BETA

Hélène Le Bail

Hélène Le Bail est chargée de recherche au CNRS au sein du CERI à Sciences Po Paris.
Docteure en science politique/relations internationales (Sciences Po, 2006), elle est aussi diplômée en langue et civilisation chinoises (INALCO). Elle a passé de nombreuses années au Japon, comme doctorante à l’université Hitotsubashi, puis comme chercheuse à l’université Waseda (2007), à la Maison franco-japonaise (2010-2013) et à l’université de Kobe (2019).
Ses travaux portent sur les migrations chinoises au Japon et en France ainsi que sur les politiques migratoires dans une perspective comparée. Un intérêt plus particulier est porté aux routes migratoires féminines (mariage, travail reproductif et travail du sexe), ainsi qu’aux questions de mobilisation et d’action collective.
Elle est co-coordinatrice du projet Émergences de la Ville de Paris : chinois.es en (Île-de-)France : identifications et identités en mutations (2018-2020) et du projet ANR/IC Migrations PolAsie sur la participation politique des populations issues de l’immigration asiatique en France.




Références de citation

Le Bail Hélène (V1: novembre 2020). “Femmes chinoises travailleuses sexuelles à Paris. Construire sa respectabilité, définir la violence et revendiquer son droit à la sécurité dans l’espace public”, in Chuang Ya-Han, Trémon Anne-Christine (dir.), Mobilités et mobilisations chinoises en France, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-03-6 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Femmes-chinoises-travailleu (...))

Exporter les références de citation (compatible avec les gestionnaires de références bibliographiques)
RIS
BibTeX

Dernière mise à jour : 16 novembre 2020


Licence Creative Commons

Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

Avec l’ouverture des frontières de la Chine depuis les années 1980, les routes migratoires internationales se sont renouvelées et diversifiées. En outre, les transformations de l’économie chinoise dans les années 1990 et les vagues de privatisation des grandes entreprises d’État et de licenciements ont été un des facteurs composant les nouveaux « régimes migratoires » en Chine 1 et expliquant l’apparition de nouveaux foyers d’émigration. En France, ces transformations de l’économie chinoise ont permis d’expliquer l’arrivée de nombreuses femmes originaires du Nord de la Chine 2, en provenance de régions n’ayant pas de tradition forte d’émigration à l’international. Les femmes originaires de provinces du nord de la Chine ont été les premières travailleuses du sexe chinoises à Paris 3 et demeurent majoritaires, même si les régions d’origine se sont diversifiées.

De manière schématique, on peut considérer que les femmes chinoises se prostituant à l’étranger suivent deux principales trajectoires. Les premières, souvent qualifiées d’escortes, se déplacent explicitement pour cette activité, travaillent, selon la législation des pays, soit via internet, soit dans des établissements, et circulent beaucoup grâce à des visas de court terme. Les secondes sont dans des parcours migratoires de plus long terme, souvent en situation irrégulière et n’ont pas forcément au départ pour projet de se prostituer, mais font plus ou moins ce choix face aux alternatives qui se présentent à elles sur le marché du travail ; elles sont plus souvent que les précédentes dans des conditions de travail précaires. Bien évidemment la frontière est parfois mince entre ces deux types de trajectoires : des femmes qui circulent peuvent à un moment rester dans un pays et se retrouver en situation irrégulière, des femmes en situation irrégulière peuvent se professionnaliser et organiser leur travail en circulant entre plusieurs pays. Dans les deux cas, les femmes peuvent passer d’un cadre de travail indépendant à un cadre plus contraint, voire à des situation d’exploitation, ou inversement.

Quel que soit leur mode de travail ou leur statut de résidence, la présence croissante de femmes chinoises dans le secteur du travail du sexe est un phénomène global qui attire l’attention des chercheurs en Asie 4, en Amérique du Nord 5, en Afrique 6, au Moyen-Orient 7, en Europe 8. Ces travaux font échos aux mobilités à l’intérieur de la Chine elle-même 9. Les formes de mobilité soulèvent immanquablement des questions et des cadres d’analyse différents. Aux deux extrêmes d’un continuum, se trouveraient d’un côté celles qui profiteraient de la globalisation, auraient rejoint les privilégiés d’une classe mondiale ultra mobile et pourraient être qualifiées de travailleuses du sexe cosmopolites 10, de l’autre, celles qui seraient les victimes de la globalisation soit parce qu’elles seraient prises dans des réseaux internationaux de trafic des personnes, soit parce qu’elles occuperaient les positions les plus dévalorisées et seraient exploitées dans les grandes villes globales dans des secteurs d’activités souvent féminisés aux côtés des femmes de ménage, travailleuses domestiques ou aides à domicile 11. La mobilité des femmes chinoises travailleuses du sexe s’inscrit donc dans le large spectre des nouvelles mobilités accompagnant la globalisation : mobilité circulaire et maîtrisée pour les plus privilégiées, mobilité limitée, voire contrainte pour les plus précaires. Dans ce chapitre qui porte sur l’expérience de ces migrantes chinoises dans l’espace propre à la ville de Paris, nous allons nous intéresser au cas des femmes plus précaires qui, une fois en situation irrégulière, se retrouvent immobilisées dans le pays de destination. Bien que très marginales, ou peut être parce qu’elles souffrent de cette marginalité, ces migrantes chinoises s’engagent pourtant dans des négociations avec les riverains et les autorités locales pour négocier leur appartenance 12.

Ce chapitre porte sur les interactions entre les femmes chinoises migrantes travailleuses du sexe et les autorités locales de Paris. Il est basé sur une enquête qualitative par observation participante commencée fin 2013 et qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. La première porte d’entrée sur le terrain a été le bénévolat dans un programme de terrain de Médecins du Monde qui mène des actions de prévention santé auprès des travailleuses du sexe. J’ai suivi et participé aux activités des femmes chinoises décrites dans cet article, comme médiatrice, parfois actrice de certaines de leurs actions comme interprète (dialogue avec les riverains dans la rue, rendez-vous avec les élus ou les associations partenaires) 13. Si j’ai parfois été présente lors de rendez-vous non publics avec des élus politiques, les données utilisées pour ce chapitre ne sont que celles issues de textes publics ou de notes de terrain prises dans le cadre d’événements publics (réunions de quartiers, conférences de presse, etc.). Je suis bien sûr avertie des écueils de l’observation participante, mais défends la nécessité d’une telle approche pour étudier des groupes particulièrement stigmatisés de la population : être introduite par des personnes de confiance, passer du temps et établir soi-même un rapport de confiance est indispensable sur ce type de terrain. Faire avec, c’est-à-dire être impliquée là où est la priorité des personnes concernées, est le meilleur moyen d’établir cette confiance. Dans mon cas, la priorité était le plaidoyer et le dialogue avec les autorités locales, je m’y suis donc impliquée tout en faisant un travail de prise de distance et de réflexivité au cours du terrain et au moment de l’analyse.

Le chapitre porte sur le cas de la prostitution de rue, la plus visible à Paris et celle qui a été source de conflits et de débats en termes d’occupation et de gestion de l’espace public. Autrement dit, le cas de la prostitution chinoise de rue à Paris permet de réfléchir à l’inscription dans la ville d’un groupe très spécifique de migrantes et à la façon dont elles formulent leur appartenance urbaine, appartenance au quartier tout d’abord, mais aussi appartenance plus large à la cité quand elles tentent de défendre leur légitime usage de l’espace public et leurs droits en tant que victimes de violences. Si la citoyenneté se mesure plus aux actes qu’au statut 14, les migrantes chinoises travailleuses du sexe font acte de citoyenneté 15 en défiant les définitions de la diversité et des violences de genre qui les excluent — et les mesures politiques qui découlent de ces définitions — quand bien même leurs tentatives auront été des échecs comme nous le décrivons ci-dessous.

Quand la marginalité et les violences amènent à revendiquer son droit de cité

Au tournant du XXIe siècle, quelques migrantes chinoises ont commencé à vendre des services sexuels à Paris dans le quartier de la rue Saint-Denis (IIe et Xe arrondissements), mais aussi dans des quartiers qui n’étaient pas des lieux connus de prostitution tels que Belleville (Xe, XIe, XIXe et XXe arrondissements) et la porte de Choisy (XIIIe arrondissement) 16. Aujourd’hui les estimations amènent à considérer les femmes chinoises dans la région parisienne comme l’un des principaux groupes de nationalité parmi les travailleuses du sexe, aux côtés des Européennes de l’Est, des Nigérianes et des Latino-américaines 17. Elles sont en effet particulièrement visibles dans ces quartiers où il n’y a pas, ou très peu, d’autres personnes se prostituant.

Les travaux de recherche de Florence Lévy sur les migrants venus du nord de la Chine a permis de connaître le parcours des femmes dont nous parlons. En effet, les femmes chinoises travailleuses du sexe à Paris sont, au début des années 2000, presque exclusivement originaires des trois provinces du nord-est de la Chine (d’abord le Liaoning, mais aussi le Jilin et le Heilongjiang 18) et le sont encore majoritairement aujourd’hui, quoique que la diversification des régions d’origine avance 19. Une des spécifiés de ce groupe de migrantes est leur âge : la plupart a migré autour de la quarantaine. C’est un âge élevé aussi bien en comparaison des autres migrants chinois que des migrantes d’autres nationalités dans le milieu de la prostitution. Elles migrent en outre hors des réseaux traditionnels (celui des Wenzhou dans le cas de la France) et sont souvent isolées. Ces deux caractéristiques sont importantes pour comprendre les choix limités qu’elles ont en terme d’emploi : beaucoup d’employeurs préfèrent employer des personnes plus jeunes et elles ne peuvent bénéficier de réseaux de connaissance. Selon Florence Lévy, ces migrantes chinoises trouvaient à leur arrivée des emplois dans les familles chinoises, comme garde d’enfant ou domestique, certaines évoluaient vers des emplois de femme de ménage ou d’aide à domicile pour des familles françaises, ou encore des emplois dans des salons de manucure ou de massage, mais, à la différence des emplois dans les familles chinoises, le permis de résidence est alors souvent un obstacle à l’embauche. Parmi ces migrantes, un petit nombre fait le choix du travail du sexe, comme activité d’appoint ou comme unique activité 20. Alors que les possibilités professionnelles sont très restreintes pour ces femmes sans papiers, sans réseaux sociaux, souvent endettées par le prix du voyage (voire endettées avant leur départ en Chine) et ne parlant pas français, la prostitution est selon elles un choix. La plupart en entendent parler dans les dortoirs où elles logent en collectif et sont introduites dans le milieu par une compatriote plus ou moins intéressée par une commission financière. Les femmes relatent la difficulté de faire le choix d’une activité très stigmatisée et qui les expose aux violences, mais beaucoup expliquent de façon pragmatique ce choix qui permet de gagner plus d’argent et de rembourser plus vite leurs dettes, mais aussi de reconquérir une indépendance par comparaison aux conditions de travail dans les familles chinoises qui les embauchent. Beaucoup s’engagent dans la prostitution parce qu’elles ne trouvent pas de travail dans le « marché chinois » de Paris ou ne trouvent que des emplois où elles sont exploitées du fait de leur situation de résidence irrégulière. Comparées à des migrants plus jeunes, ces femmes dans la quarantaine migrent très souvent pour réaliser des projets précis : économiser pour payer un appartement à leur fils et bien le marier ; payer les frais d’hospitalisation de leurs parents ou mari ; essuyer des dettes importantes en Chine, etc. Un de leurs objectifs est de gagner rapidement de l’argent.

Si, dans la première décennie les associations de terrain estimaient que ces travailleuses du sexe étaient relativement indépendantes (si ce n’est qu’elles devaient souvent louer des appartements aux prix excessifs du fait du risque encouru par le loueur pouvant tomber sous le coup de la loi pour proxénétisme hôtelier), un nombre croissant d’entre elles a aujourd’hui recours à des intermédiaires pour faciliter leur travail. En d’autres termes, un nombre croissant d’entre elles travaillent de façon moins indépendante, même si c’est leur choix. En outre, les femmes qui arrivent aujourd’hui sont souvent plus jeunes, certaines arrivent grâce à de nouveaux réseaux de connaissances (plus ou moins familiaux) qui se mettent en place et, surtout, certaines arrivent grâce à des intermédiaires pour directement travailler dans la prostitution, ne restent que le temps de leur visa touristique et ont déjà circulé dans d’autres pays.

Comme nous l’avons évoqué ci-dessus, les femmes chinoises travailleuses du sexe sont marginalisées à la fois dans la société française, en raison de leur statut de séjour irrégulier, de la stigmatisation de leur activité et de la barrière de la langue, et parmi la population issue de l’immigration chinoise. Cette marginalité explique en grande partie qu’elles soient victimes de nombreuses formes de violences. D’une part, comme toutes les travailleuses du sexe migrantes, elles sont exposées aux violences physiques et sexuelles d’agresseurs se faisant souvent passer pour des clients et aux insultes quotidiennes dans la rue 21. Au-delà de ce type d’agressions, les travailleuses du sexe sont aussi, partout dans le monde, la cible de violences institutionnelles du fait de la répression de leur activité 22. Les travailleuses du sexe chinoises ont ainsi été la cible d’opérations de police appliquant la loi de pénalisation du racolage, entre 2003 et 2016 23, mais aussi d’opérations de contrôle d’identité ciblées (interdites par la loi). Ces opérations de police ont été qualifiées de harcèlement par une enquête de la Commission nationale Citoyens-Justice-Police en 2011 24.

Les deux quartiers de Paris sur lesquels ce chapitre se focalise, Belleville et la porte de Choisy, sont des quartiers qui ont connus d’importantes opérations de police visant les travailleuses du sexe chinoises. Dans le quartier de Belleville, qui est le quartier où la prostitution de rue chinoise est la plus visible et où plusieurs plaintes sont remontées vers les mairies, les opérations de lutte contre le racolage ont été systématiques à certaines périodes. Dans le quartier de la porte de Choisy, le nombre de femmes travaillant dans la rue est beaucoup moins élevé mais la tolérance des riverains également. Les opérations de contrôle dans le XIIIe ont été moins visibles, mais la mairie a fortement médiatisé une soi-disant opération de lutte contre le proxénétisme. En 2013, la police y avait lancé une opération visant un réseau de proxénétisme 25, mais qui avait pour objectif, sûrement dès sa conception, mais surtout dans ses effets, de fragiliser les travailleuses du sexe elles-mêmes : parmi les 30 personnes arrêtées, seules huit ont été mises en examen pour proxénétisme hôtelier, les autres, 22 personnes, étaient des travailleuses du sexe, donc des victimes selon la définition du proxénétisme. Le résultat pour les femmes relâchées rapidement a été leur précarisation : elles ont perdu leur logement et ont mis deux ans à récupérer les biens confisqués 26.

Les deux quartiers relèvent de mairies socialistes qui mettent en avant leur diversité à la fois sociale et culturelle. Pour ce qui est de la diversité culturelle, la présence de commerces et d’une vie associative asiatique est l’un des ingrédients essentiels que les acteurs municipaux d’arrondissement cherchent à valoriser 27. Mais ce sont aussi des quartiers socialement diversifiés, le XIIIe mettant surtout en avant son caractère familial de classe moyenne, alors que Belleville est plus populaire et doit gérer un processus de gentrification. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de défendre une image ou de gérer la transformation du quartier, les objectifs tendent à exclure certains comportements considérés comme indésirables. Ainsi les deux mairies des XIIIe et XIXe arrondissements ont privilégié une approche répressive lorsqu’il s’agit de traiter de la question des travailleuses du sexe (ainsi que d’autres populations ou activités stigmatisées) dans les espaces publics. C’est dans un tel contexte de quartiers à la fois très mélangés et théâtres d’une répression visant les femmes chinoises se prostituant que ces dernières ont commencé à se mobiliser. Alors que les opérations de police étaient considérées comme abusives par les associations soutenant ces migrantes chinoises, ces femmes ont commencé à s’organiser avec l’aide de leurs alliés 28 et à contester le traitement fait de leur présence, à demander à être reconnues comme usagères légitimes de l’espace public et comme victimes, plutôt que source d’insécurité.

Une (vaine) tentative de redéfinition de la diversité locale : être reconnues comme usagères légitimes de l’espace public.

Fin 2014, une centaine de travailleuses du sexe chinoises, pour la plupart du quartier de Belleville, a créé un collectif Les Roses d’Acier 29. Un de leurs objectifs était de trouver un moyen de dialoguer avec les habitants du quartier afin de se faire mieux connaître et dans l’espoir que ces derniers déposent moins de plaintes contre elles. Ces plaintes des riverains sont en effet supposées être la raison du soutien des mairies aux opérations de police les visant dans les quartiers. En mai 2015, le maire du XIXe arrondissement organisa une réunion de quartier à Belleville sur la question de la prostitution chinoise. Il avait alors déclaré : « La prostitution met en danger la belle diversité de Belleville » (notes de terrain). Il considérait que la prostitution était incompatible avec ce quartier familial. Il sous-entendait dans son discours que la « belle diversité » — à la fois diversité sociale et héritage des nombreuses vagues d’immigration — était certes l’identité du quartier, mais aussi un défi et que la prostitution mettait à mal un fragile équilibre. Autrement dit, les travailleuses du sexe ne pouvaient pas être inclues dans la définition de la diversité. Belleville, quoiqu’encore assez populaire, est un quartier en voie de transformation et de gentrification. Nombre de travaux de recherche ont montré comment la transformation de quartiers populaires repose souvent sur des discours autour de la ville cosmopolite où le cosmopolitisme n’est pas pris dans le sens d’un style de vie individuel (être un citoyen du monde) mais dans le sens d’une attitude collective, une sorte d’ouverture aux différences et à la diversité, une tendance à valoriser et promouvoir la diversité (c’est d’ailleurs avec le concept de « diversité » que cette notion de ville cosmopolite est traduite en politique française). Les politiques de renouveau urbain, surtout dans les quartiers en voie de gentrification, mettent souvent en avant les notions de cosmopolitisme ou de diversité, néanmoins tout en prônant cette diversité, la définir amène les collectivités à délimiter jusqu’où les différences seront acceptables.


Les questions de savoir qu’elle différence est "acceptable", qui va en décider et quel en sera l’impact sur la diversité mettent en évidence que les soi-disant stratégies cosmopolites sont de nature politique 30.

Les discours de la « diversité » dans les quartiers en voie de gentrification tendent à correspondre aux intérêts de certains résidents — en général les plus riches et donc les derniers arrivés — et pas d’autres résidents souvent catégorisés comme des nuisances tels les jeunes, les SDF, les vendeurs à la sauvette ou les travailleuses du sexe 31. Les travailleuses du sexe ne font en général pas partie de cette diversité acceptable et n’ont pas les moyens de participer à sa définition 32. C’est pourtant ce qu’a tenté de faire le collectif Les Roses d’Acier.

En réponse aux déclarations du maire du XIXe qui annonçaient clairement un renforcement des opérations de police dans le quartier, le collectif a lancé une opération pour créer du dialogue avec les riverains en espérant qu’ils donnent une autre inflexion à la politique locale. Lors d’une réunion extraordinaire du collectif Les Roses d’Acier qui rassembla plus de 60 personnes, les migrantes chinoises décidèrent, non sans humour, de lancer une opération de balayage : puisqu’on voulait les balayer hors du quartier, puisqu’elles salissaient la belle diversité du quartier, elles allaient concrètement balayer les rues du quartier. « Ils disent qu’à cause de nous Belleville n’est plus belle 33 », elles allaient donc ré-embellir les rues. Ce balayage des rues, qui se répéta plusieurs fois au cours de l’été 2015, était accompagné de flyers et d’alliés venus expliquer aux passants le sens de leur action et leur proposer de discuter 34. Les femmes ont ainsi produit un discours où elles tentaient de se rendre « acceptables » : elles se présentaient comme des usagères légitimes de la ville comprenant bien le souci des parents étant elles-mêmes mères de famille. Elles revendiquaient leur droit à être reconnues comme faisant partie du quartier ainsi qu’elles le répétaient dans de nombreux discours au fil des mois, dont celui prononcé dans la rue (devant quelques riverains et quelques journalistes) par la présidente du collectif lors de la première opération de balayage le 24 juin 2015.


En balayant le sol ici, nous prenons nos responsabilités.

Aujourd’hui, nous vivons ici. Nous rions ici, nous pleurons ici, nous travaillons ici, faisons les courses ici, prenons du soleil ici. Certaines d’entre nous sont mariées, ont des enfants, forment des familles. Mes sœurs, aujourd’hui, nous acquérons une responsabilité de plus, celle d’être dans ce quartier.

Ici, je voudrais simplement poser cette question : qu’est-ce qu’une belle ville ? De quoi Belleville est-t-il le nom ? Ils nous ont dit, qu’à cause de nous, Belleville n’est plus belle, parce que nous sommes laides, nous sommes sales et nous sommes ignobles. Mais qui sont-ils pour nous juger ? Sont-ils plus beaux que nous, plus propres que nous, plus nobles que nous ? Je ne suis pas d’accord, parce que résoudre des questions sociales avec la violence, c’est nous humilier, nous traiter de tous les noms ; c’est nous balayer comme des tumeurs sociales ; ignorer notre voix, c’est ignorer notre existence, ignorer nos vies.

Discours du 24 juin 2015, opération de balayage.

PNG - 162.1 ko

Flyer des Roses d’Acier pour annoncer le balayage collectif du 24 juin 2015

Crédits - Les Roses d'Acier

Le flyer distribué le jour de la première opération de balayage illustre le processus de politisation du collectif. Il croise les choix d’action locale des femmes migrantes — proposition d’un moment convivial, le « pic-nic », et d’un mode d’action symbolique, le « nettoyage solidaire » — et des revendications plus politisées issues de leur dialogue avec les alliés (listés en petit en bas du flyer) et permettant une montée en généralité — contre la répression policière, pour la régularisation des sans-papiers. Ce flyer rend surtout visible leur argumentaire : le dialogue et la convivialité (le haut du flyer) seraient la meilleure stratégie, selon elles, pour déconstruire les discours qui les excluent de l’espace public et entraînent la répression et les arrestations (bas du flyer).

Dans le quartier de la porte de Choisy également, l’association Les Roses d’Acier a tenté de motiver le dialogue. Pendant l’été 2017, le maire du XIIIe arrondissement avait posté sur sa page Facebook une vidéo relayée par plusieurs médias dans laquelle il appelait le ministre de l’Intérieur à renforcer « les moyens nécessaires à la prévention, au renseignement et à la répression ». Il pointait du doigt dans son quartier « des ventes à la sauvette illégales, des tables de jeu clandestines, des prostituées qui sont installées devant l’école », qu’il associait plus loin à des « dérives mafieuses ». Il présentait tout cela comme incompatible avec un quartier familial et rappelait que son rôle et celui du ministre étaient « de garantir la sécurité et la qualité de vie des habitants ». Dans ce cas également, les travailleuses du sexe chinoises, et d’autres, sont définies en creux comme des habitantes non légitimes. Le problème supplémentaire est que certaines étaient reconnaissables sur la vidéo prise en caméra cachée par la mairie, soulignant ainsi le peu de respect pour leur vie privée alors qu’il est évident qu’elles cachent leur activité à leur famille en Chine.

En découvrant cette vidéo, les femmes chinoises du collectif Les Roses d’Acier se sont rapprochées d’associations alliées pour voir comment réagir. Après quelques réunions elles ont préparé une lettre de réponse où elles proposaient d’ouvrir le dialogue, une façon de se réaffirmer comme partie prenante du quartier :

Nous sommes les travailleuses du sexe du XIIe arrondissement. Nous vous écrivons pour vous faire part de notre colère au sujet de votre vidéo postée sur Facebook le 11 juillet 2017 concernant la sécurité, et la répression des « dérives mafieuses » dans la rue. Nous espérons plutôt pouvoir instaurer un dialogue raisonné avec la mairie et les habitants pour améliorer la sécurité et le cadre de vie de notre arrondissement.

Lettre des Roses d’Acier au maire du XIIIe arrondissement, août 2017.

Dans les deux quartiers, les maires concernés n’ont pas répondu aux tentatives d’entrer en dialogue avec le collectif. Même si d’autres élus ont répondu aux appels comme nous le verrons ci-dessous, les tentatives de devenir des riveraines légitimes, ayant des choix de vie différents, mais acceptables, n’ont pas abouti. Quand bien même, entre les deux événements évoqués, la loi a changé et le racolage a été dépénalisé (loi du 13 avril 2016 35), les travailleuses du sexe chinoises ne sont pas devenues plus légitimes.

Une (vaine) tentative de redéfinition des violences : victimes de l’insécurité plutôt que de la prostitution.

L’enjeu pour ces femmes chinoises et leurs alliés était aussi de modifier, voire d’inverser, les représentations de l’insécurité et de la victime. Ainsi, dans leur lettre au maire du XIIIe arrondissement, les femmes chinoises remettaient en question la façon de présenter les problèmes de sécurité :

Tous les jours nous sommes les cibles d’insultes, de crachats, de vols, de violences physiques et d’agressions sexuelles. Nous éprouvons tous les jours dans nos corps l’insécurité qui règne dans le XIIIe arrondissement. Alors que nous ne menaçons pas la sécurité d’autrui, nous-mêmes vivons dans la peur constante d’être agressées. Déjà que nous ne sommes pas respectées par la société, non seulement vous ne vous préoccupez pas des violences que nous subissons, mais vous appelez à ce que nous soyons la cible de répression. En ce faisant, vous nous enfoncez encore plus dans le désespoir. Votre discours n’apporte aucune solution aux problèmes, mais au contraire renforce l’hostilité de la société à notre égard, et cautionne les violences perpétrées contre nous. Nous vous invitons à réfléchir à cela, changer votre regard, et nous aider à trouver des solutions.

Lettre des Roses d’Acier au maire du XIIIe arrondissement, août 2017.

Cet extrait de lettre montre la tentative d’inverser la logique et de revendiquer le droit d’être reconnues comme victimes de l’insécurité et des violences, plus que source d’insécurité. Selon elles, les discours comme celui du maire du XIIIe et les opérations de police ne font que confirmer leur stigmatisation et renforcer leur sentiment de ne pas être légitimes à aller porter plainte auprès d’une police qui les harcelait. Cette situation créerait une forme d’impunité pour les délinquants et agresseurs les visant et une augmentation des violences pouvant contribuer à un sentiment plus général d’insécurité et donc conforter les plaintes des riverains et leurs demandes de plus de répression de la prostitution. Autrement dit, elles voulaient dénoncer un « cercle vicieux 36 » dans lequel elles étaient plus les victimes que la cause de l’insécurité.

La présence de la prostitution dans les espace urbains et résidentiels a toujours fait l’objet d’anxiété morale et soulevé une opposition reposant sur les revendications d’espaces familiaux protégés et les craintes d’une dégradation de l’environnement ; ces anxiétés ont nourri des « strategies of spatial containment 37 ». Les politiques donnant la priorité à la tranquillité publique, à l’éviction de potentielles sources de désordre dans les rues, peuvent expliquer en partie pourquoi peu de mesures sont prises au niveau local pour répondre aux situations de surexposition aux violences des travailleuses du sexe. Toutefois un autre élément d’explication est l’avancée et le succès dans la sphère politique française de l’approche prohibitionniste, ou néo-abolitionniste dans le traitement de la question de la prostitution : une approche qui tend à exclure les travailleuses du sexe, en tant que minorité sexuelle, de la diversité acceptable. Paris est l’une des villes qui soutient particulièrement cette approche 38. Or l’impact d’une telle approche est que les solutions concrètes proposées ne sont pas de lutter contre les violences dont elles sont victimes dans l’espace public, mais de les aider à « quitter la rue ». Autrement dit la solution proposée est de les pousser à arrêter la prostitution et de ne pas être visibles dans l’espace public 39.

Cette opposition dans les choix de politique locale a été particulièrement bien illustrée en 2015 lorsque les élus du groupe écologiste de Paris ont tenté d’inverser la logique. Après l’action de balayage des rues décrite ci-dessus, le Groupe Écologie de Paris est entré en contact avec le collectif Les Roses d’Acier et a voulu répondre à leur requête d’être mieux protégées contre les violences. Les élus ont alors proposé une même résolution dans quatre conseils municipaux d’arrondissement (Xe, XIe, XIXe et XXe) ainsi qu’au Conseil de Paris. Cette résolution a engagé des débats violents au sein des conseils. La résolution portait sur la demande d’une meilleure protection des travailleuses du sexe au lieu d’en faire une cible des politiques de lutte contre l’insécurité 40.

Extrait de la résolution du Groupe Écologie de Paris :

• demande au Préfet que les moyens policiers soient réaffectés à la lutte contre les violences faites aux prostituées ;

• [propose] la constitution d’un panel citoyen, afin de trouver des solutions concertées avec l’ensemble des acteurs, dont les représentantes des personnes prostituées elles-mêmes.

« Conseil municipal et départemental des lundi 29, mardi 30 juin, mercredi 1er et jeudi 2 juillet 2015 », 23 septembre 2015 41.

Les conseillers municipaux socialistes, communistes, mais aussi des partis de droite ont partout voté contre la proposition de réassigner les forces de police à la protection des travailleuses du sexe contre les diverses violences dont elles sont victimes (coups, viols, exploitation, trafic des êtres humaines) plutôt qu’à la répression du racolage. Un des arguments était que ne pas réprimer l’activité allait favoriser l’« institutionnalisation de la prostitution » qui était alors définie comme « l’une des plus violentes expressions du patriarcat ». Ainsi les arguments relevant de la tranquillité publique et des approches néo-abolitionnistes (alors en plein débat au Parlement) étaient présentés comme convergents par exemple par un vœu de la mairie du XIXe arrondissement opposé au vœu du Groupe Écologie de Paris et présenté ainsi par son maire :


[l’objet de ce vœu est d‘] affirmer clairement et posément que nous sommes mobilisés pour mettre fin à cette scène de prostitution, dans une approche qui concilie lutte déterminée contre les réseaux, accompagnement vers leurs droits des femmes victimes, prévention sanitaire, parcours de sortie et, à court terme, libération de l’espace public 42.

Cette convergence des arguments a permis de présenter la répression comme un moyen de protection. Dans la citation ci-dessus apparaît nettement comment décrire les femmes comme victimes de la traite des êtres humains permet de réduire leurs droits au seul droit à « sortir de la prostitution » et comment cela est confondu avec l’objectif de « libérer l’espace public » de leur présence. Le devoir de protection et la volonté de tranquilliser la ville se retrouvent ainsi confondus.

Pour conclure

Les arguments combinés des logiques politiques de tranquillité publique et des politiques néo-abolitionistes de la prostitution ont ainsi convergé pour exclure les travailleuses du sexe chinoises de discours inclusifs propres à des quartiers marqués par une forte mixité sociale et culturelle et pour les exclure de discours sur la lutte contre les violences de genre et le harcèlement dans les espaces publics 43. L’étude de cas présentée ci-dessus a illustré les tentatives de femmes chinoises migrantes de questionner les politiques locales, et par là de s’affirmer comme citoyennes de facto malgré leur forte marginalité, voire stigmatisation 44.

Dans nombre d’autres contextes, des chercheurs ont démontré comment la voix des femmes migrantes pauvres est difficilement audible et comment même les associations féministes tendent à les enfermer dans une position de victime et non de potentiel sujets politiques 45. Ceci est particulièrement le cas pour les migrantes travailleuses du sexe. Dans le contexte français, la prostitution a été définie comme une violence per se contre les femmes, une définition qui est depuis toujours contestée 46. La loi de 2016 sur la prostitution qui a adopté une perspective néo-abolitionniste 47 et qui a introduit la pénalisation des clients 48, a de nouveau divisé les féministes sur la meilleure façon de traiter les personnes se prostituant : faut-il les traiter comme des personnes autonomes ou comme des victimes de la prostitution ?

Le cas de la mobilisation des femmes chinoises travailleuses du sexe à Paris présenté ici met en évidence des parcours migratoires difficiles et précaires, mais où l’autonomie est toujours présente. Ce cas d’étude vient aussi démontrer la difficulté de modifier les normes sociales dominantes pour inclure ces femmes pourtant capables de formuler leurs demandes au sein de débats politiques, autrement dit d’être des citoyennes actives 49. En particulier, il souligne la difficulté d’élargir les perspectives des plans de lutte contre les violences de genre dans l’espace public à des femmes plus marginales 50 : des travaux de recherche critique sur ces questions ont mis en évidence que les politiques urbaines participatives continuent de marginaliser les groupes de femmes les plus discriminées et donc de favoriser les points de vue des femmes privilégiées, comme cela a été démontré dans le cas des jeunes femmes de banlieue, des femmes racisées ou voilées 51.

Erreur...

Erreur...

Fichier debusquer introuvable