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Cette notice a été réalisée par Michaël Roy dans le cadre du projet Sorbonne Paris Cité « Écrire l’histoire depuis les marges » (EHDLM).


Michaël Roy

Michaël Roy est maître de conférences en études américaines à l’Université Paris Nanterre et membre du Centre de recherches anglophones (CREA EA 370). Ses recherches portent sur les circonstances de publication, de circulation et de réception des récits d’esclaves africains-américains, et plus généralement sur l’histoire de l’abolitionnisme aux États-Unis. Il est l’auteur de deux ouvrages, Textes fugitifs. Le récit d’esclave au prisme de l’histoire du livre (ENS Éditions, 2017) et De l’antiesclavagisme à l’abolition de l’esclavage. États-Unis, 1776-1865 (Atlande, 2018), de plusieurs articles dans Textes & Contextes, la Revue du Philanthrope, MELUS : Multi-Ethnic Literature of the United States et Papers of the Bibliographical Society of America, et d’une traduction de The Confessions of Nat Turner (Allia, 2017). Avec Marie-Jeanne Rossignol et Claire Parfait, il a co-dirigé Undoing Slavery : American Abolitionism in Transnational Perspective (1776-1865) (Éditions Rue d’Ulm, 2018).



Roy Michaël (2018). “Benjamin Quarles, historien de la synthèse”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Écrire l’histoire depuis les marges : une anthologie d’historiens africains-américains, 1855-1965, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Benjamin-Quarles-historien- (...)), RIS, BibTeX.


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Notice de la traduction de Laurent Vannini
Benjamin Quarles, « La maison de servitude » (1800-1860)
« The House of Bondage (1800-1860) », The Negro in the Making of America, 1964, chapitre III


Benjamin Quarles (1904-1996)

Né en 1904, à Boston, d’une mère irlandaise et d’un père africain-américain de condition modeste, Benjamin Quarles n’entreprit des études supérieures qu’à l’âge de vingt-trois ans, après quelques années passées à travailler comme groom dans des hôtels ou comme porteur sur des navires de passagers 1. Il s’inscrivit à Shaw University (à Raleigh, en Caroline du Nord), où une enseignante blanche, Florence Walter, l’initia à l’histoire des Africains-Américains. Grâce à une bourse du Social Science Research Council, Quarles fut en mesure de poursuivre des études en histoire à l’université du Wisconsin à Madison. Ses professeurs le découragèrent d’abord de se lancer dans des recherches en histoire africaine-américaine, au prétexte que les Noirs n’étaient pas en mesure d’écrire objectivement sur leur propre passé. William B. Hesseltine finit toutefois par accepter de diriger sa thèse sur l’ancien esclave et militant africain-américain Frederick Douglass, avant tout parce que lui-même travaillait sur une biographie du président Ulysses S. Grant et s’intéressait au rôle joué par Douglass dans la politique de l’administration Grant 2 ; Quarles fut ainsi le premier étudiant noir à recevoir un doctorat en histoire de l’université du Wisconsin en 1940 3. C’est cette thèse de doctorat qui servit de base à la première monographie de Benjamin Quarles, sobrement intitulée Frederick Douglass, publiée en 1948 4. Après avoir occupé plusieurs postes à Shaw University et Dillard University (à La Nouvelle-Orléans), Quarles intégra en 1953 une institution noire qu’il ne devait plus quitter par la suite, Morgan State College, à Baltimore, dans le Maryland. Il y prit des fonctions administratives — il dirigea pendant plusieurs années le département d’histoire —, tout en se consacrant activement à sa recherche, ce qui se traduisit par la publication de nombreux livres : après The Negro in the Civil War (1953 5) parurent successivement The Negro in the American Revolution (1961 6), Lincoln and the Negro (1962 7), The Negro in the Making of America (1964 8), Black Abolitionists (1969 9) et Allies for Freedom : Blacks and John Brown (1974 10). Fermement ancré dans le champ académique de l’histoire africaine-américaine, et publié dans les revues les plus prestigieuses (il fut en 1945 le premier Africain-Américain depuis W. E. B. Du Bois à publier dans la Mississippi Valley Historical Review 11), Benjamin Quarles a malgré tout laissé de lui l’image d’un homme discret, réservé, peu enclin à fréquenter les colloques, à l’opposé de John Hope Franklin auquel on l’associe souvent, qui fut pendant les années 1970 président des trois grandes sociétés savantes en histoire, la Southern Historical Association, l’Organization of American Historians et l’American Historical Association 12. Qu’il soit resté dans l’ombre de son éminent collègue n’empêche pas que Benjamin Quarles soit aujourd’hui reconnu comme l’un des grands historiens africains-américains du XXe siècle, qu’il aura traversé presque de bout en bout.

S’il est un trait qui caractérise la production scientifique de Benjamin Quarles, c’est, selon l’historien August Meier, son « optimisme », hérité de Frederick Douglass, qui en son temps avait critiqué la façon dont les Noirs étaient traités aux États-Unis tout en faisant l’éloge des institutions américaines et en exprimant sa conviction que le sort de la population africaine-américaine allait s’améliorer 13. Les écrits de Quarles trouvaient leur raison d’être dans cette même idée que « le pays finirait par aligner ses pratiques raciales sur son éthos démocratique 14 ». En ce sens, Benjamin Quarles, comme John Hope Franklin, prenait aussi la suite de Carter G. Woodson, pionnier de l’histoire africaine-américaine, qui avait créé en 1915 la première association entièrement dédiée à l’histoire des Noirs, l’Association for the Study of Negro Life and History. Les travaux de Woodson et de ses disciples avaient eu en partie pour but de lutter contre les préjugés de la majorité blanche et de permettre ainsi l’intégration pleine et définitive des Noirs à la population américaine. La recherche de Quarles et de Franklin se différenciait cependant de celle de leurs prédécesseurs — avec lesquels ils entretenaient des liens cordiaux mais lâches — par son caractère plus analytique : il ne s’agissait plus pour eux de lister les faits et exploits d’individus noirs exceptionnels, mais de tisser un récit cohérent qui mette en avant la dimension collective de l’expérience africaine-américaine. La notion de « fierté de la race noire », centrale chez Woodson, tenait une place moins importante chez Quarles, dont la première préoccupation était de replacer les Noirs au centre de la scène historique américaine en corrigeant les erreurs et distorsions d’historiens blancs trop prompts à oublier les révoltes d’esclaves ou le rôle joué par les soldats africains-américains depuis la Révolution américaine jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Il fallait, dans une perspective qualifiée dès 1946 de « révisionniste 15 », intégrer l’histoire noire à l’étude plus large du passé américain. Ainsi Quarles et Franklin furent-ils les figures emblématiques d’une nouvelle génération d’historiens noirs apparue dans les années 1940, à la fois héritiers de l’école de Woodson et tenants d’un nouveau départ dans l’approche de l’histoire africaine-américaine 16.

L’histoire africaine-américaine dans les années 1960

Au début des années 1960, lorsque Benjamin Quarles rédige The Negro in the Making of America, l’histoire africaine-américaine n’est plus la discipline marginale qu’elle a été, mais elle est alors essentiellement le fait d’historiens blancs. C’est un paradoxe qu’ont souligné August Meier et Elliott Rudwick : alors que les historiens noirs réunis autour de Woodson — Lorenzo J. Greene, Luther Porter Jackson, Rayford W. Logan parmi d’autres — ont largement contribué à faire émerger ce nouvel objet de recherche, publiant certains livres fondamentaux dans les années 1940, leur part décroît dans les années 1950 et 1960 au profit d’universitaires blancs tels que C. Vann Woodward, Kenneth M. Stampp et Stanley M. Elkins ; on reviendra sur les travaux des deux derniers, spécialistes d’histoire de l’esclavage 17. Benjamin Quarles et John Hope Franklin font partie des rares historiens noirs ayant continué de publier pendant cette période, qui voit l’augmentation du nombre de thèses soutenues et de monographies et articles publiés sur l’histoire des Africains-Américains et des relations raciales, sans qu’on assiste pour autant à une percée des historiens noirs, parfois limités de façon très concrète dans l’exercice de leur profession, par exemple lorsque les lois de ségrégation les empêchent de se loger pendant une convention 18. La situation n’évolue guère pendant la première moitié des années 1960, moment précis où l’histoire africaine-américaine trouve enfin sa légitimité, pour devenir, dans la seconde moitié de la décennie, un sujet « à la mode 19 » : le nombre de publications explose, des cours spécifiques se créent dans les départements d’histoire des universités, les bourses se multiplient pour encourager la recherche. Cette tendance est à replacer dans le contexte de l’époque, propice au développement puis à l’institutionnalisation des études africaines-américaines. La période de l’après-guerre marque le point d’acmé de plusieurs décennies de luttes pour l’égalité et la justice, « long mouvement pour les droits civiques » (long civil rights movement), selon l’expression consacrée, qui fait coexister et parfois s’entremêler deux traditions de mobilisation des Noirs : « la tradition libérale ou réformiste qui s’appuie sur les institutions du pays pour revendiquer l’égalité de traitement et l’inclusion sociale, et la tradition radicale qui critique sévèrement ces mêmes institutions et réclame une transformation profonde de l’économie et de la société américaines 20 ». L’année de parution de The Negro in the Making of America — 1964 — est aussi celle de l’Été de la liberté, pendant lequel des étudiants blancs du Nord gagnent le Mississippi pour aider les Noirs à s’inscrire sur les listes électorales, du Civil Rights Act, qui interdit toute discrimination dans les lieux publics, et de l’attribution du prix Nobel de la paix à Martin Luther King Jr. L’œuvre de Benjamin Quarles dans son ensemble — et The Negro in the Making of America en particulier — s’ancre plutôt du côté de la tradition réformiste, et c’est en cela qu’elle a été critiquée par des historiens noirs militants, qui lui ont reproché son caractère consensuel : parmi eux, Vincent Harding et Sterling Stuckey, deux historiens inspirés moins par Frederick Douglass que par les rebelles et nationalistes noirs David Walker et Henry Highland Garnet, et pour qui la nouvelle Black History (par opposition à la vieille Negro History de Woodson et de ses successeurs) se devait de remettre en cause la prétendue grandeur de la société américaine en révélant les crimes commis par le pays contre sa population noire ; Benjamin Quarles et John Hope Franklin sont cités par Vincent Harding dans ses écrits, lequel déclare ne pas partager leur foi dans la possibilité d’une entente harmonieuse entre Noirs et Blancs 21. Il y a, chez Quarles, un équilibre, une recherche de l’objectivité et de la mesure, qui ont suscité la critique d’historiens aux idées plus radicales et à la rhétorique plus enflammée, mais qui expliquent dans le même temps la pérennité de son œuvre. Tout en ayant participé comme nul autre à la constitution de l’histoire africaine-américaine en tant que discipline, Benjamin Quarles n’a pas été au centre de controverses historiographiques majeures, du fait aussi de la qualité de sa recherche, qui prend toujours appui sur l’examen minutieux des archives 22. Si ses monographies et ses articles ont été complétés par des travaux ultérieurs, ils figurent encore dans les bibliographies d’ouvrages publiés au XXIe siècle, notamment dans le champ des études sur l’histoire de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, que Quarles a profondément transformé en y réinscrivant des abolitionnistes noirs auparavant invisibles. Pour l’historienne Manisha Sinha, auteure d’un récent et magistral ouvrage sur le sujet, Quarles est le « père fondateur de l’historiographie moderne sur l’abolitionnisme noir 23 », et Black Abolitionists son livre le plus important. Peu des historiens inclus dans cette anthologie bénéficient d’un tel intérêt des contemporains.

The Negro in the Making of America (1964), une histoire africaine-américaine pour le grand public

The Negro in the Making of America occupe une place à part dans la bibliographie de Benjamin Quarles. Contrairement aux ouvrages qui l’ont précédé, The Negro in the Making of America ne se présente pas comme le fruit d’une recherche originale sur une période (la Révolution américaine, la guerre de Sécession) ou une personnalité (Frederick Douglass, Abraham Lincoln), mais comme une synthèse de plus de trois siècles d’histoire africaine-américaine, évidemment informée par les recherches antérieures de Quarles : le premier chapitre porte sur la période antérieure à 1619, date à laquelle les premiers esclaves africains furent importés dans les colonies américaines, et le dixième et dernier chapitre sur la période postérieure à 1954, lorsque l’arrêt de la Cour suprême Brown v. Board of Education of Topeka, Kansas, en déclarant inconstitutionnelle la ségrégation scolaire, ouvrit la voie à la déségrégation de la société sudiste et aux mobilisations massives des années 1950-1960 ; deux chapitres supplémentaires furent ajoutés à l’occasion d’une deuxième édition publiée en 1987 24. Dans l’avant-propos, Benjamin Quarles cerne très précisément la nature de son ouvrage et le lectorat visé :

Cet ouvrage s’adresse au lecteur qui recherche une synthèse récente sur le passé des Noirs aux États-Unis. Il n’a pas été conçu pour les spécialistes de ce champ ; il s’efforce au contraire de rendre plus accessible le fruit de leurs recherches. On espère toutefois que le chercheur tout autant que le lecteur ordinaire trouveront ce livre utile 25.

The Negro in the Making of America avait donc avant tout vocation à être lu par le grand public, au moment précis où l’histoire africaine-américaine commençait à sortir des seuls cercles académiques et à « faire l’objet d’une attention et d’un enthousiasme sans précédent dans une grande partie de la population américaine noire et blanche 26 » portée par les bouleversements socioculturels et identitaires du moment. L’ouvrage de Quarles, qu’on décrit parfois comme un « manuel » (textbook), n’était d’ailleurs pas le seul de ce type sur le marché : dès 1947, John Hope Franklin avait publié From Slavery to Freedom : A History of American Negroes 27, qui a connu de multiples rééditions et reste à ce jour une référence dans les cours d’histoire africaine-américaine à l’université 28 ; en 1962, Lerone Bennett Jr. réunit quant à lui plusieurs articles écrits pour le magazine noir Ebony afin d’en faire un livre publié sous le titre Before the Mayflower : A History of the Negro in America, 1619-1962 29. Pour les trois auteurs, la production d’un manuel revêtait une forte dimension politique, au sens où ces ouvrages permettaient aux Africains-Américains de s’éduquer à leur propre histoire. S’il n’a pas connu la fortune du livre de John Hope Franklin, The Negro in the Making of America continue d’être utilisé en tant que support pédagogique par les enseignants américains.

À la différence de la plupart des monographies de Benjamin Quarles, The Negro in the Making of America ne fut pas publié par des presses universitaires 30, mais par un éditeur généraliste, Collier Books, filiale poche de Macmillan, qui a peut-être sollicité le livre. L’apparence physique de l’édition originale donne une bonne idée du type d’ouvrage dont il s’agit et de la façon dont il a pu être reçu : tel qu’il paraît en 1964, The Negro in the Making of America prend la forme d’un livre de poche bon marché (il coûte alors 95 cents, avant de passer plus tard à 1,25 dollar), dont les 288 pages font dire à John Hope Franklin peu après la sortie qu’il s’agit d’un « court » volume, moins développé en tout cas que ne l’était Beyond the Mayflower 31. La couverture noire, ornée du titre en gros caractères blancs fantaisistes (le i de America est surmonté d’une étoile rouge, comme un écho sanglant au drapeau américain), fait également figurer un slogan accrocheur qui vante la célébrité de l’auteur et ancre l’ouvrage dans l’actualité récente, faisant des trois siècles d’histoire africaine-américaine qui ont précédé le simple « arrière-plan » du mouvement pour les droits civiques des années 1960 (« Today’s civil-rights struggle and its three-century background as seen by a famous Negro historian »). Autant de thèmes qui sont repris en quatrième de couverture, où l’éditeur insiste par ailleurs sur le caractère « prenant » de l’ouvrage. Tout désigne donc The Negro in the Making of America comme un livre destiné à un large public, peu au fait de l’histoire des Africains-Américains mais désireux de se renseigner sur le sujet dans le contexte qui est alors celui des États-Unis. La maison d’édition responsable de la publication de The Negro in the Making of America, créée en 1961, publiait toutes sortes d’ouvrages, du roman policier au livre pour enfants, en passant par la science-fiction et le livre universitaire 32. Elle créa à la fin des années 1960 une collection entièrement dédiée à la littérature contemporaine africaine, caribéenne et africaine-américaine (« African/American Library »), avec, dans cette dernière catégorie, des titres tels que Clotel, or The President’s Daughter (1853 33) de William Wells Brown, souvent décrit comme le premier roman publié par un Africain-Américain ; Black Slave Narratives, un recueil d’extraits de récits d’esclaves compilé par John F. Bayliss 34 The Sport of the Gods (1902 35) du poète, romancier et dramaturge Paul Laurence Dunbardation.org/poets/paul-laurence-dunbar] ; ou encore Black No More (1931 36), roman satirique de George S. Schuyler publié pendant la renaissance de Harlem 37. Dès 1962, Collier Books avait publié une édition de l’ultime récit autobiographique de Frederick Douglass, Life and Times of Frederick Douglass (1892 38), introduite par l’historien noir Rayford W. Logan, dont l’éditeur fit paraître la monographie The Betrayal of the Negro en 1965 39. Que ce soit par souci réel d’encourager l’émergence des études africaines-américaines ou par simple intérêt commercial — sans doute les deux facteurs étaient-ils liés —, il y avait chez Collier Books un terreau fertile à la publication d’un ouvrage généraliste en histoire africaine-américaine.

De fait, The Negro in the Making of America porte toutes les marques du livre d’histoire adressé à un public de non-spécialistes. Si des sources sont parfois citées directement, il est impossible d’en connaître la provenance exacte du fait de l’absence de notes en bas de page ou en fin de volume. Les noms d’historiens sont relativement peu fréquents, et les sources primaires pas toujours identifiées : ainsi le premier récit d’esclave de Frederick Douglass (Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, 1845 40) est-il cité dans le chapitre sur l’institution esclavagiste, sans qu’apparaisse le nom de Frederick Douglass ; il est seulement désigné comme « un fugitif 41 ». La bibliographie en fin d’ouvrage se limite à quelques monographies « facilement trouvables 42 » pour chacun des chapitres. L’écriture est alerte, débarrassée des pesanteurs de la prose académique, et illustre bien ce que Quarles disait de lui-même, à savoir qu’il était un historien « de la narration plutôt que du concept 43 ». Cette écriture narrative prend à l’occasion un tour lyrique, par exemple lorsque Quarles fait le portrait du soldat africain-américain « typique » pendant la guerre de Sécession :

Il savait pourquoi il avait endossé l’uniforme fédéral. Il luttait pour une dignité et un respect de soi nouveaux, pour une Amérique dans laquelle ses enfants auraient plus de chances de réussir. Il sentait que l’armée avait quelque chose à lui offrir ; qu’elle lui donnait la possibilité de se rendre utile 44.

Évoquer les aspirations et les espoirs de ces hommes qui rejoignirent les régiments noirs à travers la figure d’un individu plutôt qu’à travers la masse indistincte de la collectivité (ce que Quarles fait par ailleurs) permet d’incarner l’histoire africaine-américaine dans une figure de héros et donc de la rendre plus saisissante. C’est la même logique qui conduit Quarles à illustrer son propos sur les fuites d’esclaves par les exemples de Henry Box Brown et de William et Ellen Craft, deux cas de fuites particulièrement spectaculaires (Brown se fit expédier en Pennsylvanie dans une malle, les époux Craft s’échappèrent de Géorgie en se déguisant, Ellen en homme blanc, William en domestique noir 45). Il y a, de la part de l’auteur, un désir de rendre vivante la matière historique, sans toutefois sacrifier à la précision et à l’exactitude des faits, qui prennent par exemple la forme de nombreux chiffres et dates dans le chapitre sur la guerre de Sécession.

Il semble que cette formule ait séduit le public, puisque The Negro in the Making of America se vendit à 7 000 exemplaires dans les dix jours ayant suivi la parution 46 et à plus de 500 000 exemplaires entre 1964 (année de parution) et 1986 (alors que la seconde édition révisée était sur le point de paraître 47). Du fait même de la nature de l’ouvrage, la réception est difficile à documenter. The Negro in the Making of America n’a guère donné lieu à des recensions critiques dans les revues universitaires, pour la plupart numérisées et disponibles sur des bases de données en ligne. Les comptes rendus parus ont vraisemblablement été publiés dans la presse quotidienne, éphémère par nature, ou encore dans des magazines généralistes. On trouve quelques références à l’ouvrage dans la presse noire : avec The Betrayal of the Negro de Rayford W. Logan, il fait partie des livres de poche recommandés par Negro Digest en mars 1966 48 ; le magazine Ebony œuvre plus énergiquement encore à sa diffusion en le proposant à la vente par correspondance, au sein d’un « Afro-American History and Culture Set » comptant six autres titres, parmi lesquels Before the Mayflower de Lerone Bennett Jr. 49. Dans une recension parue dans le journal de Baltimore The Afro-American, l’auteur et critique africain-américain J. Saunders Redding salue la fluidité du style de Benjamin Quarles (qu’il oppose à la prose « lourde » et « pompeuse » de Carter G. Woodson), la dimension proprement historique de son livre (qui le distingue des ouvrages de W. E. B. Du Bois) et son approche généraliste (qui contraste avec les perspectives pointues adoptées par Charles H. Wesley, Luther Porter Jackson ou Rayford W. Logan). Sa publication en format de poche, ajoute Redding, est un avantage, puisqu’on peut se procurer l’ouvrage « quasiment partout, y compris dans les drugstores et dans les distributeurs de livres qu’on trouve chez le coiffeur 50 ». En définitive, The Negro in the Making of America compte, avec Why We Can’t Wait de Martin Luther King Jr. 51 et le premier roman d’Ernest J. Gaines Catherine Carmier 52, parmi les meilleurs ouvrages publiés pendant une année trop pauvre, selon Redding, en livres sur le « thème racial 53 ». Le faible coût de l’ouvrage, sa distribution efficace par un éditeur commercial et son contenu abordable sont donc autant de facteurs qui lui ont assuré son succès.

Le chapitre sur l’esclavage et ses sources

Comme on l’a dit précédemment, il est difficile, en l’absence de notes, d’établir la liste précise des sources sur lesquelles Benjamin Quarles s’est appuyé pour le chapitre sur l’esclavage. On ignore en particulier ce qui provient de sources secondaires et ce qui provient de sources primaires, même s’il est certain que celles-ci sont plus visibles que celles-là : si Quarles a tendance à gommer les noms d’historiens, sans doute parce qu’ils ont peu de chance d’être connus du lecteur novice, il s’efforce en revanche de faire entendre la voix d’un certain nombre de contemporains de la période étudiée, même s’ils ne sont pas toujours nommés (il cite par exemple les propos d’« un fugitif », « un juge de Virginie » et « un ancien esclave 54 »). Avec pas moins de quatre occurrences, le plus cité d’entre eux est Frederick Law Olmsted, auteur de A Journey in the Seaboard Slave States (1856 55), récit de voyage en terre sudiste qui constitue l’une des descriptions les plus détaillées de la société du Sud antebellum par un témoin de l’époque : y sont évoqués l’architecture, l’économie, l’agriculture ou encore les modes de vie de cette partie du pays 56. Olmsted y prend position contre l’institution esclavagiste, tenue pour responsable du retard économique et culturel du Sud, mais Benjamin Quarles fait davantage appel à son livre comme source d’information et d’anecdotes. De fait, Quarles n’hésite pas à citer les propos de défenseurs de l’esclavage : le propriétaire d’esclaves et gouverneur de la Caroline du Sud James Henry Hammond est cité à deux reprises ; l’auteur de pamphlets pro-esclavagistes George Fitzhugh est également mentionné 57. Le chapitre ne traite pas de l’abolitionnisme noir, évoqué au chapitre suivant 58, mais il accorde une place importante aux stratégies de résistance mises en place par les esclaves dans et hors des plantations — destruction du matériel de travail, fuites grâce au Chemin de fer clandestin, révoltes individuelles et collectives. C’est à cette occasion qu’est cité le second récit d’esclave de Frederick Douglass (My Bondage and My Freedom, 1855 59), ainsi que plusieurs extraits de chants d’esclaves. Benjamin Quarles donne donc la parole aux victimes du système autant qu’à ceux qui l’ont soutenu, dans un souci permanent de saisir l’esclavage sous tous ses aspects.

Que Quarles cite plus volontiers des contemporains que des historiens ne signifie pas que ces derniers soient complètement absents du chapitre sur l’esclavage. Il faut aussi prendre en compte, à ce titre, les quelques monographies citées en bibliographie (dont la liste varie d’une édition à l’autre). Dans la première édition de The Negro in the Making of America, Benjamin Quarles fait référence à des ouvrages déjà anciens au moment de la publication comme à des livres plus récents. La première catégorie comprend notamment Pro-Slavery Thought in the Old South de William Sumner Jenkins (1935 60) et Slave-Trading in the Old South de Frederic Bancroft (1931 61), ce dernier ayant été l’un des rares historiens blancs à s’intéresser à l’étude de l’histoire africaine-américaine dans les années 1930 62. On trouve, dans la seconde catégorie, des historiens de la vague historiographique dite révisionniste, tels que Kenneth M. Stampp et Stanley M. Elkins 63. Ces deux historiens furent parmi les premiers à remettre en cause le modèle alors en vigueur pour l’étude de l’esclavage, élaboré dans la première moitié du XXe siècle par l’historien blanc Ulrich B. Phillips. Originaire du Sud, Phillips avait donné des relations entre esclaves et planteurs une image idyllique : la plantation était décrite dans ses livres comme un lieu d’harmonie, où les Noirs, naturellement inférieurs, pouvaient être civilisés et éduqués grâce à l’action bienfaitrice de maîtres fermes mais indulgents 64. C’est cette vision fantasmée et raciste du monde des plantations que contestèrent par la suite Stampp et Elkins. Dans The Peculiar Institution : Slavery in the Antebellum South (1956 65), Kenneth M. Stampp offrait un tableau de l’institution particulière autrement plus sombre : l’esclavage y était décrit comme un système déshumanisant, fondé sur la subordination et l’exploitation de la main-d’œuvre, sur la discipline, la peur du maître et la violence physique ; chez Stampp, point d’esclaves satisfaits de leur sort, mais un désir de liberté et des tentatives de résistance de la part de la population noire. Stanley M. Elkins, dans Slavery : A Problem in American Institutional and Intellectual Life (1959 66), insistait quant à lui sur les aspects psychologiquement dévastateurs de l’institution sur la personnalité de l’esclave, conduit à intérioriser son infériorité et sa dépendance présumées au point de ne plus pouvoir résister à l’oppression. Benjamin Quarles explicite cette thèse dans The Negro in the Making of America, tout en rappelant qu’il ne faut pas ignorer les multiples formes de résistance des esclaves évoquées précédemment, depuis la « résistance quotidienne 67 » (référence implicite à l’article « Day to Day Resistance to Slavery » de Raymond A. Bauer et Alice H. Bauer publié en 1942 dans le Journal of Negro History 68) jusqu’aux formes plus exceptionnelles de rébellion (documentées par Herbert Aptheker dans American Negro Slave Revolts [1943], mentionné par Quarles 69). L’historien insiste donc sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’« agentivité » (agency) des esclaves, c’est-à-dire sur leur capacité de décision et d’action ; la démarche a depuis été pleinement intégrée à l’historiographie africaine-américaine, mais elle est encore à l’époque relativement novatrice. Elle a notamment été mise en œuvre par l’historien noir John W. Blassingame, dont la monographie The Slave Community : Plantation Life in the Antebellum South (1972 70), non encore publiée au moment où paraît la première édition de The Negro in the Making of America, est ajoutée à la bibliographie des éditions ultérieures, de même que son anthologie de témoignages d’esclaves Slave Testimony : Two Centuries of Letters, Speeches, Interviews, and Autobiographies (1977 71). Blassingame est l’un des rares historiens noirs mentionnés à propos du chapitre sur l’esclavage — et pour cause, puisque le champ était dominé par des Blancs jusque dans les années 1960 — mais Quarles fait en sorte de citer au moins une fois la plupart de ses collègues africains-américains dans le reste de l’ouvrage : Carter G. Woodson, Lorenzo J. Greene, Luther Porter Jackson, Rayford W. Logan, W. Sherman Savage et John Hope Franklin sont quelques-uns des noms d’historiens qu’on peut rencontrer dans le corps du texte.

Avec The Negro in the Making of America, Benjamin Quarles réalisa donc ce que l’historien noir William Cooper Nell avait déjà envisagé près d’un siècle plus tôt : il produisit une histoire exhaustive des Africains-Américains. Comme l’explique Claire Parfait dans cette anthologie, Nell était mort avant d’avoir pu donner forme à ce projet 72. Il revint à William Wells Brown et George Washington Williams au XIXe siècle, puis à John Hope Franklin et Lerone Bennett Jr. au XXe siècle, de réaliser les premiers panoramas historiques. Benjamin Quarles s’inscrivait dans cette tradition. Parce que son propre parcours lui donnait le recul nécessaire, parce qu’il avait acquis une certaine renommée et parce que le contexte du mouvement des droits civiques s’y prêtait, Quarles fut en mesure d’écrire puis de faire publier, à l’intention du grand public, un volume accessible qui parcourt plusieurs siècles d’histoire africaine-américaine en tenant compte des apports de diverses écoles historiographiques. C’est cette maîtrise de l’art de la synthèse qui a fait de The Negro in the Making of America un livre de référence et de Benjamin Quarles un historien respecté.