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Cette notice a été réalisée par Claire Parfait dans le cadre du projet Sorbonne Paris Cité « Écrire l’histoire depuis les marges » (EHDLM).


Claire Parfait

Claire Parfait est professeur d’études américaines et d’histoire du livre à l’Université Paris 13. Elle a été le porteur principal du projet Sorbonne Paris Cité « Écrire l’histoire depuis les marges » et dans ce cadre a co-dirigé avec Hélène Le Dantec-Lowry et Claire Bourhis-Mariotti Writing History from the Margins : African Americans and the Quest for Freedom (Routledge, 2017). Elle est l’auteur, entre autres de The Publishing History of Uncle Tom’s Cabin 1852-2002 (Ashgate, 2002) et, avec Marie-Jeanne Rossignol, de la traduction annotée du récit d’esclave de William Wells Brown (PURH, 2012). Elle travaille actuellement à une monographie sur les historiens africains-américains entre les années 1830 et les années 1930, dans une double perspective d’historiographie et d’histoire du livre.



Parfait Claire (2018). “George Washington Williams et la première synthèse de l’histoire africaine-américaine : History of the Negro Race in America (1883)”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Écrire l’histoire depuis les marges : une anthologie d’historiens africains-américains, 1855-1965, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?George-Washington-Williams- (...)), RIS, BibTeX.


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Notice de la traduction de Arnaud Courgey
George Washington Williams, « Rétrospection et prospection »
prospection »
« Retrospection and prospection », History of the Negro Race in America from 1619 to 1880 : Negroes as Slaves, as Soldiers, and as Citizens. Together with a Preliminary Consideration of the Unity of the Human Family, an Historical Sketch of Africa, and an Account of the Negro Governments of Sierra Leone and Liberia., chapitre XXIX, New York : G.P. Putnam’s Sons, 1883.


À quand faire remonter les débuts de l’écriture de l’histoire africaine américaine ? Pour l’historien John Hope Franklin, c’est la publication en 1882-1883 de History of the Negro Race in America, de George Washington Williams, qui marque le début des études sérieuses (« serious scholarship », p. XXIII) dans le champ de l’histoire africaine-américaine 1. En effet, alors que les ouvrages précédents sont le plus souvent des compilations de portraits de « grands » hommes et femmes, c’est la première véritable synthèse de l’histoire africaine-américaine 2.

C’est à John Hope Franklin que revient le mérite d’avoir « redécouvert » George Washington Williams avec un premier article dès 1946, puis avec la biographie de Williams qu’il publie en 1985 3. Grâce à Franklin, nous savons que Williams est né en 1849 en Pennsylvanie. En 1864, il ment sur son âge pour s’enrôler dans l’armée de l’Union sous un nom d’emprunt. Il est présent à la bataille d’Appomattox, qui se termine par la reddition du général sudiste Lee 4. Après la guerre de Sécession, il combat avec l’armée mexicaine contre les troupes de l’empereur Maximilien puis s’enrôle à nouveau en 1867 dans l’armée américaine avec laquelle il est envoyé en territoire indien. Il est démobilisé l’année suivante et entre en 1870 à la Newton Theological Institution dans le Massachusetts, où il reste quatre ans et dont il sort diplômé en anglais et théologie. Il se marie, est ordonné pasteur de l’église baptiste, et commence à exercer à Boston. Il rédige une histoire de son église de Boston avant de démissionner de son poste dès 1875 et de partir à Washington, D.C. où il lance un journal, The Commoner, qui s’interrompt rapidement faute de souscriptions. Williams devient ensuite pasteur à Cincinnati, rédige une colonne régulière dans l’un des journaux noirs de la ville, puis démissionne à nouveau de son poste, commence à étudier le droit et fait ses premiers pas en politique. Après un premier échec, il est élu en 1879 à la Chambre des représentants de l’Ohio, où il est admis au barreau en 1881. En 1882, il publie le premier des deux volumes de History of the Negro Race. Le second volume paraît en 1883.

Le projet est né des recherches effectuées par Williams pour un discours prononcé le 4 juillet 1876, jour du centième anniversaire de la Déclaration d’indépendance. Au fil de ses recherches, Williams avait trouvé une telle abondance de matériaux sur l’histoire africaine-américaine — un demi-siècle auparavant, William Cooper Nell s’était pourtant plaint du manque de sources — et le rôle des Africains-Américains y apparaissait sous un jour si positif, qu’il avait décidé de consacrer un ouvrage entier au sujet. Le discours prononcé dans l’Ohio visait à récapituler un siècle d’histoire, ainsi que l’indique son titre, « The American Negro from 1776 to 1876 » et à mettre en lumière le rôle essentiel des Noirs dans l’histoire de la nation, en particulier durant la guerre de Sécession :

l’esclave jeta sa houe, prit son fusil et sauva le pays 5.

History of the Negro Race est une entreprise ambitieuse, qui vise à retracer l’histoire africaine-américaine de 1619 à 1880. C’est du moins ce qu’annonce le titre, mais Williams parle également des anciennes civilisations d’Égypte et d’Éthiopie. L’ouvrage se compose de deux volumes, de 481 pages pour le premier et 611 pour le second, chacun comprenant des annexes et un index, mais pas de bibliographie. Le premier volume, en trois parties, couvre sur 31 chapitres l’histoire africaine, puis africaine-américaine jusqu’à 1800. Le second volume, de 29 chapitres, examine la période 1800-1880 en six parties. Le chapitre de conclusion, « Rétrospection et prospection », récapitule l’ensemble de l’ouvrage et se termine sur une note optimiste que le futur ne justifiera pas. C’est le chapitre choisi pour cette anthologie.

Si Williams s’est attelé à cette tâche immense, c’est d’abord pour combler un vide historiographique ; il n’y a en effet selon lui pas d’histoire de la « race noire ». Cela ne signifie pas qu’il ignore les travaux de ses prédécesseurs 6, mais plus probablement qu’il les juge fragmentaires, comme le fait le commentateur du San Francisco Bulletin dans sa recension du second volume de l’ouvrage 7. Comme ses prédécesseurs, Williams s’adresse à un lectorat des deux races, et fixe à son ouvrage un double objectif : il s’agit de donner aux Blancs une idée plus juste des Africains-Américains et d’encourager ces derniers à faire davantage d’efforts pour obtenir leurs droits d’hommes et de citoyens. Williams insiste sur son objectivité et note que si son ouvrage n’a pas d’autre mérite, il est en tout cas fiable : il n’écrit pas pour défendre les Noirs, mais par amour de la vérité 8. L’esprit militant se lit cependant clairement dans la préface. Comme par le passé, l’écriture de l’histoire doit servir à résoudre les problèmes du présent (ainsi, le fait que les soldats noirs ne peuvent occuper certaines fonctions) et précipiter un futur dans lequel « il n’y aura plus ni Nord, ni Sud, ni Noir, ni Blanc », où « tous seront citoyens américains, avec les mêmes devoirs et les mêmes droits 9 ». Dans la note qui précède le second volume, Williams insiste à nouveau sur l’impartialité et l’honnêteté de son approche ; il laisse cependant clairement paraître son émotion et son implication personnelle dans le travail : il note par exemple que maintes pages ont été mouillées de ses larmes 10.

Sous-titre et sources

Le sous-titre de l’ouvrage, Negroes as Slaves, as Soldiers, and as Citizens est une référence presque directe à l’essai de l’historien blanc George Livermore, que Williams cite en note 11. L’essai de Livermore avait pour titre An Historical Research Respecting the Opinions of the Founders of the Republic on Negroes as Slaves, as Citizens, and as Soldiers (1863 12). Williams modifie l’ordre de manière assez logique, puisque c’est après la guerre de Sécession que les Africains-Américains obtiennent la citoyenneté avec le 14e amendement (1868) et le droit de vote avec le 15e amendement (1870). Mais c’est également un choix militant que fait Williams, puisque les Africains-Américains passèrent du statut dégradé d’esclave à celui de citoyen grâce à leur rôle pendant la guerre de Sécession. Williams souligne ainsi l’importance de la participation des soldats noirs à la guerre et la part prise dans leur propre libération, à un moment où la nation commence à l’oublier.

Dans la préface, Williams insiste sur le nombre et la diversité des sources consultées en sept ans de travail : 12 000 volumes, des milliers de pamphlets, les archives de diverses bibliothèques et ministères ; il a également sollicité des renseignements auprès de différentes personnalités (il écrit par exemple au général William T. Sherman), a effectué des visites en territoire indien pour rencontrer et interviewer des soldats noirs et leurs officiers blancs. Au fil des pages, on apprend également qu’il a écrit aux universités du Nord pour connaître le nombre d’étudiants noirs (p. 578). Franklin note qu’en 1881, Williams envoie à la Gazette de Huntsville (Alabama), un journal africain-américain, une lettre en demandant à ce que d’autres journaux la reproduisent. Il cherche des informations sur la Reconstruction dans les États du Sud, sur l’éducation, les églises, la criminalité, la situation matérielle et morale des Africains-Américains, les raisons pour lesquelles certains quittent le Sud. Selon Franklin, tout ceci fait de Williams un pionnier de l’histoire orale et également un pionnier dans l’utilisation de journaux, peu exploités par la première génération d’historiens « scientifiques 13 ». À l’occasion, Williams cite sa propre expérience. Ainsi il signale avoir entendu un discours de Henry Highland Garnet, futur ambassadeur au Liberia, dont il note que ses capacités égalaient celles de Douglass, mais que Garnet dépassait largement ce dernier en érudition, en logique et en concision (p. 579). Enfin, Williams sollicite les conseils d’historiens reconnus, notamment George Bancroft, auteur d’une monumentale histoire des États-Unis en 10 volumes (1834-1874), et George H. Moore, auteur de plusieurs ouvrages, dont Notes on the History of Slavery in Massachusetts (1866 14).

Cependant Williams semble incertain de sa réception. Parce qu’il n’a pas la réputation d’un Bancroft et d’un Hildreth, il a choisi de reproduire certains documents in extenso, contrairement à ses homologues plus célèbres 15. Effectivement, l’ouvrage abonde en citations parfois très longues, placées soit dans le texte, soit en annexe, ce qui selon Franklin peut donner l’impression de matériau mal digéré 16.

Dans le chapitre de conclusion, « Rétrospection et prospection », Williams reprend les grandes lignes de l’ouvrage et évoque le futur. Le chapitre est significatif à la fois pour la manière dont Williams travaille et les sources qu’il utilise. Il permet de mieux cerner l’historien, ainsi que la manière dont il s’inscrit dans une tradition d’historiographie africaine-américaine tout en s’en démarquant. Le chapitre est assez long, et deux points vont être plus particulièrement explorés dans cette notice :

  • la vision de l’Afrique,
  • la guerre de Sécession et la Reconstruction.

L’Afrique selon Williams

Dans les chapitres sur l’histoire de l’Afrique, Williams avait, comme Robert Benjamin Lewis, Hosea Easton, James Pennington et William Wells Brown avant lui 17, glorifié le passé africain. Ainsi, Williams explique-t-il que la civilisation de l’Éthiopie a inspiré la civilisation égyptienne qui à son tour a modelé les civilisations grecque puis romaine. Williams reprend en partie l’explication donnée par certains de ses prédécesseurs, Pennington par exemple, qui expliquait le déclin de l’Afrique par le passage du monothéisme au polythéisme 18. Williams établit par ailleurs une hiérarchie très nette entre les divers peuples de l’Afrique ; il les divise en tribus dont les qualités et les défauts sont dus à la religion mais aussi et surtout à l’environnement. En descendant des montagnes, l’Africain est devenu ce que Williams appelle « the Negro », faible, maladif et voué à une mort précoce 19. En effet, la vie dans les plaines marécageuses (« miasmatiques », dit Williams) a entraîné une perte de qualités physiques (en termes de taille, de cheveux, de couleur de peau), intellectuelles et morales. Dans l’annexe, Williams ajoute d’autres détails et explicite la division en tribus plus ou moins laides, selon leur degré de sauvagerie ou de civilisation. Ainsi déclare-t-il que les nations les plus dégénérées et les plus sauvages sont les plus laides (« The most degraded and savage nations are the ugliest », p. 447). On les trouve en Afrique équatoriale. En revanche, plus on avance vers les régions tempérées, plus les habitants sont beaux (p. 447). En cela, il reflète les vues de son temps et celles de ses contemporains, blancs ou noirs, qui, s’ils admiraient les civilisations anciennes, voyaient l’Afrique contemporaine de manière très négative 20.

L’ouvrage est dépourvu de bibliographie, et les notes de Williams ne sont pas toujours très précises, elles donnent rarement le nom de l’auteur, plus souvent un titre, quelquefois abrégé, et des numéros de pages. Parmi les sources utilisées par Williams dans ses chapitres sur l’Afrique, figurent des titres tels que Through the Dark Continent, Savage Africa, Uncivilized Races of Men, ainsi que Livingstone’s Expedition to the Zambesi 21. Les citations reprises par Williams révèlent la vision raciste de la plupart de ces auteurs (c’est particulièrement clair dans le cas de Savage Africa). Et les quelques lignes consacrées au sujet dans le chapitre de conclusion reprennent une idée plusieurs fois exprimée dans les premiers chapitres de l’ouvrage, et en partie reprise de Savage Africa : que les esclaves africains-américains proviennent essentiellement des couches les plus pauvres et des classes criminelles d’Afrique (vol. 1, p. 48-49). Cependant, note Williams, celui qu’il appelle « the Negro » pour le différencier de l’Africain (vol. 1, p. 49) est susceptible d’amélioration, c’est-à-dire qu’il peut se civiliser et devenir chrétien (vol. 1, p. 48). Williams insiste à nouveau dans la conclusion sur la dégradation des hommes et femmes emmenés en esclavage, mais c’est également pour mieux montrer qu’ils ont non seulement survécu à un système d’une extrême brutalité, mais ont fait des progrès considérables, en termes d’éducation, d’accumulation de richesses, de rôle exercé en politique, tout en contribuant à la construction de la nation et en prenant part à ses guerres.

La guerre de Sécession et la Reconstruction

Dans son chapitre de conclusion, Williams consacre un long paragraphe, presque une page, aux soldats noirs de la guerre de Sécession. Ainsi que le note Franklin, Williams anticipe sur son ouvrage suivant (A History of the Negro Troops in the War of the Rebellion, 1888), et il consacre pas moins de sept chapitres au même sujet dans le second volume de History of the Negro Race. Il s’agit une fois de plus de montrer le rôle clé des soldats noirs pendant la guerre, leur présence et leur bravoure du premier au dernier jour. Comme le note David Blight, Williams s’inscrivait en faux contre une vision de l’histoire qui déjà gommait le rôle des soldats pendant la guerre et qui allait s’imposer plus tard 22.

Ce que l’on pourrait appeler la « défense de la race » passe fréquemment par des chiffres et des statistiques : le nombre de soldats noirs pendant la guerre, le nombre d’écoles et d’élèves au moment où Williams écrit, l’argent économisé et déposé dans la banque destinée aux anciens esclaves (Freedman’s Savings and Trust Company), le nombre de Noirs élus au Congrès des États-Unis depuis 1865, nommés ambassadeurs ou ayant servi en tant que gouverneurs d’un État du Sud etc. L’objectif clairement affiché est une fois de plus de montrer l’évolution des Africains-Américains et les nombreux points d’exclamation soulignent l’ampleur des progrès accomplis 23.

Williams justifie ses chiffres quelquefois par des listes et des tableaux parfois directement dans le texte lui-même, comme c’est le cas pour les écoles et les élèves (p. 384-393 24), ou encore pour les dépôts à la banque des affranchis 25. C’est en annexe qu’il donne la liste in extenso des 249 batailles de la guerre de Sécession auxquelles les soldats noirs ont participé, avec les lieux, les dates et les régiments engagés (p. 558-563). On y trouve également la liste des bureaux à Washington où travaillent les 620 Noirs qui étaient employés par le gouvernement fédéral (p. 576) ; de brèves biographies des deux Africains-Américains élus au Sénat et des treize élus à la Chambre des Représentants entre 1866 et 1875 (p. 580-583).

Expliquant qu’il prépare une histoire des États du Sud entre 1865 et 1880 (note 116 p. 383), Williams consacre peu d’espace à la Reconstruction, sur laquelle il porte un jugement assez sévère, ainsi que l’indique le titre du chapitre 21, « Reconstruction-Misconstruction ». Selon Williams, la Reconstruction a échoué — à l’exception de ce qui concerne l’éducation. Il attribue cet échec aussi bien au Sud qu’au gouvernement fédéral : le Sud s’opposait à la Reconstruction tandis que le gouvernement fédéral avait remis le pouvoir entre des mains trop faibles pour l’exercer. On avait permis aux esclaves libérés de légiférer alors qu’on aurait dû les envoyer à l’école (vol. 2, p. 257). Les « scalawags » (que Williams définit comme des Sudistes républicains, souvent sans éducation) contrôlaient le vote des Noirs qui mettait au pouvoir les « carpetbaggers » venus du Nord qui, eux, occupaient la plupart des postes afin d’en tirer un revenu. Les Noirs avaient été corrompus par l’alcool, le jeu, les femmes (vol. 2, p. 381-383). Tout ceci rendait inévitable la chute de ce que Williams appelle « les gouvernements noirs » (la partie 9 s’intitule « The Decline of Negro Governments 26 »).

Williams écrit History of the Negro Race au début des années 1880. La Reconstruction est terminée depuis un certain temps déjà. Ainsi que le rappellent Nicolas Barreyre et Paul Schor, après l’élection contestée du candidat républicain à la présidence Rutherford Hayes, en 1877, les troupes fédérales reçoivent l’ordre de ne plus intervenir dans le Sud et « le retrait définitif du gouvernement fédéral plante le dernier clou dans le cercueil de la Reconstruction 27 ». Depuis le début des années 1870, on a vu émerger une certaine lassitude dans le Nord, qui se révèle entre autres dans l’attitude de magazines comme Harper’s Weekly, hebdomadaire à grande circulation (près de 150 000 exemplaires dans les années 1870 28). Même si dans l’ensemble le journal continue à proposer à ses lecteurs des images positives d’Africains-Américains dans leurs nouvelles fonctions politiques, par exemple, ou à dénoncer la violence dont ils sont victimes dans le Sud, on peut également y déceler des doutes quant à leur capacité à participer à la vie politique. Dès 1878, la Reconstruction y est interprétée comme un renversement de l’ordre « normal » des choses 29. Williams semble avoir adopté, au moins en partie, cette vision de la Reconstruction comme une période de chaos qui voit les Noirs ignorants dominer le Sud et qu’il résume de la manière suivante :

Une majorité ignorante, dépourvue de leaders compétents, ne pouvait pas dominer une minorité blanche intelligente. L’ignorance, le vice, la pauvreté, ne pouvaient régner sur l’intelligence, l’expérience, la richesse et le sens de l’organisation 30.

C’est une interprétation qui domina pendant les trois quarts de siècle qui suivirent, même si elle fut contestée par certains contemporains de Williams. Au début des années 1880, Frederick Douglass cherche à la fois à défendre le bilan de la Reconstruction (notamment les 14e et 15e amendements, qui représentent un progrès considérable pour les Africains-Américains) et à dénoncer la violence faite aux anciens esclaves dans le Sud, de même que l’oppression économique dont ils sont victimes et qui les réduit à un état proche de l’esclavage 31. Un autre ancien esclave, William Wells Brown, appelle les lecteurs de My Southern Home (1880) à s’émerveiller des progrès accomplis par les anciens esclaves qui ont reconstruit les gouvernements du Sud détruits par leurs anciens maîtres, ont occupé de hautes fonctions politiques et surpassé leurs prédécesseurs blancs. Brown admettait un certain degré de corruption dans les gouvernements des États du Sud pendant la Reconstruction, mais l’attribuait à la fois au manque d’éducation des anciens esclaves et à ce qu’il nomme « les aventuriers blancs » venus du Nord 32. L’un de ces « aventuriers », le juge blanc Albion Tourgée, qui avait combattu dans l’armée de l’Union avant de s’installer en Caroline en Nord, notait en 1879 que la Reconstruction avait été un échec parce qu’elle n’avait pas vraiment rempli ses promesses envers les Africains-Américains qui jouissaient des droits de citoyens en théorie seulement, et étaient maintenant dans un état de quasi esclavage 33.

Williams propose cependant à plusieurs reprises une vision plus « positive » de la Reconstruction : il consacre un chapitre entier (chapitre 22, « Results of Emancipation ») à l’éducation, qui représentait pour lui la grande réussite de cette période d’après-guerre, un autre chapitre aux « Representative Colored Men », ces hommes qui avaient exercé des postes de responsabilité pendant la Reconstruction (au sénat, dans des ambassades etc.). Le cas de la banque des affranchis permet par ailleurs à l’historien de démontrer que les anciens esclaves ont su accumuler et économiser du capital et contredit ainsi le stéréotype du Noir fainéant (chapitre 22 34). Enfin, Williams attaque ouvertement le système pénitentiaire du Sud qui permet aux États de s’enrichir en louant les services de prisonniers, noirs pour la plupart, que l’on condamne à de lourdes peines pour des délits mineurs et que l’on fait poursuivre et déchirer par des chiens lorsqu’ils s’enfuient (vol. 2, p. 416).

C’est donc un curieux mélange de positions que dévoile l’ouvrage de Williams : une grande fierté concernant les progrès accomplis par les affranchis, une dénonciation très ferme des injustices à leur égard, et en même temps une sorte de concession à l’esprit du temps, avec l’évaluation largement négative de la Reconstruction.

Williams consacre un long passage du chapitre de conclusion à réfuter l’idée que la race noire va disparaître, absorbée par la race blanche dominante. C’est ce que prédisait Joseph C. G. Kennedy, directeur (« superintendent ») des recensements de 1850 et 1860. Paul Schor a rappelé l’origine de cette idée : si pendant la première moitié du XIXe siècle, le polygénisme était impensable parce qu’opposé à la doctrine chrétienne d’une création unique, ce verrou saute au milieu du siècle, ce qui permet d’affirmer l’existence de races différentes qui ne sont pas égales entre elles ; ceci justifie également l’interdiction des relations interraciales (« miscegenation ») ; l’emprunt à certaines théories du naturaliste Jean-Baptiste de Lamarck lui permet de conclure que les enfants issus de ces unions sont des « hybrides » stériles ou en tout cas moins féconds que le reste de la population 35. Kennedy ajoutait une autre explication à la faible augmentation de la population africaine-américaine au Nord : les mauvaises conditions de vie, lot inévitable des castes dites inférieures. Williams rejette cette théorie qu’il juge obsolète, et cite le biologiste français Armand de Quatrefages qui rappelle que le mélange des races a toujours existé et n’influence en aucune manière les pouvoirs de reproduction.

Ayant éliminé la menace de disparition de la race, Williams termine sur une note optimiste. Les progrès des Africains-Américains en matière d’éducation, de richesse et de moralité, entraîneront nécessairement un déclin des préjugés raciaux. Ensuite, il faudra s’intéresser à l’Afrique, y envoyer des missionnaires, la civiliser et l’évangéliser. Il y a chez Williams à la fois une affirmation de l’unité du genre humain et une affirmation de l’existence de races différentes, chacune avec leurs propres qualités, mais il est évident que les qualités souhaitables sont profondément américaines, comme avec l’accumulation de richesses par exemple. Il y a de même chez lui une hiérarchie très nette entre l’Amérique et l’Afrique, dans laquelle la première est supérieure (du moins au moment où il écrit ; il en va autrement lorsqu’il se plonge dans l’histoire ancienne, celle de l’Éthiopie par exemple) à la seconde, qui a besoin de l’aide de la première pour se civiliser. La civilisation passe par la religion, qui elle-même peut être dangereuse lorsqu’elle est le seul réconfort d’un peuple opprimé.

La note optimiste de la conclusion rappelle la fin de la préface au premier volume, dans laquelle Williams envisageait un avenir sans distinctions raciales, où tous seraient citoyens américains à part entière. Le premier volume paraît en 1882, un an avant que la Cour suprême des États-Unis invalide la loi de 1875 sur les droits civiques qui interdisait toute discrimination raciale dans les lieux publics. Le dernier quart du XIXe siècle et le début du XXe contrediront l’optimisme de Williams et amèneront W. E. B. Du Bois à écrire en 1903 :

malgré les compromis, les guerres et les combats, le Noir n’est pas libre 36.

Publication et réception immédiate

Bien que divers journaux annoncent dès 1880 que Williams rédige pour l’éditeur Harper & Brothers une histoire des Noirs aux États-Unis (« The American Negro from 620 to 1880 – His History as a Slave, Soldier, and Citizen », selon le Cincinnati Commercial du 23 novembre 1880, p. 10), c’est avec un autre éditeur new-yorkais, G. P. Putnam & Sons, que Williams signe un contrat le 8 août 1882 37. La maison d’édition, fondée en 1838, est plus petite que Harper & Brothers, mais bien établie et très respectée 38. La publication du premier volume est annoncée dans le Publishers’ Weekly du 16 décembre 1882. L’ouvrage relié toile, avec un portrait de l’auteur en frontispice, est vendu $3.50. Dans une page de publicité publiée dans le même journal, le 24 mars 1883, Putnam inclut l’ouvrage de Williams, en deux volumes cette fois-ci, au prix de $7. En 1885, Putnam publie une édition « populaire » en un seul volume, à $4 l’exemplaire, qu’il promeut dans certains journaux africains-américains, et que l’on peut également se procurer auprès d’agents et de certains journaux 39. Selon Franklin, la parution de cette nouvelle édition pourrait indiquer que la première s’était mal vendue 40. Un commentateur de cette seconde édition note que la première était très chère 41. Il est possible que l’éditeur ait réalisé que le livre rencontrerait un public plus large si le prix en était moindre, mais il semble improbable que Putnam ait réédité un ouvrage qui perdait de l’argent.

À sa sortie, l’ouvrage fut abondamment commenté, de manière assez diverse, ainsi que le souligne Franklin. Un seul point rassemblait le consensus : la parution d’un ouvrage d’une telle envergure par un auteur noir était en soi un événement 42. L’Independent, de New York, n’hésita pas à qualifier la publication de plus grand événement depuis l’abolition de l’esclavage et le montra comme le début d’une nouvelle époque dans l’histoire des Africains-Américains 43. Le New York Times consacra pas moins de deux articles à History of the Negro Race, le premier à la parution du volume 1, le second après la publication du volume 2 44. Les passages sur l’Afrique furent en général jugés peu convaincants, voire absurdes (comme le notèrent des journaux et magazines « mainstream » tels le New York Times, l’Atlantic Monthly et le New York Herald 45). En revanche, les recensions soulignaient fréquemment l’énorme travail de documentation, de même que l’importance de l’ouvrage, qui offrait des informations impossibles à trouver ailleurs et suscitait une juste fierté lorsque l’on regardait les progrès accomplis par les Africains-Américains en dépit des obstacles 46.

D’autres journaux furent nettement plus critiques. Ainsi, le journal africain-américain Washington Bee produisit une recension assassine, parlant d’erreurs, de fraude, de parti pris, et appelant Williams à réviser l’ouvrage 47. L’attaque était si féroce que le New York Globe qualifia son auteur de « fanatique sectaire », tout en rappelant que quelques erreurs étaient inévitables dans un ouvrage de cette ampleur 48. Cela n’empêcha pas le commentateur du Bee de continuer à parler d’une prétendue histoire des Noirs (« alleged »), par un auteur qui n’égalerait jamais des historiens comme Gibbon, Motley ou Bancroft dans l’exactitude des faits 49. Le magazine progressiste The Nation publia également une critique sévère : l’ouvrage était de facture grossière, rédigé par un homme à l’intellect limité 50.

Conclusion

En 1890, Edward A. Johnson, directeur d’une école en Caroline du Nord, publia un manuel d’histoire à l’intention des élèves africains-américains. Il l’intitula A School History of the Negro Race in America, from 1619 to 1890 51. Bien que le livre de Williams ne soit jamais cité (l’ouvrage ne comprend ni notes ni bibliographie), Johnson semble s’en être largement inspiré, bien au-delà du titre. Parce que le manuel de Johnson fut le premier par un auteur noir à être approuvé par les autorités de Caroline du Sud 52, le travail de Williams a pu indirectement influencer au moins une génération d’écoliers.

En 1901, les deux ouvrages de Williams furent classés dans les trois titres « sérieux » (« scholarly ») en histoire africaine-américaine, d’après le New York Times 53. En 1905, dans le journal africain-américain Broad Ax, Williams était cité comme le plus grand historien noir à ce jour et History of the Negro Race décrit comme l’un des ouvrages que tous les Africains-Américains se devaient de posséder 54. En 1912, le New York Age regrettait le manque d’histoire de la Reconstruction d’un point de vue africain-américain, hormis ce que Williams en disait dans son ouvrage 55. En 1914, History of the Negro Race restait le meilleur ouvrage d’histoire africaine-américaine, d’après la Gazette de Cleveland 56.

Williams fut assez fréquemment cité par des historiens blancs à la fois dans des articles et des ouvrages, par exemple par Justin Winsor, dans Narrative and Critical History of America (vol. 8, 1889 57), par Edward Channing, Albert Bushnell Hart et Frederick Jackson Turner dans Guide to the Study and Reading of American History (1912).

Dans l’essai historiographique qui clôt Black Reconstruction (1935), W. E. B. Du Bois mentionnait Williams brièvement, pour noter qu’il appartenait, comme Joseph T. Wilson, à l’ancienne génération d’historiens noirs 58. Williams se situe effectivement à une charnière entre l’histoire écrite par des amateurs et celle rédigée par des professionnels. Il y a chez Williams à la fois une accumulation de chiffres et de documents, une insistance sur l’objectivité et une subjectivité que l’on retrouve dans maints endroits de l’ouvrage, dans la préface du premier volume et la note qui précède le second volume, dans les sous-titres de ses chapitres, dans les envolées lyriques qui parsèment l’ouvrage. S’y expriment la douleur (les larmes versées en décrivant les souffrances des Africains-Américains), l’indignation (le traitement des soldats noirs pendant la guerre de Sécession, la faillite de la banque destinée aux anciens esclaves, le traitement des Africains-Américains dans le Sud après la fin de la Reconstruction), et l’enthousiasme (les progrès accomplis, le futur glorieux).