BETA

Cette notice a été réalisée par Matthieu Renault dans le cadre du projet Sorbonne Paris Cité « Écrire l’histoire depuis les marges » (EHDLM).


Matthieu Renault

Matthieu Renault est maître de conférences en philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le Monde (CNRS, Sciences-Po Bordeaux). Il est l’auteur de Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale (Éditions Amsterdam, 2011) ; de L’Amérique de John Locke. L’expansion coloniale de la philosophie européenne (Éditions Amsterdam, 2014) ; C .L. R. James. La vie révolutionnaire d’un « Platon noir » (La Découverte, 2016) ; L’empire de la révolution. Lénine et les musulmans de Russie (Éditions Syllepse, 2017). Il a été postdoctorant dans le cadre du projet EHDLM et a postfacé la réédition de Douze ans d’esclavage de Solomon Northup (Éditions Entremonde, 2013).



Renault Matthieu (2018). “Charles Harris Wesley : écrire l’histoire de l’histoire noire”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Écrire l’histoire depuis les marges : une anthologie d’historiens africains-américains, 1855-1965, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Charles-Harris-Wesley-ecrir (...)), RIS, BibTeX.


Licence Creative Commons

Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

Notice de la traduction de Laurent Vannini
Charles Harris Wesley, « Le traitement des Noirs américains dans l’étude et l’enseignement de l’histoire des États-Unis »
“The Treatment of the Negro-American in the Study and Teaching of American History”, in Neglected History. Essays in Negro History by a College President (1965)


Dans les pas de Carter G. Woodson

Charles Harris Wesley naît le 2 décembre 1891 à Louisville, dans le Kentucky. Après avoir fait sa scolarité dans des établissements de la ville, il rejoint Fisk University, université noire fondée en 1866 à Nashville, Tennessee, dont il est diplômé en 1911, à l’âge de 19 ans. Deux ans plus tard, il obtient un Master in Arts en histoire et économie à Yale. Dès cette même année 1913, il décroche un poste dans une autre université noire, la plus célèbre, Howard University à Washington, D.C., où il enseignera, principalement l’histoire, presque sans interruption jusqu’en 1942. Il y officiera en tant que doyen du College of liberal arts en 1937-1938, puis en tant que doyen de la graduate school entre 1938 et 1942.

Au cours de ces années, Wesley fait une rencontre capitale, celle de Carter G. Woodson, fondateur de l’Association for the Study of Negro Life and History (ASNLH) en 1915, du Journal of Negro History l’année suivante et, une vingtaine d’années plus tard, du Negro History Bulletin. Woodson incite Wesley à se spécialiser dans le champ de l’histoire africaine-américaine ; avec succès, puisqu’en 1925, à l’instar de W. E. B. Du Bois et Woodson avant lui, Wesley obtient un doctorat en histoire de Harvard pour un travail publié deux ans plus tard sous le titre Negro Labor in the United States, 1850-1925. A Study in American Economic History 1. En 1930-1931, Wesley, boursier de la fondation Guggenheim, mène des recherches à Londres sur l’histoire de l’esclavage dans la Caraïbe. En 1940, il devient l’assistant de Woodson, le corédacteur en chef du Journal of Negro History et plus généralement un acteur majeur du dispositif d’« élévation de la race » mis en place par le père de l’ASNLH.

On ne saurait cependant pleinement saisir la trajectoire de Wesley si l’on ignore son engagement spirituel, intimement lié au rôle joué par les églises noires dans la lutte pour l’égalité raciale. Entre 1918 et 1938, alors qu’il enseigne à Howard, il est aussi pasteur et président du conseil des églises épiscopales méthodistes africaines de Washington. C’est en outre un membre éminent de la première fraternité inter-universitaire noire, fondée en 1905, Alpha Phi Alpha, dont il retrace l’histoire dans un livre publié en 1930 2. Plus tard, Wesley fera aussi partie de la Loge maçonnique de l’État d’Ohio ainsi que d’une autre fraternité africaine-américaine, Sigma Phi Phi, à propos desquelles il écrira également des ouvrages historiques.

En 1942, Wesley est nommé Président de Wilberforce University, dans l’Ohio, institution affiliée à l’église épiscopale méthodiste africaine et première université noire des États-Unis, dont il avait reçu un doctorat en théologie en 1928. Il y fonde notamment un programme d’études africaines 3. En 1947, il devient Président du College of Education and Industrial Arts de Central State College (aujourd’hui Central State University) qui vient alors de s’autonomiser par rapport à Wilberforce. Il occupera cette fonction jusqu’en 1965, année où il prendra sa retraite avant de se réinstaller à Washington. À la mort de Woodson en 1950, Wesley prend les rênes du Journal of Negro History et de l’ASNLH dont il est le président jusqu’à sa retraite, puis le directeur exécutif jusqu’en 1972. Au tournant des années 1960, il apparaît, de sa propre initiative selon toute vraisemblance, en tant que co-auteur dans les rééditions d’ouvrages de Woodson : Negro Makers of History, The Story of the Negro Retold, et surtout The Negro in Our History.

Wesley s’identifiait à Woodson. Il fut sans doute le plus fidèle disciple d’un homme qui en comptait beaucoup. À bien des égards, l’esquisse biographique de « Carter G. Woodson — en tant que chercheur » qu’il rédigea en 1951 relève de l’autoportrait. Il y définit son aîné en ces termes :

c’était un découvreur de vérités, un organisateur de vérités, un pourvoyeur de vérités, un disséminateur de vérités et un combattant pour la vérité 4.

À l’instar de nombreux autres historiens africains-américains qui se formèrent aux côtés de Woodson, Wesley accordait la plus grande importance à la collecte, la sélection et l’organisation des faits bruts, « objectifs », permettant de démontrer, empiriquement, le rôle joué par les Noirs dans l’histoire, aux États-Unis et ailleurs, et de lutter contre l’occultation et les déformations dont cette contribution avait jusqu’alors systématiquement fait l’objet dans l’historiographie officielle-blanche :

[L’histoire] n’est la glorification ni du peuple blanc, ni du peuple noir, c’est l’histoire du peuple indépendamment de la race ou de la couleur. […] Quand une partie du pôle a été négligé ou s’est vu attribué une place subalterne, l’histoire doit être reconstruite afin d’être conforme à la vérité 5.

Wesley meurt le 16 août 1987 à Washington, laissant derrière lui sa femme, Dorothy Porter Wesley (1905-1995) — bibliothécaire et auteure de nombreux travaux bibliographiques sur l’histoire et la littérature africaines-américaines, et dont un article est reproduit dans la présente anthologie 6 — ainsi qu’une fille née d’un premier mariage.

Pour une approche globale de l’histoire noire

Marchant dans les pas de Woodson, Wesley n’en aura pas moins tracé une voie originale dans le champ de l’histoire noire, mais aussi de l’historiographie, au sens spécifique, réflexif, de la problématisation de l’écriture de l’histoire. Ses recherches en la matière, exposées dans une douzaine de livres et des centaines d’articles, nombre d’entre eux publiés dans le Journal of Negro History 7, peuvent être divisées en cinq catégories.

La première regroupe ses travaux sur l’histoire africaine-américaine et, plus généralement, sur l’histoire des États-Unis. Relèvent de cette catégorie ses deux ouvrages majeurs des années 1920. Le premier, issu de sa thèse, Negro Labor in the United States s’intéresse de manière novatrice au Noir non plus en tant qu’esclave, mais en tant que travailleur « libre », juste avant et surtout après l’abolition. Wesley y fait un large usage de données statistiques (sur la proportion de travailleurs qualifiés et non qualifiés, sur la migration du Sud vers le Nord, sur l’épargne, etc.) et traite des efforts d’auto-organisation des travailleurs noirs et de leur participation aux organisations syndicales blanches. Le second livre est The Collapse of the Confederacy 8 (1922) qui met l’accent non seulement sur le rôle des facteurs militaires dans l’issue de la guerre de Sécession, comme cela était de mise dans l’historiographie dominante, mais aussi sur les facteurs sociaux, et plus précisément sur la désintégration interne de la société sudiste qui, entamant sa « volonté de lutter », aurait contribué de manière significative à la défaite de la Confédération. Deux décennies plus tard, Howard K. Beale, historien blanc de renom, allait évoquer l’ouvrage de Wesley dans un long essai consacré à l’historiographie de la guerre de Sécession. Déplorant que les historiens noirs aient été avant tout préoccupés par « l’histoire de la race » et n’aient que peu écrit sur « les aspects plus larges de l’histoire américaine », il reproche à The Collapse of the Confederacy, livre qui échappe pourtant à la critique précédente, ses accents trop prononcés de « négritude » (negroness). Beale recommande alors aux historiens africains-américains de « se départir du biais racial », en sorte que leurs lecteurs ne puissent pas même soupçonner qu’ils sont noirs ; autrement dit, de manière caractéristique, il leur demande de s’effacer derrière le voile d’une objectivité prétendument « sans couleur », en vertu d’une exigence qui ne s’adresse jamais aux historiens blancs 9, la « blancheur » s’imposant en réalité comme la norme, la couleur par défaut, de cette objectivité.

La deuxième catégorie comprend les textes de Wesley sur ce qu’on peut appeler de manière anachronique l’Atlantique noir, et plus généralement sur la dimension intrinsèquement mondiale de l’histoire noire et de la « question noire » au présent. Nourri par son séjour à Londres au tournant des années 1930, cet intérêt s’exprime dans des articles sur l’histoire des Noirs dans la Caraïbe 10 et l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques 11. Mais, de fait, Wesley, dès la fin des années 1910, avait fait preuve d’une sensibilité panafricaine, ainsi qu’en témoigne son premier article pour le Journal of Negro History, publié en 1918, « The Struggle for the Recognition of Haiti and Liberia for Recognition 12 » qui lie étroitement l’histoire de la révolte victorieuse des esclaves de Saint-Domingue au tournant du XIXe siècle à l’indépendance du Liberia en 1847, vingt-six ans après sa fondation par la Société américaine de colonisation 13. Anticipant en outre comme d’autres sur des thèmes afrocentristes, Wesley accorde une attention grandissante à l’histoire du continent africain depuis l’antiquité ; une histoire occultée, niée même, dont l’écriture requiert de faire appel à des sources multiples : écrites, mais aussi orales, archéologiques, artistiques, etc 14. Enfin, il est soucieux, pour reprendre le titre d’un de ses essais, des « aspects internationaux du statut du Noir aux États-Unis » depuis la fin du XIXe siècle, et s’efforce de les appréhender du point de vue des Noirs eux-mêmes :

Les problèmes et les querelles de l’Amérique devaient finalement préoccuper l’Europe et le monde. Le Noir allait donc passer du statut de problème sectoriel à celui de problème national, puis de problème international, parmi les plus importants. […] Les Noirs ont perçu l’avantage des relations et des contacts à l’échelle mondiale, et en ont tiré profit. Bien qu’ils aient été entièrement américains en termes de culture et d’allégeance, ils étaient en train de développer une perspective mondiale 15.

La troisième catégorie est composée des écrits de Wesley dans le champ de la philosophie sociale et de l’histoire des idées. Ils incluent en particulier un passionnant essai, publié en juillet 1940 dans le Journal of Negro History, sur l’idée de l’« infériorité du Noir ». Retraçant une brève histoire du « préjugé racial », en témoignant de son profond ancrage dans la « conscience populaire », Wesley insiste sur la nécessité de rechercher les racines matérielles du « cadre de référence psychologique au sein duquel le Noir a été placé », dans la mesure où les « les idées sont l’expression des forces sociales et ne sont pas indépendantes en elles-mêmes 16 ». Autre exemple, dans un article pour le Negro History Bulletin, Wesley se livre à une étude critique de l’évolution de l’attitude de Lincoln à l’égard des Noirs américains afin de remettre en question les théories donnant le premier rôle aux « grands hommes » dans les processus historiques d’émancipation 17. Il consacre enfin de longues réflexions à ce qu’il appelle le « dilemme des droits de l’homme », engendré par l’exclusion, passée et présente, de toute une frange de l’humanité du champ d’application de ces droits supposément universels, ainsi qu’au problème des « relations humaines », dont l’harmonie est, dit-il, menacée par trois facteurs principaux : le « nationalisme », l’« industrialisme » et le « racisme 18 ».

La quatrième catégorie est celle des écrits biographiques. Tout au long de sa carrière, et suivant une tradition initiée dès le XIXe siècle par les premiers historiens noirs, Wesley a consacré des articles aux réalisations (achievements) d’hommes noirs illustres : Henry O. Tanner, peintre africain-américain ; Rémy Ollier, journaliste et homme de lettres mauricien ; Henry Arthur Callis, médecin et cofondateur de la fraternité Alpha phi Alpha ; ou encore, Carter G. Woodson, comme on l’a vu, ainsi que « W. E. B. Du Bois, l’historien ». Louant les recherches et initiatives de Du Bois dans le champ historiographique, depuis sa thèse de doctorat sur l’abolition de la traite négrière vers les États-Unis, The Suppression of the Slave Trade to the United States of America, 1638-1870 (1896), jusqu’au projet inachevé d’Encyclopedia Africana, en passant par sa biographie de John Brown (1909) et par Black Reconstruction (1935), Wesley met en exergue la présence chez lui d’un puissant engagement politique au coeur même de l’écriture et de la pensée de l’histoire :

Du Bois montre que son intérêt premier est le Noir, et qu’il n’écrit pas seulement l’histoire, mais plaide pour le peuple noir. […] Il reconnut ses préjugés pro-Noirs et s’attacha à les démontrer. Il était pour les Noirs en histoire, comme tant d’autres étaient contre eux. Du Bois savait qu’un peuple doit avoir foi en lui-même car, disait-il, en l’absence d’une telle foi, aucun peuple n’a jamais “écrit son nom dans l’histoire” 19.

Pour Wesley, l’œuvre de Du Bois était l’exemple même de ce qu’on nomme aujourd’hui dans le monde anglophone race vindication (défense de la race). Plus jeune, Wesley, fidèle à l’« objectivisme » woodsonien, s’était néanmoins montré à la fois manifestement élogieux et discrètement critique de Du Bois, restant encore ambigu à l’égard des accusations de « propagande » (noire) dont Black Reconstruction, ouvrage d’un auteur en lutte contre la « propagande de l’histoire » (blanche), pouvait faire l’objet et en soulignant « qu’en de nombreux passages, [le livre] ressemble davantage à de l’écriture de fiction qu’à de l’histoire sérieuse 20 ».

Les notes biographiques de Wesley sur Woodson et Du Bois auraient également pu être incluses dans la cinquième et dernière catégorie, représentée par ses réflexions sur l’écriture et l’enseignement de l’histoire noire, thème auquel il dédia une large partie de ses écrits à partir des années 1950 et auquel nous allons porter une attention spécifique dans la mesure où en relève le texte traduit dans la présente anthologie.

Les politiques de l’histoire noire : épistémologie et pédagogie

« Le Docteur Charles Wesley, peut-on lire en guise de conclusion d’un article, publié en 1998 dans le Journal of Negro History, était véritablement l’historiographe de l’historien 21 », ou, dira-t-on, l’épistémologue de l’histoire noire. Particulièrement significatif de ce point de vue est son article séminal de 1935 « The Reconstruction of History ». À travers cette référence à la Reconstruction — courte période (1865-1877) marquée par la problématique de la rupture avec l’héritage de l’esclavage — Wesley suggère que la tâche est d’opérer sur le plan historiographique une transformation radicale, équivalente à celle qui avait été mise en œuvre sur le plan politique au lendemain de la guerre de Sécession. Pour Wesley, l’engagement scientifique est en tant que tel un engagement politique. Il s’agit de contribuer aux développements de politiques de la connaissance à même de favoriser l’émancipation des Noirs américains en favorisant leur reconnaissance, d’abord par eux-mêmes puis par la société américaine toute entière ; car « les événements historiques ne sont pas remarquables seulement parce qu’ils ont eu lieu, mais parce que les historiens les rendent remarquables 22 ». Il s’agit en particulier de démontrer définitivement que les Noirs n’ont pas été des « bénéficiaires » de la liberté, mais qu’ils « ont lutté » pour conquérir cette dernière 23. Cette lutte doit être menée au sein de la discipline historique par les Noirs eux-mêmes. L’article se clôt sur ces mots :

la reconstruction de l’histoire dégagera la voie à l’ascension (advancement) du Noir dans la vie américaine ; et, indubitablement, cette tâche est pour une large part celle du Noir lui-même 24.

L’enjeu pour les Noirs est, dans les termes de Wesley, de « créer et entretenir une tradition historique 25 ». Il met l’accent sur le rôle joué aux États-Unis par les sociétés d’histoire, fondées et organisées dans le but de « préserver et entretenir l’héritage de la nation américaine ». Le peuple américain provenant « de nombreuses parties du monde » et un « mélange des cultures » en ayant résulté, il n’est pas étonnant que se soient développées des sociétés historiques ayant des « intérêts raciaux 26 » ; ainsi par exemple de la Norwegian-American Historical Society, des sociétés allemandes d’histoire dans différents États du pays, de la American Irish Historical Society, de la Scotch-Irish Society of America, de la Huguenot Society of America et de bien d’autres encore. C’est dans cette tradition, initiée dans la deuxième partie du XIXe siècle, que s’inscrit la fondation de l’Association for the Study of Negro Life and History. Une telle division raciale du travail historiographique, indispensable selon Wesley pour corriger les omissions et les erreurs qui ont marqué l’écriture de l’histoire des États-Unis, est vouée à disparaître quand les besoins auxquels elle répond auront été satisfaits :

À travers leur développement et leurs accomplissements, les sociétés raciales d’histoire […] continueront à apporter leur contribution à la vérité historique jusqu’à ce que le non-reconnu accède à la reconnaissance et que les groupes séparés soient pénétrés d’un sentiment d’égalité et soient intégrés dans le concept plus large d’un homme se révélant n’être rien d’autre qu’“un Américain” 27.

Enfin, pour Wesley, la « création continue » d’une tradition historique implique à la fois un patient travail d’« écriture de l’histoire » et des efforts spécifiques dans le domaine de l’« enseignement de l’histoire 28 » ; la participation réelle des Noirs à la société américaine suppose non seulement leur « intégration » pleine et entière au système d’éducation, mais aussi l’intégration de l’histoire africaine-américaine elle-même aux programmes des écoles noires 29 ; l’une ne peut aller sans l’autre. Inculquer la véritable « doctrine de la liberté », indépendante des distinctions de race et qui est au fondement de la société américaine, ne signifie nullement qu’il faille passer sous silence les différences entre les « groupes raciaux », car cela reviendrait à nier le fait, passé et présent, de la ségrégation, qui est la négation par excellence de cette doctrine. En matière d’histoire, « [l’]un de nos objectifs clairs doit être d’exposer à la jeunesse les faits de réussite des Noirs, de telle manière que soient évitées et la propagande et la négligence à l’égard de la race 30 ». Mener cette tâche à bien, Wesley en est conscient, implique d’entamer un travail de longue haleine sur « les sources et les méthodes de l’enseignement de l’histoire noire » ; travail de sélection des faits historiques pertinents, des matériaux les plus représentatifs, des interprétations existantes les plus justes, ceci afin de produire des manuels scolaires répondant à cette exigence fondamentale de la discipline historique : « rend[re] justice au passé » pour donner « une vue claire sur le présent et le futur 31 ».

La Troisième Révolution : savoir pour pouvoir

C’est à ces préoccupations, indissociablement scientifiques, pédagogiques et politiques que répond l’essai traduit dans cette anthologie, « Le traitement des Noirs américains dans l’étude et l’enseignement de l’histoire des États-Unis », initialement publié sous forme de brochure en 1964, à un stade de la lutte pour les droits civiques marquée par l’espoir en la possibilité d’un changement radical 32. Connectant explicitement histoire et politique, Wesley situe son essai et les enjeux qu’il soulève dans le cadre de ce qu’il nomme « la Troisième Révolution » (américaine) :

Il y a eu trois Révolutions de grande envergure aux États-Unis. La première éclata en 1776, la deuxième en 1861 et la troisième vit le jour en 1954 ; elle reste inachevée dix ans plus tard.

Et Wesley de souligner le rôle de premier plan joué par l’écriture et l’enseignement de l’histoire noire dans le processus révolutionnaire en cours :

L’histoire des Noirs constitua l’arrière-plan fondamental de cette Troisième Révolution.

Ce n’est pas un hasard, ajoute-t-il, si cette révolution a d’abord éclaté dans le Sud, où du fait de la ségrégation, il existait des écoles réservées aux Noirs ; car les jeunes Noirs y ont pu bénéficier d’un enseignement de leur propre histoire qui leur a permis de commencer « à croire en eux-mêmes, à marcher dignement, fiers de qui ils sont, et à cultiver une compréhension de leur passé, de leur présent, ainsi que l’espoir dans le futur ». Cet effort doit être approfondi, mais, avant tout, il doit s’étendre aux grandes villes du Nord, où la population noire n’a cessé de croître et où l’enseignement de l’histoire noire est encore quasi inexistant. Les Noirs du Nord, écrit Wesley, ne connaissent en général qu’une chose à propos d’eux-mêmes : qu’ils sont des descendants d’esclaves, qui auraient été libérés par des « Blancs généreux et héroïques ». Ils ne s’appréhendent donc jamais que comme des objets du destin, non comme des sujets de l’histoire, ce qui a de très néfastes « conséquences psychologiques ».

Wesley dresse alors un panorama des principaux domaines et périodes que l’enseignement de l’histoire noire aux États-Unis doit résolument investir. Il faut tout d’abord enseigner l’histoire de l’Afrique, qui ne se réduit nullement à l’histoire coloniale et aux efforts des missionnaires, et dont, de manière significative, la redécouverte a accompagné les processus politiques de décolonisation. Il faut montrer aux jeunes Noirs qu’ils tirent leurs racines d’un continent qui a une riche histoire et qui a vu éclore des civilisations dignes de ce nom bien avant les commencements de la traite négrière. Il faut ensuite enseigner l’histoire de l’esclavage en luttant contre le stéréotype du Noir docile et indolent qui grève l’historiographie blanche, afin « que l’institution mythique et romantique disparaisse définitivement de nos imaginations, et que nous apprenions que les Blancs, tout autant que les Noirs, au Nord comme au Sud, furent avilis par l’esclavage ». Une attention doit également être accordée aux Noirs libres avant l’abolition, ainsi que, comme il se doit, à la guerre de Sécession et à la Reconstruction. Wesley marche ici dans les pas de Du Bois et dénonce les « éminents » historiens blancs (parmi eux James Ford Rhodes et John W. Burgess) qui propagent l’idée que les Noirs « se tournaient les pouces pendant que d’autres combattaient pour la liberté », et dont les thèses nourrissent les manuels scolaires. Enfin, il faut donner à connaître l’histoire des populations noires depuis la fin du XIXe siècle jusqu’au présent, les années 1960, période marquée par l’apparition de formes inédites de résistance et de militantisme noirs.

Pour Wesley en somme, l’étude et l’enseignement de l’histoire noire ne peuvent aller sans un effort constant de critique de l’historiographie officielle, visant à réparer les immenses « dommages causés aux relations entre les races par [l]es déclarations mensongères et [la] soumission aux préjugés, là où devrait être exposée la vérité historique ». Cette formule révèle néanmoins tout ce qui distingue l’approche de Wesley de perspectives plus récentes selon lesquelles la critique de l’histoire, en tant que vecteur de légitimation de la domination et de sa perpétuation, doit inévitablement s’accompagner d’une remise en cause de ses prétentions à l’objectivité et à la neutralité scientifiques. Wesley, non sans ce que certains considèreraient aujourd’hui comme une confiance aveugle, « naïve », dans les bienfaits de la connaissance scientifique, en appelle les historiens et chercheurs en sciences sociales à s’inspirer du modèle des chercheurs en sciences naturelles, lesquels ne se permettent d’ignorer aucun fait sous le prétexte que « leurs animaux, spécimens ou matériaux sont de telle ou telle couleur ». Cela n’empêche pas Wesley de percevoir avec une grande acuité les enjeux de pouvoir logés dans la production du savoir historique. Il n’en reste pas moins convaincu de la nécessité pour l’historien de tenter d’arracher le savoir à tout rapport de pouvoir, de se mettre en quête de la vérité nue, fût-ce une tâche inachevable. Est-ce là une illusion, la dernière « ruse de la raison blanche » se dissimulant derrière le masque d’une universalité prétendument « sans couleur », et sans conflit, promise à tout-te-s, mais qui continuerait malgré tout de ne se donner qu’à certains ? La question doit ici rester ouverte. Mais le fait demeure que, comme tant d’autres parmi ses contemporains, Wesley avait foi dans le pouvoir de l’histoire en tant qu’instrument d’émancipation. Son leitmotiv aurait pu être le suivant : savoir pour pouvoir, ainsi qu’en témoignent les paroles pleines de promesses sur lesquelles se referme son essai :

En histoire, que parviendrons-nous à accomplir — un rêve de liberté qui se meurt ou un rêve de liberté qui prend vie ? La réponse ne tient qu’à nous !