La pandémie de la COVID-19 a remisé au second plan le projet titanesque des Nouvelles Routes de la Soie – rebaptisé One Belt One Road (OBOR) en anglais puis Belt and Road Initiative (BRI) – mais il est vraisemblable qu’il reviendra au-devant de la scène bientôt. L’objectif de ce chapitre n’est pas de fournir un énième commentaire sur un phénomène qui a fait l’objet d’innombrables analyses (à titre indicatif, la requête Belt and Road Initiative sur Google Scholar en mai 2020 donne plus de 25 000 occurrences 1) mais de s’interroger sur les effets que peut avoir ce projet, qui vise à élargir l’influence économique et politique de la République populaire de Chine (RPC), sur la diaspora chinoise. Dans le champ de recherche sur les migrations internationales où s’inscrit la présente contribution, cette interrogation se situe dans la problématique des relations entre les populations migrantes et la politique de leur pays d’origine 2. On peut l’aborder en posant la question : y a-t-il convergence entre le projet de l’État chinois et les activités de la/des diaspora·s chinoise·s ? Pour y répondre, on observera l’évolution du dispositif économique diasporique en France et celle de la politique de la RPC vis-à-vis de la diaspora chinoise. On se demandera ensuite si la convergence des intérêts économiques ne renforce pas de façon paradoxale l’autonomie de la diaspora.
La présente contribution s’appuie sur des données issues des publications de différent·e·s chercheur·e·s et d’une observation personnelle au long cours de la population d’origine chinoise en France 3.
La transformation du dispositif économique diasporique
Jusqu’aux années 1970-1980, la population chinoise en France ne dépasse pas quelques milliers d’individus, la plupart arrivée avant la Seconde Guerre mondiale 4. Elle est insérée dans une économie ethnique locale 5 caractérisée par de petites entreprises familiales qui n’ont pas de liens économiques avec la RPC pour des raisons évidentes si ce n’est des envois d’argent en direction des familles. Les activités sont diverses mais dominées par la restauration. Une forme a cependant une certaine importance : la production et la vente de produits de maroquinerie dans le quartier des Arts et Métiers. Elle s’est développée progressivement dans les années 1930 et surtout à la fin de la Seconde Guerre mondiale 6. Elle constitue un exemple intéressant « d’économie ethnique 7 ». La forme classique de l’activité dans ce quartier était la fabrication locale d’articles de maroquinerie dans de nombreux petits ateliers. Ces produits étaient ensuite vendus par des grossistes à des commerçants-détaillants généralement autochtones. Ateliers et magasins de gros constituaient une même unité de production-vente : le propriétaire d’un magasin grossiste était souvent le patron d’un ou de plusieurs ateliers. Il y avait plus d’une centaine de grossistes en maroquinerie dans les années 1980, approvisionnés par plusieurs centaines d’ateliers.
À partir des années 1980-1990, on assiste à une multiplication des établissements liée à l’immigration en provenance d’Asie du Sud-Est (constituée notamment de réfugiés) puis de Chine continentale, en relation avec la libéralisation des conditions d’émigration dans ce pays. Dans les années 1980 se sont multipliés les ateliers de confection jusque dans les années 2000. La production était directement liée au « système Sentier 8 ». Ce dispositif est toujours composé de petites entreprises familiales mais leurs activités ont sensiblement changé (voir infra). Certaines activités « traditionnelles » demeurent tout en se transformant. C’est le cas de la restauration. Le nombre d’établissements en 2012 était de 824 dans Paris intramuros et de 1842 pour l’ensemble de la région parisienne 9. À la différence des activités de commerce de gros, fortement concentrées dans des espaces bien identifiés, une très grande partie des restaurants sont dispersés dans toute l’agglomération, moins de 10 % d’entre eux sont implantés dans les quartiers « chinois » de Paris. La restauration reste une activité importante mais propose aujourd’hui de nouveaux produits. Les restaurants japonais se sont multipliés, comme les traiteurs et les plats à emporter, jadis inexistants en France. C’est également le secteur d’activité qui emploie le plus de personnes 10. Dans ce dispositif, les secteurs les plus importants en nombre d’entreprises et d’emplois étaient jusqu’aux années 2000 la restauration, la confection et la maroquinerie. Le tableau 1 permet de suivre l’évolution dans cinq espaces parisiens sélectionnés en raison de la forte concentration de commerces chinois. Le nom des espaces est celui des quartiers dans lesquels ils se trouvent.
Arts et Métiers | Belleville | Triangle de Choisy | Aubervilliers | Sedaine - Popincourt | Total | |||||||||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
1985 | 2012 | 1985 | 2012 | 1985 | 2012 | 1985 | 2012 | 1985 | 2012 | 1985 | 2012 | |||||||
RESTAURANTS, TRAITEURS | 16 | 22 | 17 | 53 | 41 | 89 | 0 | 1 | 0 | 8 | 74 | 173 | ||||||
COMMERCE DE GROS | 103 | 254 | 6 | 1 | 10 | 6 | 0 | 444 | 0 | 399 | 119 | 1104 | ||||||
DÉTAIL ALIMENTAIRE | 4 | 7 | 20 | 27 | 25 | 28 | 0 | 0 | 49 | 62 | ||||||||
DÉTAIL NON ALIMENTAIRE | 2 | 15 | 29 | 50 | 33 | 47 | 0 | 14 | 0 | 5 | 64 | 131 | ||||||
AUTRES DÉTAILS ET SERVICES | 0 | 33 | 6 | 96 | 11 | 125 | 0 | 0 | 8 | 17 | 262 | |||||||
TOTAL | 125 | 331 | 78 | 227 | 120 | 295 | 0 | 459 | 0 | 420 | 323 | 1732 |
Les commerces chinois sont le plus souvent majoritaires par rapport au nombre total d’entreprises. Ils représentent 44,4 % du total dans le triangle de Choisy, 46,2 % à Belleville, 56,3 % à Arts et Métiers et, surtout, 78,7 % à Sedaine-Popincourt et 94,4 % à Aubervilliers 13. Une autre caractéristique est la prévalence des entreprises grossistes 14. Elles sont de loin les plus nombreuses et, dans certains espaces, il s’agit de l’activité principale (Arts et Métiers, 82,2 % des commerces ; Sedaine-Popincourt, 95 % et Aubervilliers 96,7 %). Les grossistes en maroquinerie restent nombreux dans le quartier des Arts et Métiers, mais leur rôle s’est complètement transformé. Aujourd’hui, la fabrication d’articles en cuir a disparu 15. La concurrence des produits importés de Chine depuis la fin des années 1990 en est la principale raison. Il en va de même dans l’industrie du prêt-à-porter, secteur en déclin rapide. De nombreux propriétaires d’ateliers se sont d’ailleurs reconvertis dans l’importation de produits textiles 16.
La caractéristique la plus importante des produits vendus par les grossistes est qu’ils sont pratiquement tous importés de Chine. En d’autres termes, le commerce de gros est presque exclusivement un commerce d’importation. Il ne commercialise plus la production des ateliers chinois. Sur le plan sociospatial, on assiste à la transformation des économies ethniques locales en « emporiums » (voir infra). Le commerce de détail est quant à lui plus varié. Les restaurants dominent, mais il existe de nombreuses autres activités : détaillants en alimentation, supermarchés, supérettes, produits informatiques, bars et magasins de tabac, agences de voyages, salons de coiffure, d’esthétique ou de soins, etc.
Le dispositif économique diasporique chinois dans les autres pays
Une façon d’apprécier les articulations entre les échelles micro, méso et macro est d’observer l’imbrication des réseaux migratoires et des réseaux économiques. La présence des Chinois d’outremer en France, en Italie et en Espagne s’appuie sur des réseaux migratoires actifs qui permettent aux individus de contourner les mesures réglementaires visant à réduire leur installation dans tel ou tel pays. Cette présence se traduit par la constitution de communautés locales toujours urbaines (Paris, Marseille, Florence, Prato, Milan, Naples, Barcelone, Madrid...) organisées selon un principe entrepreneurial qui, du fait de l’interpolarité des relations, sont reliées entre elles sur différents plans, notamment économiques, à travers des flux financiers, de produits et de services. Cela se manifeste par l’existence de dispositifs économiques locaux, tels que ceux de Paris que nous venons d’évoquer, organisés autour de pôles commerciaux, artisanaux et parfois industriels. Ces pôles sont fortement articulés entre eux sur le plan financier (les capitaux circulent facilement d’un pôle à l’autre), sur celui de la main-d’œuvre (changement fréquent de pôle d’activité chez les employés) et sur le plan entrepreneurial lui-même — puisqu’un restaurateur peut avoir tenu un atelier de confection et envisager de s’établir dans le commerce alimentaire.
Ces dispositifs locaux sont reliés à d’autres, de même nature, établis dans le même pays ou dans d’autres. Ils constituent ainsi un réseau transnational dont l’unité est donnée par le caractère identitaire des liens qui les unissent et qui permet d’articuler l’échelle locale et l’échelle globale. Ces réseaux sont faiblement hiérarchisés dans la mesure où les relations s’établissent entre individus et qu’elles sont peu médiatisées par des appareils institutionnels. De plus, les unités économiques ainsi reliées sont le plus souvent de petite taille de sorte que les liens entre les entreprises sont généralement des liens personnels directs entre les entrepreneurs. Ces dispositifs n’ont pas la configuration de grandes organisations industrielles, financières ou de services de la diaspora chinoise en Asie du Sud-Est par exemple mais ils sont plutôt des formes de coordination à l’échelle locale et transnationale d’une multitude d’agents économiques qui s’appuient sur des réseaux sociaux.
Ces entreprises présentent trois caractères qui contrastent avec la vision que l’on a des entreprises insérées dans l’économie globalisée : il s’agit d’entreprises transnationales, mais petites et familiales. Si ces deux dernières caractéristiques vont généralement de pair, la transnationalité, plutôt associée aux grandes firmes, peut surprendre. On imagine difficilement que de petites entreprises familiales puissent être également transnationales car cela implique la maîtrise d’éléments que l’on suppose difficilement accessibles : l’information à propos du marché, des opportunités d’installation, des localisations possibles (etc.), la capacité de faire circuler le capital nécessaire à la constitution des entreprises et celle de faire voyager des marchandises au-delà des frontières. Or, c’est grâce à l’existence de réseaux migratoires actifs que ces petites entreprises familiales acquièrent les compétences nécessaires à la maîtrise des éléments permettant de développer leur dimension transnationale. Les réseaux migratoires sont à la base des réseaux économiques dans la mesure où la circulation des personnes et leur installation dans d’autres pays accroissent le potentiel de circulation des produits, puisque ce sont ces individus qui les mettent en circulation, mais aussi du capital nécessaire à la constitution de ces petites firmes (la production sera abordée dans la section suivante). Ces flux migratoires sont très sensibles aux conjonctures locales ou nationales et se réorientent en fonction de celles-ci redéployant alors différemment les réseaux économiques et faisant souvent apparaître de nouvelles places économiques. C’est le cas de Naples, de Prato, de Milan, mais aussi d’Athènes, « emporium » constitué à partir des années 2000 par des Chinois venus d’Italie 17. Adelina Miranda 18 analyse avec une grande pertinence la façon dont à Naples les migrants chinois se sont insérés d’abord dans l’industrie textile puis dans le commerce de détail et de gros. Les réseaux migratoires et économiques entre les villes italiennes (Prato, Florence, Milan…) sont étroitement imbriqués. Les réseaux de parenté ont également joué un rôle essentiel se confondant d’ailleurs souvent avec les précédents. Elle souligne ainsi à propos des migrants chinois « leur compétence à utiliser les ressorts de différents réseaux d’appartenance dispersés dans les espaces nationaux 19 ». C’est en effet « grâce à leurs réseaux de parenté étendus au niveau mondial [qu’ils] jouent entre déterritorialisation et localisation, entre mobilités et constructions de nouveaux ancrages familiaux » et qu’ils ont pu s’installer de France en Italie dans les années 1990, mais aussi en Espagne et en Grèce. Marseille connaît une évolution semblable. Justine Romolacci 20 montre comment dans les années 2000 des commerçants chinois, essentiellement des Wenzhou, se sont établis dans le quartier de Belsunce, succédant à d’autres commerçants immigrés. Beaucoup d’entre eux viennent de la région parisienne et ont parfois un établissement à Aubervilliers. En 2018 a ouvert le « MIF68 » un espace commerçant regroupant plusieurs dizaines de commerces grossistes en habillement. Les commerçants chinois du « Sentier de Marseille » s’approvisionnent en grande partie auprès de leurs compatriotes fabricants de Prato en Italie.
Depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, ces dispositifs ont, à l’échelle locale, créé des emporiums. Alain Tarrius 21 utilise ce terme pour qualifier l’organisation des commerçants maghrébins de Belsunce à Marseille dans les années 1990. Bredeloup et Bertoncello 22 le reprennent à propos des implantations commerçantes africaines en Chine. Mark Ravinder Frost 23, dans une perspective différente, l’utilise également à propos de Singapour au XIXe siècle. Il qualifie de façon pertinente le phénomène en question ici car il s’agit bien de comptoirs commerciaux établis en pays étranger. Leur trait saillant est leur concentration spatiale dans l’espace urbain. Ils diffèrent fortement des « Chinatowns » dans la mesure où ils assurent une fonction quasi exclusive d’approvisionnement de commerçants-détaillants autochtones, d’origine chinoise ou issus d’autres immigrations. Il faut cependant souligner que ces emporiums ne sont qu’une partie, certes devenue importante, des dispositifs locaux. Leur forte visibilité tend à masquer les autres formes de la présence économique des populations d’origine chinoise tout comme le font d’ailleurs les Chinatowns (voir encart ci-dessous) qui généralement ne localisent qu’une partie desdites populations dont la présence ailleurs est invisible aux regards extérieurs 24.
L’essor du commerce de gros à travers la multiplication des emporiums
Dans la région parisienne, plusieurs centaines de grossistes importateurs se sont établis depuis le début des années 2000 : dans le XIe arrondissement, le quartier Sedaine-Popincourt, et plus encore dans les anciens entrepôts d’Aubervilliers où leur nombre a augmenté rapidement. On trouve aujourd’hui à Aubervilliers 1500 sociétés d’import-export 26. La ville de Marseille accueille maintenant elle aussi un emporium chinois. On trouve le même cas de figure dans nombre de pays européens 27. En Italie, à Naples, le centre de distribution en gros Cinamercato 2003 a été parmi les premiers (en 2003 comme son nom l’indique) à être construit et regroupe 70 à 80 commerces 28. D’autres emporiums sont apparus depuis à Padoue, à Milan, dans la ville de Monza, ou encore à Prato où l’on trouve une centaine de grossistes en confection et bijouterie fantaisie. Le même cas de figure existe aussi à Athènes, comme déjà souligné, à Madrid — un centre commercial de 400 boutiques dans le quartier Cobo Calleja au sud de la ville, à Budapest, où l’Asia Center joue le rôle de plaque de redistribution à l’échelle de l’Europe centrale, et jusqu’en Russie à Moscou et Saint-Petersbourg 29.
On observe le même schéma d’installation en Afrique 30. Là aussi la liste est longue des villes qui accueillent ces emporiums. Ils réunissent tout juste quelques dizaines de commerces comme des centaines ou des milliers. Un des centres les plus importants se situe à Johannesburg. Le marché de « China City » rassemble plusieurs centaines de commerces et approvisionne des commerçants venus de tout le pays et des pays voisins. C’est également le cas à Accra (Ghana), Yaoundé et Douala (Cameroun), Lomé (Togo) et Maputo (Angola). Au Sénégal, des centaines de commerçants chinois sont établis à Dakar 31. Une caractéristique frappante de ces emporiums est que leurs acteurs sont très majoritairement de petits commerces. Les entreprises plus importantes y interviennent plutôt en tant que courtiers immobiliers 32.
La diaspora chinoise et la RPC (République populaire de Chine)
Si les migrants internationaux, quels qu’ils soient, ont historiquement toujours conservé des liens avec leur pays d’origine 33, ces derniers les ont quant à eux le plus souvent ignorés. Durant les dernières décennies cependant, ils ont été de plus en plus nombreux à développer des mesures en direction de leurs émigrés 34. On peut alors se demander si ce que l’on pourrait appeler la « politique migratoire » des États d’origine n’est pas en train de devenir un instrument de politique étrangère 35. C’est dans ce cadre que l’on peut interroger les relations entre la diaspora chinoise et la Chine continentale.
Sur la longue durée, l’attitude des pouvoirs chinois successifs à l’égard des Chinois d’outremer a oscillé de l’hostilité à la bienveillance intéressée en passant par l’indifférence. Ils sont, selon l’époque, considérés comme des compatriotes méritant protection ou des indésirables coupables d’avoir abandonné la mère patrie et faisant à ce titre l’objet d’un bannissement définitif. Ils sont même menacés de décapitation lors de leur retour. Le droit d’émigrer n’est officiellement reconnu qu’en 1893 alors que la migration de masse a déjà commencé depuis près d’un demi-siècle. La dernière dynastie chinoise les a toujours suspectés de vouloir la renverser. Cette crainte était fondée puisqu’ils ont activement soutenu Sun Yat Sen (lui-même Chinois d’outremer émigré à Hawaï) qui établit en 1912 la première république. « Les Chinois d’outremer sont la force principale de la révolution » lança-t-il lors de la création du Guomindang. Entre 1912 et 1949, le gouvernement nationaliste encourage fortement les relations avec les Chinois d’outremer. La Chine soutient ses ressortissants à l’étranger tout en attendant d’eux une allégeance politique (notamment durant le conflit avec le Japon durant les années 1930), mais aussi, et surtout, leur participation économique au développement du pays. Cette politique a du succès car dans les années 1920 et 1930, ces investissements sont considérables. C’est ainsi qu’ils financent entièrement la construction de l’infrastructure des transports dans le sud de la Chine ainsi que la création de compagnies routières et ferroviaires 36. Des institutions étatiques sont créées pour entretenir le lien avec la mère patrie. Dans la Chine communiste, les Chinois d’outremer redeviennent suspects et personae non gratae. Ils sont vus comme de dangereux capitalistes ennemis de la révolution, susceptibles de surcroît de soutenir Taïwan. Les migrations sont très strictement contrôlées et limitées à une frange infime de la population. Cependant, la Chine communiste ne coupe pas totalement les ponts : certaines institutions mises en place précédemment sont maintenues et ils sont même représentés à l’Assemblée nationale populaire. Afin d’exercer un contrôle sur les diverses communautés établies à l’étranger, la Chine se livre avec Taïwan à une compétition acharnée pour gagner les faveurs des nombreuses associations créées — parfois même sur encouragement de l’État — par la diaspora à travers le monde. Toutefois, pendant la Révolution culturelle (1966-1976), les institutions de liaison avec l’outremer sont abolies.
La fin des années 1970 et le début des années 1980 sont marqués par un changement complet d’attitude du pouvoir vis-à-vis des Chinois d’outremer. De nombreuses mesures visant à faciliter les visites et à favoriser les retours, temporaires ou définitifs — des plus riches ou des plus qualifiés principalement, sont mises en place au motif que le pays a besoin d’eux pour se développer. D’un autre côté, les conditions d’émigration sont assouplies ce qui a pour effet une reprise de l’émigration. Mais c’est dans le domaine des investissements que les mesures d’encouragements sont les plus fortes. Cette politique ne porte que partiellement ses fruits : ce sont avant tout les Hongkongais (et secondairement les Taïwanais) qui sont intervenus de manière décisive dans le développement économique de la Chine en fournissant une grande partie des investissements étrangers dès le début des années 1980. Les Chinois d’outremer installés ailleurs dans le monde participent à un degré moindre. La proportion est difficile à estimer, étant donné que les investissements transitent par Hong Kong. En 2001, 63 % des investissements directs étrangers ou IDE (sur un total de 47 milliards $ US) étaient réalisés par la diaspora. En 2019, ces IDE ont atteint 137 milliards $ US, dont un pourcentage vraisemblablement moins important que dans les années 2000 provenait de la diaspora.
On assiste dans la décennie 1990 à une réorientation de la politique vis-à-vis des Chinois d’outremer, qui trouve sa concrétisation en 2001 dans une diminution des privilèges pour la catégorie des « dépendants » (ceux qui reçoivent des remises) et des « retournés ». Elle est bien traduite par le changement du slogan officiel qui résume la politique chinoise à l’égard de la diaspora : le mot d’ordre huiguo fuwu (revenir et servir le pays) est remplacé par weiguo fuwu (servir le pays depuis l’étranger). La question du retour devient secondaire, sauf pour les étudiants qui bénéficient des bourses d’État, et le gouvernement demande aux Chinois d’outremer de servir la Chine depuis les pays où ils sont installés. Pour cela toute une série de mesures et d’actions sont mises en place en Chine elle-même et en direction de la diaspora. En bref, on observe une reconnaissance de facto de la diaspora comme entité distincte, et autonome, de la Chine. Cela traduit un tournant majeur des relations Chine-diaspora chinoise, et sans doute, plus profondément, dans la conception qu’a la Chine de l’exercice de sa puissance. Sont ainsi rétablies des institutions comme le Bureau des affaires des Chinois d’outremer chargé de protéger les intérêts de la diaspora, de favoriser les investissements et la création d’entreprises, de développer les liens culturels et d’assurer une représentation politique (un parti est même créé pour défendre les intérêts des Chinois revenus définitivement). Cette administration est présente aux différents niveaux du pays — national, provincial et local — et encourage la création d’associations de toutes sortes qui développent des liens avec les émigrés.
La « politique diasporique 37 » de la RPC est avant tout une politique culturelle qui s’appuie sur trois piliers : les associations, les médias et la valorisation de la culture chinoise. Concernant les associations, l’objectif est de les soutenir dans les pays d’installation et de les encourager à développer des relations avec leurs homologues établis dans d’autres parties du monde, mais aussi avec les institutions dédiées comme le Bureau des affaires des Chinois d’outremer. L’autre objectif est de les fédérer à l’échelle mondiale. Le développement des médias est encouragé en tant que principal support de communication entre les communautés à l’étranger. En Europe, on compte plus de trente journaux en langue chinoise et la presse écrite et audiovisuelle est de plus en plus présente sur internet. Il s’agit également de développer des médias en lien avec la Chine. On compte ainsi près de 200 publications en direction des Chinois d’outremer à travers le monde qui diffusent au total près de deux millions d’exemplaires par jour. Sur le plan télévisuel, les Chinois d’Europe ont accès à une quinzaine de chaînes satellites.
Le troisième pilier est le développement de l’enseignement de la langue et de la culture chinoise à l’étranger au sein de la diaspora mais aussi en direction des populations des pays d’accueil. La création d’écoles est encouragée. Il en existe, en Europe, près de 300 fondées par des associations, souvent avec le soutien des autorités chinoises. Bien qu’ils ne s’adressent pas en premier lieu aux Chinois d’outremer, un des principaux moyens pour promouvoir la langue et la culture chinoises à l’étranger est la création, à partir de 2004, des Instituts Confucius. On en compte 548 en 2019 38.
La politique étrangère de la RPC peut être brièvement résumée ainsi 39 : elle vise deux objectifs qui sont assurer le développement économique de la Chine et élargir son influence politique à l’échelle mondiale. Pour y arriver, elle utilise trois moyens : la sécurisation de l’approvisionnement en matières premières, l’élargissement du marché des exportations et le renforcement des appuis diplomatiques dans les organisations internationales. Dans quelle mesure la politique migratoire de la Chine est-elle liée à sa politique étrangère ? Ce lien apparaît à plusieurs niveaux. D’abord si l’on examine le slogan weiguo fuwu, il est clair que la Chine demande explicitement à la diaspora chinoise de servir les intérêts du pays. Or, celle-ci se trouve considérablement renforcée avec la reprise des migrations depuis la Chine à partir des années 1980. Ses effectifs ont en effet plus que doublé en un peu plus de trente ans, passant de 20 millions à la fin des années 1970 à 40-45 millions en 2015 40. Si l’on considère maintenant les moyens développés par la Chine pour assurer son influence économique et politique dans le monde, on remarque que c’est avant tout dans l’élargissement du marché des exportations que la diaspora joue un rôle, par le développement du commerce et la multiplication des emporiums distribuant la production chinoise depuis l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Depuis le lancement du projet BRI, on remarque localement (à Paris ou ailleurs) que les représentants de l’État chinois (personnel diplomatique, consuls, secrétaires consulaires, etc.) sont plus souvent présents dans diverses manifestations liées aux Chinois d’outremer : défilés et réceptions du Nouvel An chinois, rencontres avec les « acteurs économiques » ou encore inauguration d’emporiums — par exemple à Milan avec l’ambassadeur de Chine en Italie, ou au MIF 68 de Marseille en présence du consul de Chine. Il est incontestable que l’État chinois cherche à développer concrètement ses relations avec les Chinois à l’étranger 41. Un certain nombre d’entre eux répondent favorablement (notamment les entrepreneurs à la recherche d’un « capital symbolique 42 ») dans la mesure où ils y trouvent des opportunités économiques. Il est certain que la diaspora tire bénéfice de la distribution croissante de la production chinoise à travers ses emporiums et cela a pour conséquence de la renforcer économiquement. Mais on peut faire l’hypothèse qu’un des effets inattendus de ce phénomène est qu’il contribuera à renforcer également son autonomie vis-à-vis de l’État chinois. Si bien que la diaspora chinoise (les diasporas chinoises) risque de ne pas être les agents attendus du développement de la puissance chinoise mais plus probablement ses principaux bénéficiaires.