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Cette notice a été réalisée par Claire Parfait dans le cadre du projet Sorbonne Paris Cité « Écrire l’histoire depuis les marges » (EHDLM).


Claire Parfait

Claire Parfait est professeur d’études américaines et d’histoire du livre à l’Université Paris 13. Elle a été le porteur principal du projet Sorbonne Paris Cité « Écrire l’histoire depuis les marges » et dans ce cadre a co-dirigé avec Hélène Le Dantec-Lowry et Claire Bourhis-Mariotti Writing History from the Margins : African Americans and the Quest for Freedom (Routledge, 2017). Elle est l’auteur, entre autres de The Publishing History of Uncle Tom’s Cabin 1852-2002 (Ashgate, 2002) et, avec Marie-Jeanne Rossignol, de la traduction annotée du récit d’esclave de William Wells Brown (PURH, 2012). Elle travaille actuellement à une monographie sur les historiens africains-américains entre les années 1830 et les années 1930, dans une double perspective d’historiographie et d’histoire du livre.




Références de citation

Parfait Claire (2018). “W. E. B. Du Bois, historien révisionniste et militant : Black Reconstruction in America (1935)”, in Le Dantec-Lowry Hélène, Parfait Claire, Renault Matthieu, Rossignol Marie-Jeanne, Vermeren Pauline (dir.), Écrire l’histoire depuis les marges : une anthologie d’historiens africains-américains, 1855-1965, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-01-2 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?W-E-B-Du-Bois-historien-rev (...))

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Notice de la traduction de Laurent Vannini
W. E. B. Du Bois, « La propagande de l’histoire »
« The Propaganda of History », Black Reconstruction in America : An Essay Toward a History of the Part Which Black Folk Played in the Attempt to Reconstruct Democracy in America, 1860-1880, chapitre XVII, New York : Harcourt, Brace, 1935.


Du Bois n’est pas le premier historien africain-américain, mais c’est le premier que l’on peut qualifier d’historien « professionnel ». Né en Nouvelle Angleterre en 1868, il fait sa scolarité dans des écoles où la majorité des enfants sont blancs 1 et il raconte dans The Souls of Black Folk (1903) le choc subi lorsque lors d’un échange de cartes de visite, une nouvelle élève, blanche, refuse sa carte. Il prend conscience qu’il est différent des autres, ou plutôt qu’il en est séparé par un immense voile 2. Cependant, sa première véritable expérience du racisme lui vient à Nashville, dans le Tennessee, où il étudie à Fisk, une université noire fondée après la guerre de Sécession 3. Il entre à Harvard en 1888 et se spécialise en philosophie et en histoire, puis obtient une bourse et commence une thèse sur la suppression de la traite des esclaves ; il passe deux ans à l’université de Berlin où il étudie l’histoire et l’économie, avant d’obtenir en 1895 son doctorat, intitulé « The Suppression of the African Slave Trade to the United States ». Cette thèse est publiée en 1896 et forme le premier volume de la collection « Harvard Historical Studies 4 ». Très tôt donc, la valeur de Du Bois est reconnue : c’est le premier Africain-Américain à obtenir un doctorat de Harvard, et la publication presque immédiate de sa thèse dans une série qui porte le nom de Harvard est révélatrice à cet égard. Il se tourne ensuite vers des études plus sociologiques, avec notamment The Philadelphia Negro (1899 5). Avec cette enquête pionnière dans un ghetto de Philadelphie, Du Bois entend démontrer que le « problème noir » n’est pas dû à quelque défaut inhérent aux Africains-Américains, mais aux conditions de vie qui leur sont faites. Du Bois part à Atlanta en 1897. Il enseigne treize ans à l’université d’Atlanta 6, et organise une série de conférences qui aboutiront à la publication de plusieurs enquêtes sociologiques sur divers aspects de la vie des Africains-Américains (éducation, travail, église, famille etc.). L’objectif de ces ouvrages était avant tout scientifique, mais il s’agissait également, ainsi que le note Du Bois dans sa préface à The Negro American Family (1908), de présenter la vérité « de manière à encourager et soutenir la réforme sociale 7 ». Pour Du Bois en effet, le racisme est en partie dû à l’ignorance. C’est une idée que l’on trouve déjà chez les premiers historiens africains-américains, par exemple chez Robert Benjamin Lewis dans son ouvrage de 1836, Light and Truth 8.
En 1899, à la suite d’un lynchage particulièrement abominable à Atlanta, Du Bois prend conscience de l’impossibilité « d’être un scientifique calme, objectif et détaché lorsque des Noirs [sont] lynchés, assassinés et affamés 9 ». Il commence à se détacher du travail universitaire pour se tourner vers un militantisme actif. Il avait en 1895 approuvé le discours d’Atlanta de Booker T. Washington qui acceptait la ségrégation et la citoyenneté de deuxième classe pour les Africains-Américains des États du Sud, mais devient ensuite l’un de ses plus féroces critiques, lance en 1905 le Niagara Movement dont le programme rejette les idées de Booker T. Washington et exige la reconnaissance des droits civiques des Africains-Américains. Du Bois est l’un des co-fondateurs de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), et en 1910 devient le rédacteur du journal de l’association, The Crisis. Lorsqu’il publie Black Reconstruction 10 en 1935, Du Bois vient de quitter son poste à la suite de désaccords avec les leaders du mouvement et de rejoindre l’université d’Atlanta 11. Entre-temps il a publié l’ouvrage pour lequel il est le plus connu aujourd’hui, The Souls of Black Folk 12, deux romans, plusieurs essais et ouvrages d’histoire.

Comme son titre l’indique, dans Black Reconstruction, Du Bois place les Africains-Américains au centre de cette période de l’histoire américaine qui suit la guerre de Sécession. Ce n’est pas la première fois que Du Bois aborde la période. Il y a consacré un chapitre dans Souls of Black Folk (1903 13) ainsi que dans The Gift of Black Folk (1924 14). En 1909, il avait présenté une communication sur le sujet au congrès de la principale association d’historiens blancs américains, l’American Historical Association. L’article issu de cette communication est publié l’année suivante dans The American Historical Review sous le titre « Reconstruction and Its Benefits 15 ». Dans les années 1930, Du Bois revient sur le sujet et y consacre un ouvrage de plus de 700 pages parce que, comme il l’écrit à Edwin Embree, qui préside la fondation Rosenwald dont il sollicite une bourse, l’histoire de la période n’a pas encore été racontée du point de vue des Africains-Américains, à l’exception de son propre article dans The American Historical Review et de deux ouvrages rédigés par un étudiant de Carter G. Woodson 16.

Attaque des propagandistes de l’histoire

Le chapitre de conclusion de Black Reconstruction porte le titre éloquent de « La propagande de l’histoire ». Du Bois y fait une critique acerbe de la manière dont l’esclavage, la guerre de Sécession et la Reconstruction sont interprétés par ses prédécesseurs et ses contemporains. Ainsi, l’esclavage est soit décrit avec une telle « impartialité » que personne n’est à blâmer puisque le système fut imposé par la métropole britannique à l’Amérique coloniale, soit réécrit comme une institution bienveillante. La civilisation raffinée du Sud fut détruite par une guerre qui aurait pu être évitée et qui ne fut pas causée par l’esclavage mais par des désaccords sur l’interprétation des droits des États. Les Africains-Américains y obtinrent la liberté sans aucun effort de leur part.
Comment expliquer cette réécriture ? Depuis les années 1870, et surtout après la fin de la Reconstruction en 1877, s’est opérée une réconciliation entre le Nord et le Sud, largement aux dépens des anciens esclaves 17. Comme David Blight et d’autres l’ont montré, il y eut alors une vague de nostalgie pour la période d’avant-guerre. Ce courant nostalgique qui se lisait déjà dans les périodiques américains des années 1870, s’accéléra par la suite, et donna naissance à la « littérature de la réunion », ou de la réconciliation. Les ouvrages de Joel Chandler Harris et surtout de Thomas Nelson Page en sont un bon exemple 18. Cependant, ce n’est pas à ces écrivains que pense Du Bois lorsqu’il dénonce « l’histoire conventionnelle » du Sud, mais davantage à des historiens comme U. B. Phillips, dont l’ouvrage American Negro Slavery, publié en 1918 et plusieurs fois réédité, fait alors autorité 19. Dans cet ouvrage, Phillips présente les Africains-Américains comme de grands enfants que des maîtres généreux s’attachent à civiliser ; la plantation est une sorte d’école. De manière peu surprenante, dans la catégorisation des auteurs que propose Du Bois dans le chapitre, Phillips figure dans la liste des auteurs de propagande ouverte et flagrante. Du Bois propose une vision très différente du Sud d’avant la guerre de Sécession, basée sur d’autres sources. Il suffit en effet, dit-il, de lire l’autobiographie de l’ancien esclave Frederick Douglass pour comprendre que l’esclavage était abominable et le Sud un lieu pervers.
Quant aux causes de la guerre de Sécession, il n’y a pour Du Bois aucun doute que le Sud a combattu pendant quatre longues années pour perpétuer l’esclavage, même si les motivations du Nord étaient moins évidentes : les abolitionnistes étaient une minorité, la plupart des Nordistes ne s’intéressaient pas aux esclaves et n’avaient nullement l’intention d’abolir l’esclavage. Lincoln lui-même ne se décida à proclamer l’émancipation que parce que c’était indispensable pour gagner la guerre. Enfin, le rôle des Africains-Américains fut essentiel dans la victoire de l’Union, que ce soit grâce à leur participation au combat aux côtés du Nord, ou par la fuite des esclaves au Sud, que Du Bois interprète comme une forme de grève générale. Si cette notion de grève générale est propre à Du Bois et a été critiquée par des contemporains ou des historiens des générations suivantes, Du Bois prend la suite de plusieurs historiens africains-américains dans sa défense du rôle clé des soldats noirs. De fait, ils avaient été largement oubliés dans le grand mouvement de réconciliation Nord-Sud. En effet, l’interprétation sudiste de la guerre de Sécession s’imposant 20, si la guerre avait eu pour cause le droit de faire sécession davantage que la question de l’esclavage, si les deux côtés, Union et Confédérés, étaient également héroïques, alors il fallait minimiser le rôle des soldats noirs. Kirk Savage a démontré comment cette vision des choses se reflète dans les monuments de la nation, notamment le « Freedmen’s Memorial » érigé à Washington, D.C., en 1876 : un esclave agenouillé rend grâce à Lincoln pour sa libération 21. Plusieurs historiens noirs avaient avant Du Bois tenté de corriger cet oubli, notamment William Wells Brown dans The Negro in the American Rebellion (1867 22), puis George Washington Williams dans History of the Negro Troops in the American Rebellion (1888 23) et Joseph T. Wilson avec The Black Phalanx (1888 24). Leurs voix demeuraient minoritaires.

Cependant, et de façon assez peu surprenante, la plus grande partie du chapitre de conclusion est consacrée à une dénonciation de la manière dont la Reconstruction est décrite à la fois dans les manuels et dans les ouvrages d’histoire. Les Africains-Américains y sont systématiquement dépeints comme ignorants, fainéants, dépensiers, aisément corrompus. La Reconstruction, pendant laquelle les Noirs votent dans le Sud, et participent au gouvernement des États, apparaît comme une période de chaos, un renversement de l’ordre normal des choses, qui met les Blancs du Sud sous la domination de Noirs eux-mêmes influencés par des profiteurs venus du Nord (les « carpetbaggers ») et des traîtres blancs sudistes (les « scalawags »). Du Bois s’élève depuis longtemps contre cette interprétation dominante, qui fait de la Reconstruction une période tragique pour les Blancs. C’est la lecture que l’on trouve chez les historiens qu’il critique, notamment James Ford Rhodes, homme d’affaires et historien amateur, qui croyait fermement que les Noirs étaient inférieurs et que leur donner le droit de vote avait été une erreur tragique. Cette idée colore la lecture de la Reconstruction dans les volumes 6 et 7, publiés en 1906, de sa monumentale History of the United States from the Compromise of 1850 to the McKinley-Bryan Campaign of 1896 25. C’est également le point de vue adopté par John W. Burgess, originaire du Tennessee, qui enseignait les sciences politiques à l’université Columbia à New York. Dans Reconstruction and the Constitution (1902), Burgess voit la Reconstruction comme un crime contre la civilisation, un abus de pouvoir du gouvernement fédéral. Le Congrès est coupable d’avoir placé le Sud sous le contrôle des anciens esclaves, « d’ignorants barbares 26 ». Un autre professeur à Columbia, William A. Dunning, natif du Nord, qui avait eu Burgess pour professeur, allait également exercer une influence considérable sur l’écriture de la Reconstruction. En 1907, il publia Reconstruction, Political and Economic 27. Selon Du Bois, Dunning était moins dogmatique que Burgess, ce qui ne l’empêchait pas de voir lui aussi les anciens esclaves comme des barbares. Dunning, tout comme Burgess, pensait que la Reconstruction avait été une erreur, et insistait sur la corruption des gouvernements de Reconstruction et le désespoir des Blancs du Sud. Selon Dunning, le Nord était inondé de propagande sur la soi-disant violence exercée à l’encontre des Noirs et des Blancs républicains et ne pouvait qu’acquiescer aux plans des Radicaux au Congrès.
Dunning forma des générations d’étudiants qui à leur tour produisirent des monographies sur la Reconstruction — Du Bois en compte 16 — toutes dans le même esprit, et d’autant plus influentes qu’elles étaient basées sur un travail de recherche méticuleux et rigoureux 28. Cette interprétation de la période ne se trouvait pas seulement dans les livres d’histoire, mais également dans des ouvrages « grand public », comme The Tragic Era, du journaliste et historien amateur Claude Bowers, qui avait été influencé par les théories de Dunning 29. Selon Bowers, les anciens esclaves, de grands enfants en réalité, seraient tombés sous la coupe de démagogues (les soldats, les agents du Freedmen’s Bureau, les carpetbaggers) alors que, sans ces influences néfastes, ils se seraient naturellement tournés vers les anciens maîtres blancs, c’est à dire ceux qui les comprenaient le mieux 30. L’ouvrage de Bowers et la « période tragique » prennent fin en 1876, lorsque l’élection de Rutherford B. Hayes sauve le Sud de la tyrannie militaire 31. Selon John Hope Franklin, historien africain-américain célèbre qui figure dans l’anthologie, The Tragic Era, qui se vendit très bien, fut l’ouvrage le plus lu sur la Reconstruction pendant plus d’une génération 32.

Du Bois, historien révisionniste et militant

La thèse de Du Bois était évidemment tout autre. En 1903, dans The Souls of Black Folk 33, Du Bois expliquait l’échec de la Reconstruction par un ensemble de facteurs : le legs de l’esclavage, l’impréparation du gouvernement mais avant tout le fossé, la haine entre Blancs et Noirs du Sud. Mais cet échec inévitable avait été une expérience révolutionnaire et avait produit de remarquables résultats en matière d’éducation. Si pour Du Bois également, la Reconstruction est une tragédie, c’est parce que l’immense espoir soulevé par l’émancipation n’a pas été réalisé. Ce ne sont donc pas les Blancs du Sud qui sont les victimes de la Reconstruction mais les anciens esclaves. En 1909, dans la communication présentée à l’American Historical Association puis dans l’article issu de cette communication, Du Bois relevait trois grandes réussites de la Reconstruction : en dépit des problèmes causés par l’ignorance des anciens esclaves et la corruption de certains, leur participation aux gouvernements du Sud avait permis la mise en place d’une forme démocratique de gouvernement, d’un système scolaire public, et d’une nouvelle législation sociale. C’est cette thèse que reprend Du Bois dans Black Reconstruction. Il y décrit la Reconstruction comme un « splendide échec », un échec dû au racisme et à la cupidité des Blancs 34. Du Bois interprète la période à la lumière d’une analyse économique en partie inspirée par le marxisme, comme un élément dans un processus global de domination des races de couleur par les Blancs. Il place les Noirs au centre de cette histoire qui dépasse largement la brève période de « Reconstruction » (1865-1877) et en réalité embrasse une période qui va de l’esclavage à l’après-Reconstruction.

Black Reconstruction est un épais volume de plus de 700 pages dans lequel Du Bois n’hésite pas à confronter ses homologues blancs. C’est ainsi qu’il note, par exemple :

Certains Américains prétendent que la nation a libéré l’esclave noir et lui a donné le droit de vote, puis le lui a enlevé parce qu’il était incapable de s’en servir intelligemment. Ce n’est pas vrai 35.

Dans le chapitre de conclusion, Du Bois explique que l’éditeur de la nouvelle édition de l’Encyclopædia Britannica lui a demandé de rédiger la notice sur l’histoire des Africains-Américains, mais a ensuite supprimé de l’article de Du Bois toute référence à la Reconstruction ; Du Bois exigea l’insertion du paragraphe suivant, qui résume sa thèse :

Les historiens blancs ont attribué les erreurs et échecs de la Reconstruction à l’ignorance et la corruption des Noirs. Mais les Noirs affirment que seuls leur loyauté et leur vote ont ramené le Sud dans l’Union, instauré la démocratie là où elle n’était pas, à la fois pour les Blancs et les Noirs, et institué les écoles publiques.

L’éditeur refusa d’imprimer le passage et Du Bois ne laissa pas paraître la notice.
L’anecdote est révélatrice : l’interprétation de Du Bois était en opposition directe avec celle de la plupart de ses contemporains, et la Reconstruction était encore un sujet sensible en 1935, quelque soixante ans plus tard, ce que prouve la censure effectuée par l’éditeur de l’encyclopédie. C’est peut-être pour cela que le ton de Du Bois se fait parfois amer. Dans le chapitre de conclusion, il juge sévèrement et sans appel un certain nombre d’historiens, relevant certains défauts systématiques et en expliquant les raisons : la plus évidente est le racisme des historiens, qui ne parviennent pas à voir les Africains-Américains comme des hommes et des égaux ; par ailleurs, il s’agit de raconter une histoire qui plaise aux Américains et les rende fiers de leur pays, d’oublier les divisions de la guerre et d’achever la réconciliation entre Nord et Sud. Or, note Du Bois, ce n’est pas là de la science, mais plutôt une série de mensonges sur lesquels tous s’accordent, un « récit national » acceptable pour le plus grand nombre. Mais selon lui, l’histoire ne doit pas se confondre avec un récit national héroïque et il faut en reconnaître les épisodes les plus sombres 36. Il faut également se tourner vers les témoignages des Africains-Américains pour comprendre la période. Du Bois appelle par conséquent les historiens à explorer d’autres sources primaires : les récits d’esclaves pour comprendre ce qu’était le système, et pour la Reconstruction, un certain nombre d’archives dont il donne une liste (p. 724), et qu’il dit n’avoir pas consultées par manque de temps et d’argent 37. Pour l’historien d’aujourd’hui, cette phrase laisse perplexe, même si elle est précédée dans le même paragraphe par l’aveu de Du Bois, qui déclare avoir basé son travail sur des sources secondaires, et avoir donc réinterprété davantage que recherché l’histoire de la période 38.
Dans cette attaque en règle contre les propagandistes de l’histoire, Du Bois fait quelques exceptions ; ainsi il cite quelques historiens noirs, George Washington Williams, Joseph Wilson, et Carter G. Woodson qui est à la tête de « la nouvelle école d’historiens » noirs, ainsi que plusieurs historiens blancs qui sont moins racistes et plus honnêtes dans leur analyse de la Reconstruction. Cependant, c’est la colère mêlée de désespoir et l’amertume qui dominent dans ce dernier chapitre. Il se clôt sur un élargissement à la période actuelle, en faisant référence aux procès des « Scottsboro Boys 39 » aux États-Unis et en dénonçant le colonialisme en Afrique, en Inde et en Chine.

On le voit, chez Du Bois, histoire et militantisme ne sont jamais très éloignés. Chez lui comme chez ses prédécesseurs, l’histoire sert plusieurs objectifs : rendre aux Africains-Américains leur juste place dans l’histoire américaine, donner aux Noirs des raisons d’être fiers de leur contribution à l’histoire de la nation, combattre les préjugés des Blancs, dénoncer les problèmes du présent. Un peu moins d’un siècle auparavant, dans Colored Patriots of the American Revolution (1855), William Cooper Nell rappelait les faits d’armes des soldats noirs pendant la guerre d’indépendance pour mieux dénoncer les effets de la loi de 1850 sur les esclaves fugitifs 40. Dans History of the Negro Race in America (1883), George Washington Williams se voulait impartial et objectif, mais n’hésitait pas à critiquer le système pénitentiaire qui permettait aux États du Sud de s’enrichir en louant les services des prisonniers, noirs pour la plupart, et fréquemment condamnés à de très lourdes peines pour des délits mineurs. Du Bois élargit la question à tous les opprimés, tous ceux qui sont victimes des Blancs aux États-Unis ou dans le monde. C’était déjà le sens de la phrase qui ouvre et ferme le second chapitre de The Souls of Black Folk, « Le problème du XXe siècle est le problème de la ligne de partage des couleurs 41 ». Une des différences essentielles cependant (outre le fait que Du Bois a été formé en histoire à l’université) est que ses prédécesseurs s’adressaient ouvertement à un public mixte, en tout cas le plus large possible. Du Bois n’est pas homme de compromis et dès le seuil du texte, il a prévenu le lecteur raciste que l’ouvrage n’est pas pour lui (« To the Reader »). Dès le départ il limite donc son public ; dans cette volonté affichée de ne pas chercher à plaire, Du Bois se distingue de ses prédécesseurs 42.

Publication et réception de Black Reconstruction

Du Bois le signale dans le chapitre de conclusion, il est difficile à des historiens noirs de faire entendre leur voix, il leur est difficile de se faire publier. C’est également le cas pour certains historiens blancs qui disent ce que la nation ne veut pas entendre.
Lorsque l’on regarde les maisons d’éditions qui ont publié des historiens de la Reconstruction, on s’aperçoit que certains de ces historiens « mainstream » dans leur interprétation de la période ont été publiés par des éditeurs généralistes (par exemple Charles Scribner’s Sons pour l’ouvrage de Burgess, Harper & Brothers pour celui de Dunning), d’autres par des presses universitaires. Columbia University Press a ainsi fait paraître la plupart des monographies rédigées par les étudiants de Dunning. Parmi ceux qui s’élevaient contre la vision conventionnelle de la période, certains (blancs ou noirs) ont également été publiés par des éditeurs généralistes ou des presses universitaires. Ainsi, l’ouvrage de Benjamin Brawley, A Social History of the American Negro (1921) paraît chez Macmillan 43, tandis que South Carolina during Reconstruction, de Francis B. Simkins et Robert H. Woody (1932) est publié par les presses de l’université de Caroline du Sud 44. Cependant, c’est bien parce qu’il est très difficile à des historiens noirs de publier leurs travaux que Carter G. Woodson fonde The Journal of Negro History en 1916, et deux maisons d’édition dans les années 1910 et 1920 (les éditions de The Association for the Study of Negro Life and History, puis Associated Publishers). Deux ouvrages d’Alrutheus A. Taylor, The Negro in South Carolina During the Reconstruction (1924) et The Negro in the Reconstruction of Virginia (1926) furent publiés par The Association for the Study of Negro Life and History 45.
Le cas de Du Bois est différent. Sa thèse sur la suppression de la traite atlantique avait très rapidement été publiée, et on trouve dans sa correspondance un certain nombre de lettres d’éditeurs sollicitant de lui des manuscrits (on trouve également des refus de propositions que Du Bois avait faites). Du Bois était très connu, en raison de ses activités de chercheur, de militant, de rédacteur en chef de The Crisis. En 1915, son ouvrage The Negro avait été publié par l’éditeur Henry Holt (New York). Quand Alfred Harcourt quitte Henry Holt pour fonder sa propre maison d’édition, c’est chez Harcourt, Brace & Howe que Du Bois publie Darkwater : Voices from Within the Veil en 1920 46, puis chez Harcourt, Brace que paraissent le roman Dark Princess en 1928 et l’ouvrage Black Reconstruction en 1935. Du Bois avait obtenu une bourse Rosenwald en 1931 pour écrire un ouvrage sur la Reconstruction 47. Harcourt l’avait appris, avait écrit à Du Bois pour lui proposer de publier l’ouvrage, et un contrat fut très vite signé. Du Bois reçut une avance de $500 (la moitié de la somme immédiatement, le solde à réception du manuscrit) et un droit d’auteur de 15 %. Du Bois travailla deux ans à l’ouvrage et en remit une première version à Harcourt en décembre 1933, en prévenant l’éditeur que le travail n’était pas achevé, qu’il savait qu’il s’exposait à des attaques et qu’il était donc essentiel que tout soit vérifié. Du Bois obtint $250 supplémentaires de Harcourt et $1000 de la fondation Carnegie pour payer un relecteur à cet effet. Se posait également le problème de la longueur du manuscrit 48. En 1934, Harcourt expliquait à Du Bois qu’avant la récession il aurait publié deux volumes à $7.50 ou $10 mais qu’il fallait aujourd’hui prendre en compte la crise économique et publier un seul volume au prix le plus bas possible. Ceci, avec les nombreuses modifications que demanda Du Bois et dont l’éditeur finit par lui faire payer une partie en vertu du contrat, repoussa la publication à 1935. 
La publication du volume au prix de $4.50 fut annoncée dans le journal des professionnels du livre, Publishers’ Weekly, le 15 juin 1935, et Harcourt, Brace promut l’ouvrage dans la presse en insistant sur son aspect révisionniste et audacieux (il allait surprendre les historiens blancs) mais également sur le sérieux de la recherche. L’éditeur envoya un prospectus aux bibliothèques, aux historiens, à la NAACP. Enfin, il fit parvenir plus de 150 exemplaires à divers journaux pour recension.
Du Bois prit une part active à la promotion de l’ouvrage, envoyant à l’éditeur une liste de titres de journaux, de noms d’auteurs potentiels de comptes rendus ; il était particulièrement désireux de toucher le public noir du Sud qui avait peu d’accès à des librairies, ainsi qu’il avait pu le constater lors d’un voyage récent. Il se proposait d’envoyer 250 cartes annonçant la publication à des amis qui à leur tour lui communiqueraient d’autres noms et adresses. Il pensait atteindre sans difficulté un total de 1000 personnes, qui seraient encouragées à faire l’acquisition de Black Reconstruction et à recommander l’ouvrage à des écoles, des bibliothèques, des clubs de lecteurs. En fait, Du Bois, qui se plaignait fréquemment du petit nombre d’Africains-Américains qui lisaient, souhaitait lancer un club du livre spécifique, un Negro-Book-of-the-Year Club, l’équivalent du Book-of-the-Month Club, mais sur une base annuelle plutôt que mensuelle : Du Bois doutait qu’il y ait suffisamment de souscriptions ou d’ouvrages à recommander si la fréquence était mensuelle. Black Reconstruction serait le premier titre. Le projet n’aboutit pas, non plus que quelques efforts pour faire adopter l’ouvrage par le Book-of-the-Month Club.
Du Bois avait démissionné de la rédaction de The Crisis en 1934, mais cela n’empêcha pas la NAACP de promouvoir vigoureusement l’ouvrage, en distribuant des prospectus, par exemple. Le secrétaire de l’organisation, Walter White, envoya même un exemplaire du livre à Eleanor Roosevelt, qui non seulement lui promit de le lire, mais s’engagea à encourager son mari à le faire également 49.

Black Reconstruction donna lieu à un nombre très impressionnant de recensions dans tous les États-Unis, dans des quotidiens, des hebdomadaires, des mensuels, ainsi que des revues scientifiques. On pouvait en lire des comptes rendus sous la plume de critiques influents (Herschel Brickell du New York Post, John Chamberlain du New York Times), dans Newsweek, Time, mais aussi le Golfer and Sportsman de Minneapolis et le Rocky Mountain News, dans la presse de gauche (New Masses, Nation, New Republic), et la presse africaine-américaine, qu’il s’agisse de quotidiens (Kansas City Call, Pittsburgh Courier) ou de mensuels (The Crisis, Opportunity). Plusieurs revues scientifiques en proposèrent des recensions (par exemple la Southern Review, le New England Quarterly). En revanche l’American Historical Review, la revue historique la plus influente, ne commenta pas le volume.
La plupart des recensions étaient élogieuses et soulignaient l’originalité de l’ouvrage. De nombreux commentateurs notèrent que c’était la première interprétation de la période par un historien noir, révélant ainsi que les deux monographies de A. A. Taylor sur le sujet leur étaient inconnues. Beaucoup s’accordèrent à dire que le volume allait révolutionner l’historiographie de la Reconstruction. Selon le Los Angeles Times, ce révisionnisme était d’autant plus bienvenu que l’histoire conventionnelle de la Reconstruction servait des fins propagandistes, et visait à justifier la ségrégation raciale dans le Sud. Le lien entre l’écriture de l’histoire et la situation des Africains-Américains était également établi par Charles A. Wagner qui, dans le New York Daily Mirror, faisait allusion à l’affaire Scottsboro. Un certain nombre de recensions invitaient les lecteurs à lire l’ouvrage pour comprendre le « problème noir ». Dans la presse généraliste, seul le magazine Time fit un compte rendu entièrement négatif : le livre était provocateur, exaspérant et ennuyeux. En revanche, la presse africaine-américaine publia des recensions enthousiastes. Dans la presse de gauche, les avis étaient plus réservés. Du Bois fut critiqué pour son utilisation de théories marxistes pour expliquer la période : comme je l’ai indiqué plus haut, on lui reprocha de parler de grève générale à propos des esclaves qui fuyaient les plantations à l’approche de l’armée de l’Union ; pour les critiques, il était absurde de faire des esclaves des révolutionnaires et des gouvernements de Reconstruction des dictatures du prolétariat 50.
La passion qui se lit dans l’ouvrage fut souvent relevée, quelquefois pour l’approuver, quelquefois pour la critiquer : Du Bois montrait la même partialité que les historiens qu’il attaquait. Dans Opportunity 51, l’historien Charles H. Wesley, représenté dans l’anthologie 52, défendit Du Bois en rappelant toute la propagande qui avait été publiée jusque-là sous le nom d’histoire, tout en reconnaissant que l’on pouvait accuser Du Bois de faire également de la propagande mais vue d’une autre perspective. Cette accusation se retrouve dans quelques recensions des revues scientifiques. Ainsi, selon R. H. Woody, qui rédigea un compte rendu dans la North Carolina Historical Review, Du Bois se révélait tout aussi partial que ceux qu’il critiquait. Dans la Southern Review, Benjamin B. Kendrick observait que ni la version traditionnelle ni celle de Du Bois ne rendaient compte de la véritable histoire de la Reconstruction, et concluait que l’objectivité en histoire était un mythe.
Quant au lectorat, si certains commentateurs n’envisageaient pour Black Reconstruction qu’un public d’amateurs d’histoire, beaucoup, même parmi les plus critiques, conseillaient aux lecteurs, noirs et blancs, de le lire pour comprendre la société dans laquelle ils vivaient. À l’évidence ce livre fut perçu comme un ouvrage important, ce que confirme le nombre de recensions dans la presse de tous types et de toutes tendances 53.

Cependant, il se vendit mal, moins de 2000 exemplaires en trois ans 54. En 1938, Harcourt proposa à l’auteur de réimprimer 500 exemplaires, à condition que Du Bois accepte un droit d’auteur de 10 %, au lieu des 15 % du contrat initial. On peut dire que Black Reconstruction s’est vendu plus mal que les autres ouvrages de Du Bois, en dépit de la promotion vigoureuse menée par Du Bois, l’éditeur et la NAACP, en dépit des multiples recensions. Selon Herbert Aptheker, il faut voir là l’effet de la récession, du prix du livre (deux fois plus cher que la plupart des publications contemporaines), du peu d’éducation des Africains-Américains, et du peu d’intérêt des Blancs pour l’histoire et la vie des Noirs 55.
La dépression des années 1930 a sans nul doute joué un rôle dans les faibles ventes de l’ouvrage ; les Africains-Américains avaient comparativement été beaucoup plus touchés que les Blancs et il n’est guère étonnant que peu d’entre eux seulement aient pu se procurer un ouvrage à $4.50. Des livres moins chers peinaient également à trouver acquéreur ; lorsqu’en 1930 Lorenzo J. Greene 56, un étudiant de Carter Woodson, partit vendre des livres publiés par la maison Associated Publishers, dirigée par Carter Woodson, il fit un tableau très sombre des conditions de vie des Africains-Américains, de la Pennsylvanie et du New Jersey jusqu’au Sud. Dans le Sud les enseignants étaient trop pauvres pour acheter des livres, même à prix réduit. Greene dépensa une énergie considérable pour vendre quelques ouvrages 57. Outre la situation économique, il n’est pas impossible qu’aient joué un rôle la note au lecteur, qui limite d’avance le public de Black Reconstruction, et le chapitre de conclusion, dans lequel Du Bois attaque violemment presque tous les historiens qui ont écrit sur le sujet, puis note cavalièrement qu’il n’a pas eu le temps d’explorer les sources primaires.

Conclusion

Black Reconstruction n’atteignit véritablement ni le public noir ni le public blanc. Une des raisons essentielles est probablement que l’ouvrage proposait une lecture de l’histoire trop différente de celle qui dominait alors. C’est d’ailleurs ce que révèle la censure opérée par l’Encyclopædia Britannica. The Tragic Era, l’ouvrage de Claude Bowers, avait été un énorme succès, non parce qu’il proposait une réinterprétation de l’histoire, mais parce que ce qu’il racontait était bien connu des lecteurs, rassurant en quelque sorte. En 1936, un autre succès encore plus impressionnant, Gone with the Wind, présentait la Reconstruction comme une période tragique pour les Blancs du Sud 58. Douze ans plus tard, dans sa recension assassine de The South During Reconstruction, un ouvrage d’Ellis Merton Coulter 59, professeur d’histoire à l’université de Géorgie, John Hope Franklin relevait chez l’historien les mêmes défauts que chez ses prédécesseurs. Comme les propagandistes de l’histoire que dénonçait Du Bois, Coulter sélectionnait les sources et citations en fonction de sa thèse, omettait délibérément d’autres sources quand elles contredisaient cette thèse, se livrait à des généralisations hâtives, etc. La thèse de Coulter était semblable à celle des historiens « mainstream » de la Reconstruction, pour la même raison, le racisme. Et Coulter ignorait les travaux d’historiens comme Du Bois dans Black Reconstruction 60. Il fallut plusieurs décennies et le mouvement des droits civiques pour qu’une autre interprétation de la période soit possible et reconnue. Dans son magistral ouvrage Reconstruction : America’s Unfinished Revolution, publié en 1988, Eric Foner note que Black Reconstruction anticipait les conclusions des historiens d’aujourd’hui 61. Du Bois avait quelques décennies d’avance.