Introduction
Les travaux sur les vagues migratoires en Europe suggèrent que la manière dont les migrants arrivent dans leur pays d’accueil affecte leur incorporation sociale dans le marché du travail 1. Ainsi, les femmes migrantes qui arrivent dans leur société d’accueil par une voie informelle se trouvent le plus souvent dans une situation irrégulière et concentrées dans le secteur des services à la personne 2. Est-ce également le cas pour les femmes qui rejoignent l’Europe par une voie formelle, comme un visa de regroupement familial, de travail ou de tourisme ? Que deviennent ces femmes migrantes ?
Afin de traiter ces questions, ce chapitre examine le cas des femmes philippines divorcées ou sur le point de divorcer de leur mari belge ou néerlandais, en Belgique et aux Pays-Bas, où résidaient respectivement 4 398 3 et 20 073 4 migrants philippins en 2017, majoritairement des femmes. D’un point de vue historique, un nombre croissant de femmes philippines ont commencé à migrer dans ces deux pays pendant les années 1960, notamment en tant qu’infirmières, sages-femmes et couturières 5. Les années 1970 et 1980 ont par la suite vu l’arrivée de quelques femmes dans l’industrie du divertissement et du sexe 6. Pendant cette période, les Pays-Bas ont également accueilli des exilés politiques du régime dictatorial de Ferdinand Marcos 7. Depuis les années 1980, on observe l’immigration de femmes philippines avec un visa de tourisme ; ces femmes restent au-delà de l’expiration de celui-ci pour travailler notamment dans le secteur des services domestiques 8. Dans le même temps, de plus en plus de femmes philippines arrivent en Belgique et aux Pays-Bas dans le but de former un couple, et éventuellement une famille, avec un homme belge ou néerlandais 9. Enfin, depuis les années 1990, les Pays-Bas accueillent de jeunes philippines qui entrent dans le pays comme jeunes filles au pair 10. Le plus grand nombre de migrantes philippines 11 se trouvent dans la région flamande de la Belgique, tandis qu’aux Pays-Bas, ces migrantes se concentrent dans les grandes villes comme Amsterdam et Utrecht.
Afin de comprendre le devenir de ces femmes migrantes, après quelques années de vie en migration, ce chapitre tient compte du pouvoir structurant de leur rôle reproductif ou de « care », notamment dans leurs familles nucléaires respectives en Belgique et aux Pays-Bas. Le terme « care » désigne ici les activités non-rémunérées prodiguées par ces femmes à un ou plusieurs membres de leurs familles respectives, englobant à la fois les « tâches instrumentales » et les « relations affectives 12 ». Le rôle de care des migrantes philippines apparaît dépendre de la route migratoire qu’elles ont choisie pour immigrer en Europe. Arriver en tant qu’épouse ou fiancée d’un homme belge ou néerlandais peut assurer aux femmes philippines une situation régulière tout en leur offrant un accès facile à la nationalité et, éventuellement, au marché du travail de leur pays d’accueil. Au contraire, immigrer en Europe au moyen d’un visa de tourisme rend difficile une éventuelle régularisation du séjour après l’expiration du visa et peut engendrer une situation précaire légalement et économiquement parlant. Ces routes migratoires formelles et informelles produisent donc des inégalités car des statuts juridiques différents déterminent l’accès des migrants aux ressources matérielles et sociales dans leur pays d’accueil où le système reproductif est le plus souvent « stratifié 13 ». Ce « système reproductif stratifié » désigne le fait que les individus « font l’expérience, valorisent et récompensent » le travail de care « de manière différente en fonction des inégalités d’accès aux ressources matérielles et sociales 14 ». En bref, les rôles des individus au sein de la famille et de la société au sens large affectent la manière dont ils interagissent avec le système reproductif stratifié. D’autre part, ce dernier maintient, renforce ou met en question les rôles multiples des individus.
Nous allons voir dans ce chapitre comment les femmes philippines, en Belgique et aux Pays-Bas, font l’expérience de ce système et s’incorporent dans leurs pays d’accueil respectifs. Ce chapitre présente d’abord les méthodes de recueil de données lors du travail de terrain dans les deux pays susmentionnés ainsi que le profil des migrantes philippines interviewées. Ensuite, il dévoile les trois routes migratoires que ces femmes ont empruntées pour arriver en Europe, l’une « intime », l’autre professionnelle et la dernière liée au tourisme. Sous le prisme du travail/rôle de care, il explique également leur devenir, spécifiquement leur incorporation dans le marché du travail de leur pays d’accueil, et examine les types d’emploi dans lesquels elles s’engagent ainsi que les facteurs déterminant ces derniers. Enfin, le chapitre se termine par des réflexions concernant le lien entre route migratoire et devenir des femmes migrantes, entre appartenance de classe et statut d’immigrée originaire d’un pays en voie de développement, ainsi qu’entre dimension familiale et vie professionnelle.
Comprendre la situation des migrantes philippines grâce à un terrain multi-situé
La base de ce chapitre découle de données empiriques recueillies dans le cadre d’une étude sur les migrantes philippines divorcées ou en cours de divorce de leurs maris belges ou néerlandais. Bien que cette étude se soit penchée sur la question du divorce de couples dits « mixtes 15 » impliquant des femmes philippines, elle a fourni à ce chapitre des données empiriques riches qui dévoilent le devenir de ces femmes après quelques années de résidence en Belgique et aux Pays-Bas ainsi que les facteurs facilitant leur incorporation sociale.
Adoptant une approche ethnographique « multi-située 16 », le travail de terrain pour cette étude s’est déroulé entre avril 2016 et août 2017 en Belgique et aux Pays-Bas. Plusieurs méthodes qualitatives, telles que des observations participantes et des entretiens semi-directifs, ont été utilisées. Une approche de type « boule de neige 17 » a été rendue possible, notamment grâce à l’aide d’associations de migrantes philippines et d’organisations non-gouvernementales qui œuvrent en faveur des droits et du bien-être des migrants dans les deux pays.
Belgique (15 femmes) | Pays-Bas (15 femmes) | |
---|---|---|
âge moyen | 46,4 ans | 54 ans |
année d’immigration | 3 dans les années 1980 8 dans les années 1990 4 dans les années 2000 |
1 dans les années 1960 4 dans les années 1980 9 dans les années 1990 1 dans les années 2000 |
niveau d’études | 5 secondaire 10 supérieur |
3 secondaire 12 supérieur |
nationalité | 1 philippine/belge 2 philippines 12 belges |
5 philippines/néerlandaises 10 néerlandaises |
enfants | 2 sans enfant 6 avec 1 enfant 3 avec 2 enfants 4 avec 3 enfants |
1 sans enfant 4 avec 1 enfant 10 avec 2 enfants |
Au total, 30 femmes migrantes philippines (15 en Belgique et 15 aux Pays Bas) ont été interviewées (voir Tableau 1 ci-dessus). Au moment des entretiens, elles étaient toutes déjà divorcées, sauf une sur le point de divorcer de son mari néerlandais. La plupart de ces femmes étaient diplômées d’université et leur âge moyen était de 50,2 ans. La majorité d’entre elles est arrivée en Europe dans les années 1990 et y vivait en moyenne depuis 24 ans. À l’exception de deux femmes, les migrantes interviewées étaient beaucoup plus jeunes que leur époux : la différence maximale d’âge était de 25 ans dans le cas des femmes en Belgique et 20 ans pour celles aux Pays-Bas. Treize femmes avaient rencontré leur époux dans leur pays d’accueil, alors que 16 autres femmes avaient fait la connaissance de leurs maris, aux Philippines ou dans un autre pays, par correspondance ou via des intermédiaires comme des amis ou des membres de leur famille. Les femmes interviewées avaient en moyenne deux enfants au moment des entretiens. Dans ce chapitre, leurs noms ont été modifiés afin de protéger leur anonymat.
Trois routes migratoires vers l’Europe : « intime », professionnelle et touristique
La plupart (20) des femmes interviewées sont arrivées dans leurs pays d’accueil respectifs par la voie de la réunification familiale, en tant que fiancée ou épouse d’un homme belge ou néerlandais. Ce moyen d’immigration a assuré aux femmes philippines une situation administrative régulière, mais, dans plusieurs cas, elles se sont retrouvées légalement et économiquement dépendantes de leur mari, au moins au début de leur séjour. Les dix autres femmes n’ont pas migré grâce au mariage. Il est intéressant de noter une nette différence entre ces femmes : celles en Belgique sont entrées dans le pays au moyen d’un visa de tourisme, alors qu’aux Pays-Bas elles sont arrivées grâce à un visa d’étudiant ou un visa de travail comme infirmières, sages-femmes ou filles au pair.
Immigrer en Belgique a posé fréquemment des défis aux migrantes philippines interviewées, en raison de la stricte politique migratoire en vigueur à l’époque et de l’absence d’un chemin formel pour obtenir un visa de travail afin de venir au pays. Cependant, un tel chemin a existé dans le secteur de la santé, notamment dans les années 1960 et 1970, où des infirmières philippines ont été recrutées en Belgique.

Au moment de l’enquête, les deux chemins qui semblent les plus faciles à emprunter pour ces femmes sont celui du visa de tourisme ou celui de la réunification familiale. Parmi les six femmes interviewées qui sont arrivées en Belgique grâce à un visa de tourisme, quatre sont venues pour chercher du travail, une pour rendre visite à un homme belge qu’elle avait rencontré aux Philippines, et une seule dans un but touristique. Cette dernière était issue d’une famille aisée et avait des membres de sa famille élargie vivant en Belgique. Avant l’expiration de son visa de tourisme, elle est tombée amoureuse d’un homme belge qu’elle a par la suite épousé.
Quand j’ai rencontré mon ex-mari, je l’ai trouvé gentil. C’était mon homme idéal. Il était grand. Il était beau. Il avait du... Il n’était pas laid. Mes enfants (avec lui) sont tous beaux (rires). Oui, il était gentil et en plus il avait un emploi stable, voilà.
Aux Pays-Bas, des travailleuses dans le secteur de la santé ont été recrutées dans les années 1960 et 1970, ainsi que des jeunes filles au pair, notamment à partir des années 1990. Ces opportunités ont facilité l’immigration de trois femmes interviewées, comme par exemple Mina (41 ans) issue d’une famille modeste et qui n’a pas pu aller à l’université en raison des difficultés financières de sa famille. Elle est arrivée comme fille au pair dans une famille néerlandaise de classe moyenne. Lors de son séjour aux Pays-Bas, elle a rencontré un homme néerlandais ayant presque le même âge qu’elle. À la fin de son contrat, Mina et son ami néerlandais ont décidé de se marier et de vivre ensemble, ce qui a permis à Mina de rester aux Pays-Bas en toute légalité.
Étant donné que mon contrat au pair était seulement pour un an, mon projet après mon contrat était de travailler comme au pair en Belgique, au Luxembourg, ou de rentrer aux Philippines. [...] Je n’avais pas de choix. Entre temps, il s’est renseigné auprès de la police. La police lui a dit que j’obtiendrais seulement des papiers si nous vivions ensemble.
Toutes les femmes interviewées (sauf une) sont directement arrivées depuis les Philippines dans leurs pays d’accueil respectifs. Ellen (48 ans), quant à elle, est passée par d’autres pays avant d’entrer en Belgique. Elle avait un visa de tourisme pour son premier pays de destination, son premier choix, où elle espérait trouver du travail, mais comme elle n’y est pas parvenue, elle est allée en Belgique grâce à l’aide d’un membre de sa famille étendue. C’est en Belgique qu’elle a trouvé un emploi dans le secteur de l’hôtellerie et a rencontré son mari belge. Le cas de cette femme suggère la complexité de la route migratoire par visa de tourisme en comparaison à une réunification familiale. De telles routes migratoires complexes ont été également empruntées par la plupart des femmes migrantes travailleuses domestiques philippines en France 18.
Le mariage avec un citoyen belge ou néerlandais a offert aux femmes interviewées l’accès non seulement au territoire belge ou néerlandais, mais aussi à la nationalité de ces pays d’accueil. Seules deux femmes interviewées, résidant en Belgique, n’avaient pas encore acquis la nationalité de leur pays d’accueil, mais ont exprimé, lors des entretiens, leur projet de déposer une demande. Certaines femmes sont arrivées en Belgique et aux Pays-Bas avec un visa de travail leur permettant déjà de travailler, et on peut supposer que les autres femmes philippines interviewées poursuivront leur chemin vers l’emploi étant donné leur situation régulière. Les données empiriques recueillies montrent que le devenir des interviewées, notamment leur engagement sur le marché du travail, semble dépendre de leur situation familiale et n’est pas fonction de la route migratoire qu’elles ont prise pour entrer dans leur pays d’accueil. Les mariages de ces femmes reproduisent, dans la plupart des cas, l’idéologie traditionnelle dans leur pays d’origine, où les hommes accomplissent un rôle productif et les femmes un rôle reproductif.
S’engager sur le marché du travail : situation économique, mesures étatiques et rôle de care
S’engager sur le marché du travail semble dépendre de la condition économique des époux des femmes interviewées, des mesures fiscales et du rôle de care dans la famille.
Les femmes dont l’époux ne gagnait pas suffisamment pour subvenir aux besoins fondamentaux de la famille se sont mises à travailler. Susan (39 ans et résidant en Belgique) nous a confié que son mari ne gagnait pas assez. Son mari et elle n’arrivaient même pas à louer un appartement pour leur famille et vivaient chez sa belle-mère belge. Parlant bien la langue de son pays d’accueil, Susan a décidé de chercher un travail et en a trouvé un dans un supermarché. Helen (49 ans et résidant aux Pays-Bas) a, quant à elle, raconté que son mari avait perdu son travail et qu’ils vivaient grâce aux allocations chômage de ce dernier. Elle a décidé de travailler comme garde d’enfants et est devenue la pourvoyeuse principale du revenu familial jusqu’à son divorce. Les cas de Susan et Helen dévoilent que les mariages dit « internationaux » ne sont pas toujours hypergamiques et n’entraînent pas automatiquement une mobilité sociale ascendante pour les femmes originaires d’un pays en voie de développement 19.
Celles dont le mari gagnait suffisamment pour subvenir aux besoins de leur foyer ont décidé, en accord avec leur mari, de ne pas travailler ou de ne travailler qu’à temps partiel ou de manière informelle. En Belgique, plusieurs migrantes interviewées étaient des femmes au foyer qui entretenaient un emploi informel à temps partiel. En effet, la mesure fiscale du « quotient conjugal » dans ce pays permet à un partenaire qui travaille d’allouer une partie du revenu familial à l’autre partenaire qui ne travaille pas ou qui travaille mais en gagnant moins de 30 % du revenu familial annuel 20. Cette mesure allège la charge fiscale des couples qui déclarent leur revenu de manière conjointe. Elle semble inciter notamment des femmes à rester femmes au foyer ou à ne travailler qu’à temps partiel. Cela fait écho à l’observation d’une étude récente sur les femmes migrantes chinoises en couples « mixtes » : les mesures fiscales dans leur pays d’accueil (la Suisse) rendent difficile leur accès au marché du travail local 21. Aux Pays-Bas, le quotient conjugal existe également, mais son impact n’a pas été mentionné ni suggéré dans les récits des femmes interviewées. Ce qui ressort de leurs récits est leur rôle de care en tant que mère dans leur famille.
Certains des époux des migrantes interviewées voulaient seulement qu’elles s’occupent de la maison et de leurs enfants et les décourageaient de s’engager sur le marché du travail. Par exemple, Joan (55 ans et résidente aux Pays-Bas) a confié : « je ne peux pas travailler [...] je m’occupe seulement de mes enfants ». Elle a expliqué le raisonnement de son mari : « il ne voulait pas à cette époque parce que c’est une grande responsabilité. S’il arrivait quelque chose à notre enfant... ». Joan n’a pas pu pratiquer son métier d’ingénieure, ce qui a rabaissé son estime de soi. Les mères comme Joan, dont le mari agit comme pourvoyeur du revenu familial, accomplissent la plupart des tâches ménagères à leur domicile. En général, leurs maris s’occupent des tâches administratives, font les courses (dans certains cas) et aident les enfants à faire leurs devoirs scolaires. Cette division genrée du travail (re)productif est illustrée par l’extrait ci-dessous de l’entretien avec Lani (55 ans), qui est femme au foyer :
Asuncion : Que fait votre mari à la maison ? Vous y faites tout ?
Lani (bougeant sa tête pour dire oui) : Il travaille.
Asuncion : Vous faites donc tout à la maison ?
Lani : Oui, tout tombe sur moi.
[...]
Asuncion : Qui fait les courses ?
Lani : Nous les faisons ensemble.
Asuncion : Qui aide votre enfant quand il a des devoirs ?
Lani : Mon mari.
En outre, le fait d’avoir un ou plusieurs enfants peut influencer la décision des femmes migrantes interviewées de travailler ou non. Avec l’accord de leur mari, deux femmes ont fait venir dans leur pays d’accueil leurs enfants issus d’une précédente relation, ce qui les a motivées à travailler pour subvenir aux besoins de ces derniers. Avoir un enfant très jeune limite cependant l’engagement de certaines femmes sur le marché du travail, car ce sont elles qui s’en occupent principalement. Par contre, lorsque leur mari belge ou néerlandais ne leur donne pas d’argent pour subvenir à leurs besoins personnels, certaines femmes, même si leurs enfants sont encore jeunes, peuvent décider de chercher un emploi pour remplir leurs obligations familiales envers leur famille natale restée au pays. Par exemple, Lila (48 ans) a décidé de s’engager sur le marché du travail, alors même que son enfant était encore petit, afin de subvenir aux besoins de sa famille natale aux Philippines :
Asuncion : Quel a été votre premier emploi ?
Lila : 1998, mon premier travail c’était de nettoyer des bureaux.
Asuncion : Qui vous a aidé à trouver cet emploi ?
Lila : L’entreprise. Une amie y travaillait, et puis elle m’a dit que l’entreprise avait besoin des personnes, elle m’a proposé.
Asuncion : Quelle a été la réaction de votre mari ? Il vous a permis de travailler ?
Lila : Oui, il me l’a permis. En effet, Mario avait déjà deux ans cette année-là.
Helen, dont le mari néerlandais ne travaillait pas, a cherché un emploi alors que son enfant avait seulement six mois. Malgré son diplôme universitaire, elle a décidé de travailler comme garde d’enfants, ce qui lui permettait de s’occuper de son propre enfant en même temps que de ceux de son employeur. En effet, par rapport à la Belgique où l’État offre des « prestations familiales 22 » et des réductions d’impôts pour les personnes ayant des enfant(s) à charge 23, les Pays-Bas ont un régime « d’allocations familiales comparativement faibles 24 » et limité. Par exemple, le pays accorde un « budget personnalisé pour enfant à charge » en fonction du revenu du ménage et du montant de l’épargne de celui-ci, qui ne doivent pas dépasser un certain niveau 25. Ceci suggère que ce n’est pas seulement la situation économique du mari et le fait d’avoir un enfant qui façonnent, de manière croisée, la décision des femmes migrantes philippines de s’engager sur le marché du travail de leur pays d’accueil. Les politiques d’État concernant la famille jouent également un rôle prépondérant.
Lorsque leur relation conjugale se termine par une séparation ou un divorce, cette nouvelle situation pousse les femmes qui travaillent déjà à garder leur emploi, et celles qui n’ont pas encore travaillé à en chercher un. C’est en particulier le cas de cinq femmes interviewées aux Pays-Bas et de deux femmes interviewées en Belgique qui, malgré leur diplôme universitaire, avaient initialement décidé de ne pas travailler. On peut observer que le divorce place les femmes des deux pays dans une situation similaire en matière d’engagement sur le marché du travail. La plupart des femmes interviewées sont devenues responsables principales de leurs enfants, car la garde de ces derniers, censée être partagée avec leur ex-mari, ne s’est pas traduite par une coparentalité équitable après leur divorce 26. En effet, plusieurs ex-maris n’accomplissent par leur rôle parental et ne fournissent pas les soutiens financier, pratique et émotionnel nécessaires à leurs enfants 27. On observe ce schéma dans d’autres pays d’Europe, comme la France, où un nombre important de mères célibataires se retrouvent dans une situation précaire après une rupture conjugale 28. Le poids d’être mère, divorcée et immigrée semble très lourd à porter pour la plupart des femmes philippines interviewées. Leur rôle reproductif ou de « care » dans leur foyer continue à façonner leur vie même après une rupture conjugale. Leur travail de care apparaît indispensable à la perpétuation de la famille, une unité sociale de base dans leurs pays d’accueil respectifs tout comme dans leur pays d’origine où se trouvent leurs familles natales.
Types d’emploi et marché local du travail
Concernant les types d’emploi dans lesquels s’engagent les femmes interviewées, la majorité d’entre elles travaille dans le secteur des services à la personne, spécifiquement dans des hôtels, des restaurants ou des magasins, chez les particuliers comme femmes de ménage, ou bien dans des foyers pour personnes âgées. Ces femmes, comme les autres migrantes, exercent un travail dit de « care » rémunéré qui semble être l’extension de leur rôle reproductif au sein de leur famille, comme plusieurs études l’ont remarqué 29.
Il est intéressant de noter que les femmes interviewées aux Pays-Bas sont plus nombreuses que les interviewées en Belgique à travailler à l’extérieur de ce secteur de service et à pratiquer des métiers socialement valorisés, comme comptable, ingénieure, consultante, infirmière ou sage-femme. Ceci peut être attribué aux facteurs suivants. Tout d’abord, le niveau d’études des femmes interviewées aux Pays-Bas est plus élevé que celui des migrantes interviewées en Belgique. Dix femmes interviewées aux Pays-Bas possèdent un diplôme universitaire contre seulement trois en Belgique. Dans ce dernier pays, sept femmes interviewées n’ont pas terminé leurs études universitaires et cinq ont juste un niveau d’étude secondaire. Cependant, cette différence pourrait être le résultat de l’échantillonnage actuel de l’étude, basé sur une approche « boule de neige », qui nécessiterait une enquête plus approfondie ou de nature plus quantitative. Le fait qu’il y ait plus de possibilités d’obtenir un visa de travail aux Pays-Bas pourrait également être considéré comme un facteur explicatif.
Ensuite, les diplômes universitaires des Philippines ne sont pas automatiquement reconnus dans les pays d’accueil des femmes interviewées. Elles doivent demander une équivalence dans le pays d’accueil et parfois mettre à niveau leur diplôme en poursuivant des études universitaires supplémentaires et/ou en passant un examen. C’est le cas, par exemple, d’Aida (54 ans), qui possédait un diplôme en architecture obtenu après cinq années d’études universitaires aux Philippines et qui travaillait comme femme de ménage dans une entreprise :
Mon diplôme est équivalent à quatre ans d’études, c’est-à-dire, mon diplôme a une valeur de quatre ans. On m’a conseillé de prendre l’examen. [...] C’était en 2002 [...], je pense, que j’ai passé l’examen.
Aida n’a pas réussi son examen et n’a pas pu pratiquer son métier d’architecte. Son expérience fait écho à la situation d’autres migrants hautement diplômés à travers le monde, dont le capital culturel « institutionnalisé 30 » de leur pays d’origine n’est pas facilement validé dans leur pays d’accueil 31. Cela pousse plusieurs femmes migrantes interviewées à se tourner vers un secteur d’activité économique dans lequel un diplôme universitaire n’est pas nécessaire : le travail du « care ».
Par ailleurs, la compétence linguistique peut également influencer la décision de certaines femmes de s’engager dans le secteur des services à la personne où la maîtrise de la langue n’est pas toujours une condition nécessaire pour être embauché. Pourtant, toutes les femmes interviewées ont fourni des efforts pour apprendre la langue de leur pays d’accueil ; la plupart d’entre elles ont pris des cours et ont même décidé de parler la langue de leur mari avec leurs enfants. Cependant, même en maîtrisant la langue de leur pays d’accueil, il reste difficile pour les femmes interviewées de trouver un emploi en dehors du secteur des services à la personne.
Finalement, la présence de discriminations sur le marché du travail a pu aussi pousser certaines femmes interviewées à se concentrer sur le secteur des services à la personne ou, dans cinq cas, à exercer un emploi indépendant ou à devenir entrepreneuses. Par exemple, Charlene (40 ans), qui n’a pas encore acquis la nationalité belge, n’a pas été embauchée pour un travail dans un bureau car l’employeur lui a dit qu’il donnait la priorité aux candidats européens et belges, et que, s’il ne trouvait pas un bon candidat, il considérerait des candidats étrangers non-européens. Cette expérience a motivé Charlene à ouvrir un magasin d’alimentation avec l’aide financière de son partenaire belge. Ce cas souligne le rôle d’intermédiaire joué par les partenaires locaux des femmes migrantes dans leur incorporation sociale au sein de leur nouveau pays. Les discriminations sur le marché du travail dans le pays d’accueil ont davantage ressurgi dans les entretiens et les conversations informelles avec des femmes rencontrées en Belgique. Aux Pays-Bas, les femmes interviewées diplômées d’université, ou qui pratiquaient auparavant un métier socialement valorisé (par exemple, comptable, ingénieure, enseignante...) dans leur pays d’origine, ont plus souvent réussi à trouver un emploi correspondant à leurs attentes. Par rapport à leurs homologues philippines en Belgique qui devaient d’abord obtenir l’équivalence de leurs diplômes ou passer certaines formations avant de pouvoir exercer leurs métiers respectifs, les femmes hautement qualifiées interviewées aux Pays-Bas ont directement envoyé leurs dossiers de candidature à des entreprises. C’est le cas de Liza (45 ans et ingénieure) qui explique ci-dessous son expérience quelques mois après son arrivée aux Pays-Bas :
L’entreprise (où mon mari travaillait) avait besoin d’un ingénieur de test. Donc, mon mari m’a fait candidater : “vas-y candidate”. J’ai candidaté. Cinq personnes ont candidaté : quatre néerlandais et moi la femme philippine [...] ensuite, je suis allée là-bas. J’ai pris un examen sur Windows. J’étais la seule qui a réussi. Et puis, j’ai été sélectionnée lors d’un entretien. J’y ai été donc embauchée comme ingénieure.
Lorsqu’on leur demande leurs projets d’avenir, la plupart des femmes interviewées indiquent vouloir passer leurs vieux jours dans leur pays d’origine ou séjourner là-bas pendant que leurs enfants restent en Europe. Comme les autres migrants philippins, ces femmes entretiennent des relations, notamment familiales, avec leur pays d’origine et certaines d’entre elles y possèdent également des propriétés, comme des terrains. Leur choix d’un endroit où passer leur retraite et leurs vieux jours semble influencé non seulement par leur capacité financière mais aussi par leur intérêt à demeurer près de leurs enfants. Leur priorité pointe vers l’endroit, ou l’espace, où elles pourront facilement obtenir les formes de « care » dont elles auront alors besoin.
En guise de conclusion
Bien que la plupart des femmes migrantes philippines de cette étude soient arrivées en Europe par une voie formelle, elles se trouvaient généralement, lors de leur vie conjugale, dans une des trois configurations suivantes : femme au foyer travaillant à temps partiel dans le secteur des services à la personne, femme au foyer économiquement dépendante de son mari, ou, dans quelques cas, femme travaillant à temps plein sur le marché du travail local. Ces configurations sont fluides et susceptibles de changer en fonction de plusieurs facteurs.
Il est évident que les routes migratoires que les femmes interviewées ont empruntées pour entrer en Europe déterminent leur statut juridique, mais pas leur devenir après quelques années de résidence dans leur pays d’accueil. Au niveau micro, la maîtrise de la langue de leur pays d’accueil, la situation économique (employé ou au chômage) de leur mari et leur rôle de care, en tant que mère de leurs enfants ou en tant que fille et sœur dans leur famille natale restée au pays, apparaissent peser sur leur décision de s’engager ou non dans le marché du travail. La rupture de leur couple (séparation ou divorce) affecte également leur décision : à l’exception des femmes déjà à la retraite, toutes les migrantes interviewées se sont mises à travailler suite à l’éclatement de leur couple. Au niveau macro, l’absence de la reconnaissance institutionnelle automatique de leur diplôme universitaire, les politiques étatiques concernant la famille et la discrimination sur le marché local du travail influencent leur insertion dans ce dernier. Leur statut juridique lié à leur mariage avec un citoyen européen au début de leur immigration et leur rôle en tant que pourvoyeuse de care dans la famille déterminent leur accès aux droits et aux ressources dans leurs pays d’accueil respectifs, démontrant parfaitement l’existence d’un « système reproductif stratifié 32 ».
De plus, l’époux belge ou néerlandais des femmes interviewées joue un rôle prépondérant dans leur incorporation économique et socio-légale dans le pays d’accueil. Plus l’époux décourage son épouse de travailler, plus cette dernière décide de consacrer son temps à son domicile, comme femme au foyer. La relation de pouvoir au sein du couple, notamment sa temporalité, et la manière dont les femmes interviewées naviguent dans cette relation semblent un terrain à explorer davantage dans les études sur les couples « mixtes ». La pandémie de COVID-19, engendrant des restrictions étatiques accrues sur la mobilité spatiale humaine dans le monde, a peut-être affecté fortement la dynamique de pouvoir dans ces couples et leurs liens sociaux transnationaux. Le devenir des femmes migrantes, épouses et mères au sein de familles dites « mixtes », sera intéressant à examiner dans ce contexte lors de futures études.