. Lorsque les jeunes Chinois se pensent comme des individus modernes et singuliers, leurs interlocuteurs autochtones les voient souvent à travers des catégories archaïques et les assimilent à une communauté figée. Or, nous avons affaire à une nouvelle génération de migrants arrivée en France par la voie des études, qui n’a pas besoin de l’enclave ethnique pour s’en sortir, à la différence des générations précédentes et des migrants nonqualifiés. Il y a aussi lieu de penser que cette génération, née dans les années 1980 et après, est aussi plus nationaliste et patriotique que la précédente. Nos enquêtés expriment en général un fort attachement au pays d’origine qui se traduit par un désir de retour et une réticence à acquérir la nationalité française. En l’occurrence, Lan nous déclare :
La nationalité chinoise est plus importante que la nationalité française. De toute façon, c’est authentique. Quand vous retournez en Chine, vous êtes considéré comme Chinois. Par exemple, je trouve drôle l’expression “Américain d’origine chinoise”.
Dans son ethnographie sur un village globalisé à Shenzhen, Anne-Christine Trémon a aussi discuté de la légitimité moindre qu’il y a aujourd’hui à émigrer, sauf si c’est pour incarner cette figure idéale de l’entrepreneur à succès qui retournera au pays et qui en attendant, en est l’ambassadeur ; à la différence des générations précédentes pour qui émigrer a pu être légitime, au regard des conditions économiques et politiques de la Chine d’autrefois, et qui ne se concevaient pas comme devant être des ambassadeurs 51. Ces conditions différentes font que nos enquêtés sont mal à l’aise vis-à-vis des stéréotypes à propos de la Chine et des Chinois. Les quelques détaillants de textile interrogés ne se reconnaissent pas dans la figure du commerçant ethnique. Zhen nous dit qu’il est mal à l’aise lorsqu’il est renvoyé par ses interlocuteurs à son origine :
La plupart des Rouennais sont gentils et acceptent les étrangers. Mais j’ai aussi rencontré des gens qui n’ont pas une bonne impression des Chinois. Dès qu’ils voient des gens qui ont les cheveux noirs et la peau jaune, ils disent que ce sont des Chinois. Quand j’entends le mot chinois ou des mots qui se prononcent un peu comme chinois— par exemple “chez moi” — je ne me sens pas bien. Je ne sais pas pourquoi.
Dans leurs transactions marchandes, le malaise de nos enquêtés peut résulter d’une blessure faite à leur fierté nationale. Un exemple est fourni par les controverses passionnées autour des produits « made in China ». Dans le commerce de maroquinerie et de textile, les produits manufacturés en Chine sont en train de conquérir le marché français. Paradoxalement, ces produits, omniprésents, ont plutôt mauvaise réputation pour ce qui est de leur solidité, de leur conformité aux normes sanitaires ou sociales de fabrication, etc. Dans la boutique du commerçant chinois, il peut arriver qu’un client français demande le pays d’origine des produits. Conscient de la méfiance latente de son client, le commerçant chinois lui répondra que les produits proviennent de Chine mais qu’ils sont de bonne qualité. Toutefois, ce scénario ne se produit qu’occasionnellement, car la correspondance entre le pays d’origine du commerçant et le pays de provenance des produits qu’il propose est une évidence pour les clients. Mais quand le client français dénigre ouvertement les produits fabriqués en Chine, le commerçant chinois le prend souvent comme une offense personnelle. Jun perçoit ce genre de dénigrement comme l’expression d’une forme de racisme ordinaire des Français à l’égard des personnes d’origine chinoise : lorsque les vêtements fabriqués en Chine (donc par les Chinois) sont montrés du doigt, indépendamment de leur qualité réelle, ceux fabriqués en Italie ne posent aucun problème, même si en réalité, ils sont produits par des ateliers de confection chinois situés en Italie.
Très souvent, l’image de la Chine que nos entrepreneurs souhaitent transmettre à leurs clients est en décalage avec l’idée que leurs clients se font de la Chine. Le commerce ethnique est aussi l’occasion de propager les stéréotypes et les clichés les plus forts. Ainsi, Lan considère qu’elle représente la culture gastronomique chinoise « authentique ». Et elle s’est investie de la mission d’expliquer ce qu’est la cuisine chinoise « authentique », et par-là, ce qu’est la Chine « réelle ». Mais elle avoue que son message s’avère inefficace et superflu : car dans les échanges commerciaux, les clients cherchent plutôt à confirmer leurs représentations sur la Chine.
Toutefois, la relation qui lie le commerçant et son client n’est pas réciproque : pour le commerçant, la compréhension de l’autre est indispensable. Elle vient des impératifs du métier, mais aussi de l’exigence normative de « s’intégrer » dans la société française. De son côté, le client ne ressent pas l’impérieuse nécessité de connaître plus de choses sur la Chine et ses populations. Plusieurs situations se présentent : la plupart des clients « ne connaissent rien de la Chine » et ne s’intéressent guère à ce qui s’y passe ; certains clients s’intéressent à la Chine tout en ignorant son état de développement actuel ; une minorité de clients se disent connaître la Chine, mais au nom de l’authenticité de la Chine millénaire, ils regrettent les changements qui ont eu lieu dans le pays. Cette dernière attitude est paradoxale : en cherchant à valoriser une tradition culturelle, on nie en même temps la modernité et l’universalité de l’expérience de l’autre. Le langage de l’authenticité risque d’enfermer l’autre dans son particularisme immuable. À ce sujet, Lan reste lucide :
Ils (ses clients français) ne se sont toujours pas rendu compte que le visage de la Chine a beaucoup changé, qu’il y a beaucoup de gratte-ciels dans les villes, comme aux États-Unis. Quand ils parlent de la Chine, ils disent toujours qu’ils aiment les petits villages reculés. En fait, ils préfèrent les choses plus primitives, plus authentiques quand ils parlent de l’Asie. Ils n’aiment pas tout ce qui est lié à la modernité.
Conclusion
Un des résultats classiques de la sociologie économique de la migration est de considérer que les migrants, du fait même de leur expérience de migration, sont bien équipés pour s’adapter aux bouleversements de leurs conditions de vie et pour saisir les opportunités dans la société d’accueil 52. Récemment, la multiplication des initiatives entrepreneuriales chez les étudiants chinois en France doit se comprendre comme le résultat des effets conjoints de la segmentation des marchés du travail et des mouvements migratoires. Le choix de créer sa propre activité peut résulter d’un projet fort de mobilité sociale, mais aussi d’une reconversion.
Aujourd’hui, en Chine, le fait même que de nombreux jeunes étudiants conçoivent leur projet de migration à l’étranger comme une « entreprise » témoigne de la prédominance de cet état d’esprit chez la jeune génération. En créant sa propre entreprise à l’étranger, cette génération de jeunes Chinois veut réussir, mais aussi accéder à l’autonomie, au gouvernement de soi, surtout pour les femmes. Mais la plupart des jeunes ne peuvent y parvenir qu’avec le soutien de leur famille. Les étudiants que nous avons interrogés n’ont que peu de relations avec la diaspora commerciale chinoise implantée de longue date en France, mais ils savent s’appuyer sur un ensemble de ressources ethniques pour créer et développer leur activité. Les étudiants-commerçants se considèrent comme des individus autonomes et ils veulent être reconnus comme de véritables professionnels. Cependant, dans les transactions marchandes, c’est leur « ethnicité » qui est mise en avant comme argument de vente et repérée par les clients français comme garantie de l’exotisme. Dans cette délicate situation, il s’agit pour ces étudiants-commerçants chinois de trouver un équilibre entre exhiber leurs qualités « ethniques » et résister à la catégorisation réifiante opérée par leurs interlocuteurs.