Dans le cadre de cette contribution, nous proposons d’analyser les formes de co-présences entre nomades et sédentaires en rappelant qu’il s’agit là de deux « catégories construites » qui ne valent qu’en tant qu’elles permettent de penser une organisation ou un contexte socio-spatial composé de constructions en dur, d’infrastructures de la mobilité (voies de circulation et parkings) et d’habitats mobiles (ici, nous aborderons uniquement le cas des gens du voyage en caravane). Nous verrons que la dimension matérielle joue un rôle déterminant dans les interactions et systèmes de co-présences entre gens du voyage et sédentaires. Sans occulter la dimension sensorielle 1 qui interfère dans ces situations, nous verrons que la matérialité de la présence voyageuse constitue à elle seule « un langage » et fait l’objet d’une sémiologie.
Dans cet article, nous proposons d’évoquer cet univers de manière elliptique et intuitive à partir de matériaux produits par des voyageurs ou de mes propres observations de terrain. Cette méthode descriptive est aussi une manière de mettre en exergue, par contraste, la rhétorique (bien souvent politique) produite et associée aux gens du voyage, qui en oublie parfois la dimension « située » de leur mobilité.
Sémiologie du fourgon (à partir d’une œuvre de Marcel Hognon)
Le caractère contingent de la présence visible des nomades dans l’univers des sédentaires induit chez ces derniers une difficulté à appréhender la factualité de leur être au monde 2, voire une négation de celle-ci. Pour les Gadjé 3, l’apparition des gens du voyage s’apparente à une « suspension » : quelque-chose qui ne peut « demeurer ». Tout d’abord, elle est imprévisible, elle « surgit » de nulle part et exclut de par sa forme et sa composition toute possibilité de « reconnaissance » a priori d’une trajectoire géographique (lieu de provenance) ou d’une appartenance sociale (par le métier par exemple).
Le campement est donc visible, mais d’une certaine manière il demeure « intangible » ou « inconsistant » dans la mesure où il n’offre aucune lisibilité sociale à celui à qui il s’offre à la vue. Le spectacle auquel assiste le sédentaire s’apparente donc à une scène 4 d’objets qui constitue un ensemble opaque (démuni des repères spatiaux qui en facilitent l’accès) mis en mouvement par des hommes, des femmes et des enfants banalisés par la proéminence du décor standard constitué de leurs conditions matérielles d’existence. C’est ce qu’illustre le dramaturge manouche Marcel Hognon lorsqu’il se met en scène avec les siens les yeux bandés devant son camion, dans son court métrage euromapean nation.
Les nomades de Marcel Hognon semblent ne pouvoir faire l’objet d’aucune espèce d’attention 5. Il semble impossible de les considérer, de les « regarder dans les yeux ». Plus précisément, l’attention dont ils font l’objet s’apparente à une forme « vigilante » qui, si l’on suit le raisonnement de Natalie Depraz, procède d’une attention « à soi ». Le bord du chemin est l’espace consenti par le « collectif en puissance 6 » situé de l’autre côté du fossé, du grillage ou de la haie. Car s’arrêter pour un nomade, c’est sortir du chemin et franchir un temps soit peu cette « armature » symbolique qu’est la séparation entre les espaces privés et le domaine public.
Les stratégies déployées par les sédentaires en amont des installations de groupes de caravanes consistent en une modification substantielle et provisoire des terrains pressentis pour la halte (enrochements, tranchées, voire plantations et labours non liés à des besoins agricoles) ou en une transformation de l’accessibilité du lieu par des procédés techniques (installation ou construction de clôtures, condamnation d’un accès routier). L’« attention-vigilance » telle que la décrit Natalie Depraz se déploie dans une temporalité particulière qui a pour effet, notamment par l’engagement physique et empirique qu’elle implique, d’intensifier certains événements.
La mobilisation d’élus, forces de l’ordre, médiateurs, journalistes et services de l’État autour de l’arrivée d’un groupe de gens du voyage sur une commune est symptomatique d’une « attention partagée », qui trouve son fondement dans un « thaumazein 7 » (étonnement : émerveillement / effroi) pouvant engendrer une réponse d’hostilité 8 mais qui constitue néanmoins une manifestation de la « vigilance » en tant que moyen d’accès à ce qui « s’offre à la vue » du sédentaire. Les gens du voyage ont intégré cette dimension quasi-rituelle des « visites officielles » qui visent à déterminer le cadre temporaire de leur présence, mais qui permettent également d’acter la situation de « co-présence ».
Si l’on suit le raisonnement proposé par Marcel Hognon, l’objet sur lequel se focalise l’attention-vigilance portée aux gens du voyage n’est pas, contrairement à une certaine évidence, la caravane. Celle-ci, en tant qu’objet isolé (et indépendamment des approches langagières et juridiques), ne suffit pas à signifier dans l’imaginaire la seule présence voyageuse car elle reste un objet assimilé au tourisme ou aux loisirs du sédentaire. C’est le fourgon qui à lui seul contient et exprime tout l’univers « voyageur » en ce qu’il combine deux domaines que les sédentaires habituellement séparent (y compris géographiquement) : celui de la famille (le fourgon qui dépose les enfants devant l’école est le même que celui qui permet d’aller « aux courses ») et celui du travail (le fourgon « encart publicitaire » pour l’élagage ou la peinture, le fourgon pour faire les marchés ou pour aller chiner...).
C’est donc à juste titre que Marcel Hognon met en exergue le véhicule tracteur (en l’occurrence le fameux « Sprinter Mercedes ») qui n’est autre qu’un dénominateur visuel « nomade » associé au cadre spatial imparti à la mobilité (le goudron, la route). Mais l’artiste ne s’arrête pas à ce simple constat et choisit de faire apparaître de manière presque anecdotique un camping-car qui circule et croise — sans s’arrêter ni même ralentir — le « fourgon voyageur » qui est immobilisé sur le bord de route. La mobilité est ici associée à la liberté de circulation et plus largement à la fluidité qui ne peut s’exercer que délestée de toute forme de soupçon.
Dans l’œuvre de Marcel Hognon, les bandeaux blancs qui entravent la vue des protagonistes immobilisés devant le fourgon déploient une symbolique qui combine un effet de condamnation (le bandeau sur les yeux des condamnés à mort) et d’innocence incarnée par la blancheur du tissu. Les figurants sont « exposés » sur la voie publique et devant le fourgon afin de créer une scène inversée par rapport au réel perçu, à savoir que la présence humaine d’un campement est occultée au bénéfice de l’insigne du véhicule, du fourgon en l’occurrence, qui par ailleurs détermine la typologie du contrôle d’identité. Retranscrits dans un outil informatique, les numéros des plaques d’immatriculation des véhicules « voyageurs » donnent accès à des données d’identification (nom, prénom) qui eux-mêmes conduisent à des éléments qui relèvent du « signalement » (possession ou non d’un titre de circulation et d’une commune de rattachement). Hors du campement, le fourgon fait encore office de « faciès » et suscite, d’après les témoignages des voyageurs, plus de contrôles d’identité que lorsqu’ils circulent de manière « invisible » (en automobile ou en piéton par exemple).
L’effet visuel de la mise en scène de Marcel Hognon consistant à positionner un groupe humain, une famille « anonyme » presque mise à nu face au spectateur (qui peut être assimilé au passant, au riverain, au sédentaire) est soutenu par une atmosphère sonore qui illustre vigoureusement le propos de l’artiste consistant à dénoncer cette condamnation des nomades. D’autre part, et sans doute plus largement, cette image de fixité et d’uniformité des figurants de l’œuvre de Marcel Hognon évoque la posture « notionnelle » à laquelle les gens du voyage sont assujettis par le fait d’être désignés à travers leur mode de vie.
Le soupçon vis-à-vis des nomades (et non des touristes) est une mise en acte dans les comportements et les rapports humains d’un « idéel 10 » qui, tel un calque d’interprétation du réel, élabore un traitement « symbolique » (organisationnel et matériel) ajusté à un rapport social « pensé » selon une logique de domination. À l’imaginaire de liberté des nomades, les sédentaires ont apposé une symbolique de l’assignation à une posture notionnelle (gens « du » voyage) et du contrôle (documents administratifs spécifiques et lieux spécifiques administrés).
Un motif explicite (médical, économique, scolaire, religieux...) est souvent demandé par les édiles locaux aux gens du voyage pour « justifier » leur présence sur leur territoire. Ce motif est le « lien », ce qui fait « sens commun » dans un système où l’interaction humaine entre nomades et sédentaires tend à être « canalisée » (autour de la symbolique du raccordement). Ainsi, les responsables des groupes évangéliques trouvent généralement un accueil plus favorable que les groupes qui ne rattachent leur itinérance à aucun autre mobile que la justification d’un mode de vie. Les gens du voyage évangéliques déploient ainsi ce que Natalie Depraz nomme « un adjuvant » visant à canaliser l’attention que les sédentaires portent sur eux et qui, par ailleurs, permet de traduire une énigme publique (le stationnement spontané) d’une façon compréhensible et transposable dans le domaine du commun (en l’occurrence, le domaine religieux).
Le campement :
une frontière épaisse
C’est au sein d’une « aire », d’un espace « vide », inoccupé, « libre » mais délimité que le campement voyageur prend « place ». C’est donc dans cet antagonisme constitué par le fait d’ouvrir un espace vacant que le « campement » surgit. Précisons d’emblée que le mot campement n’est pas utilisé par les voyageurs qui parlent de « la place » ou de « l’emplacement » pour évoquer le lieu où ils sont temporairement installés avec leurs caravanes. Cette terminologie renvoie à la nécessaire articulation entre « espace » et « étendue » inhérente au monde des nomades, mais dont la distinction s’efface du point de vue sédentaire 11.
La juxtaposition de plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles
12 fait du campement voyageur un espace autre : une hétérotopie. En effet, c’est parfois un parking ou un stade qui peut être « ouvert » pour devenir une « place » habitée et perdre ainsi temporairement sa fonction originelle, son « utilité publique ». Une fois ouverte, la place reste manifestement « libre d’accès » mais, la multiplication d’espaces domestiques (constitués d’une ou plusieurs caravanes, des ustensiles ménagers tels que les bassines, du auvent l’été, du barbecue, d’une table et des chaises, d’une piscine gonflable et sans oublier le symptomatique linge étendu) empêche toute intrusion étrangère. C’est ainsi, que la « place des voyageurs » (ou le « campement » du point de vue exogène), bien qu’elle soit de toute part entièrement pénétrable, demeure isolée du reste de la société. Le « système d’accès » si l’on peut dire, repose sur une vigilance collective, une attention à toute intrusion qui s’ajuste en fonction de la nature de la visite (pouvant aller de l’interaction simple à l’encerclement voire plus rarement au barrage par un groupe d’hommes). Ainsi, le campement non seulement dénoue les mécanismes tangibles (cadenas, chaînes, clôtures...) d’ouverture et de fermeture de l’espace occupé mais en introduit de nouveaux qui fonctionnent sur des règles implicites de socialité, parfois infranchissables. Ainsi, on observe des comportements de prescription chez un certain nombre de journalistes qui photographient depuis une sorte de « distance psychométrique 13 » la « scène du campement » afin d’appuyer un propos mettant en cause leur présence, mais sans entrer en contact direct avec les voyageurs.
Dans la même veine et dans le prolongement du rôle joué par l’image, on peut considérer la ligne imaginaire tracée par les regards des automobilistes qui empruntent les voies de circulation bordant « la place » comme une frontière en ce qu’elle érige au rang de vérité primordiale la sémiotique des objets recensés (qualité des véhicules, état général du confort et des équipements). En suivant la rhétorique de la « quasi-topologie 14 », on perçoit que la relation entre l’extériorité et l’intériorité du campement s’élabore à partir de la dimension sensorielle et que son épaisseur est telle que le fait d’être à l’intérieur du campement ne suffit pas toujours à abolir totalement la « frontière ». Les attitudes de méfiance ou parfois d’apparente indifférence sont dans l’espace intérieur l’équivalent ou le répondant du soupçon qui se déploie à l’extérieur. Ainsi le campement voyageur recouvre une autre dimension de l’hétérotopie foucaldienne, qui est celle d’un système manifestement ouvert :
Tout le monde peut entrer dans ces emplacements hétérotopiques, mais, à vrai dire, ce n’est qu’une illusion : on croit pénétrer et on est, par le fait même qu’on entre, exclu 15.
Il semble donc que le campement dans sa forme et son « épaisseur » soit fortement emprunt d’« idéel 16 ». Toute la matérialité du campement est contenue dans la manière de rendre accessible le « commun 17 ». C’est ainsi que la borne (EDF et eau) constitue un point de contact voire de ralliement essentiel et focalise bon nombre d’incursions sur le campement (agents des services techniques des collectivités, médiateurs, agents des organismes de distribution d’eau et d’électricité, élus et cadres des collectivités, riverains...).
Raccordement :
l’entrée en matière
Si pour les sédentaires l’apparition du campement est un phénomène contingent, pour les gens du voyage au contraire il est une nécessité. Leur voyage procède d’un rapport discontinu à la société globale dépositaire de l’accès aux ressources vitales que sont l’eau et l’électricité. Ainsi, le campement, aussi « sauvage » (entendu comme « spontané ») qu’il puisse être, survient toujours dans un espace urbanisé, en vue de se « connecter » aux réseaux.
La réalité de l’expérience « voyageuse » est, de fait, très éloignée de la quotidienneté du mode de vie sédentaire où la préoccupation du raccordement et les ennuis liés aux « coupures » relèvent de l’événement et non de l’ordinaire. La routine voyageuse du repérage des bornes, de l’ouverture d’un coffret électrique, du branchement des câbles, de l’ouverture et du raccordement à une pompe d’incendie, de l’installation des compteurs électriques individuels et du déroulement des fils et des tuyaux aux calibres adaptés pour alimenter le campement nécessite une technicité et une certaine expérience. Ces savoir-faire sont les rudiments qui rendent possible le mode de vie en caravane et le voyage. Chez les gens du voyage, ils sont l’apanage des hommes qui assurent la connexion du groupe familial ou communautaire aux ressources vitales en intervenant techniquement sur les réseaux publics, mais aussi en s’équipant de manière à s’assurer une certaine autonomie (cuves d’eau de 500 litres dans les fourgons et groupes électrogènes).
Par leur intervention sur les réseaux publics, les gens du voyage rompent le processus de virtualisation de leur présence et s’inscrivent dans la communauté civile locale. La force du raccordement est de contenir et concentrer la symbolique matérielle et culturelle du lien. Il exprime dans un même geste technique « l’attachement renouvelé à soi-même 18 » et l’attachement au (reste du) monde comme ressource. Comme la balise des travailleurs nomades 19, la borne (EDF / incendie) est, dans l’horizon « voyageur », investie de fonctions cognitive, structurale, politique et culturelle 20.
Les collectivités ont quant à elles tendance à occulter voire à nier la nécessité et donc la dimension humaine du campement (refus de dialoguer, refus de percevoir une contrepartie financière, refus de scolariser, intervention en vue de couper le raccordement). Les éléments matériels servant à capter les ressources vitales et implantés par leurs soins sur le « bien public » sont exhibés par les riverains et les élus tels des preuves, non pas de l’existence des gens du voyage mais de l’impact de leur présence sur la collectivité locale souvent réfractaire à un partage contractualisé des ressources. L’accès à l’eau et à l’électricité, qui relève pourtant des besoins élémentaires et du droit fondamental, est ainsi régulièrement bafoué pour les gens du voyage. Les lois qui définissent les conditions nécessaires à l’existence humaine demeurent pour eux à l’état virtuel, jusqu’à ce qu’ils se fassent justice eux-mêmes en empiétant sur les principes — eux aussi fondamentaux — de propriété qui, mis en avant, annihilent les démarches d’incorporation sociale que les voyageurs engagent (les demandes formelles d’autorisations d’installations, qu’elles soient écrites ou orales, restent le plus souvent lettres mortes).
De cette réalité, il nous faut retenir que, pour les gens du voyage, c’est la « rupture », la « discontinuité » qui constitue le préalable à la relation aux Gadjé. Par leur « présence » physique et matérielle, les voyageurs rétablissent le lien. Cette dialectique est celle de « l’entrée en matière » qui s’applique dans d’autres domaines de la vie voyageuse et qui implique une forme de mobilisation. Ainsi, lorsqu’ils arrivent sur un lieu, lorsqu’ils ouvrent une place, les gens du voyage ont pour habitude d’aller « chiner », c’est-à-dire de partir en quête d’une clientèle. La « chine » est une présentation de soi à travers une possibilité d’échanger ou de monnayer des biens ou des services avec les Gadjé qui sont établis aux alentours de la « place ». Il s’agit d’une interaction avec les sédentaires dont les gens du voyage ont la primauté et la maîtrise et qui s’oppose sur le plan symbolique au « thaumazein » de la scène du campement.
Dans le domaine légal, le préalable du discontinuum voyageur s’exerce à travers le visa des titres de circulation à échéance fixe 21. L’obligation de se manifester physiquement aux forces de l’ordre en vue de répondre à une injonction administrative est une forme de bio-pouvoir (l’absence de visa est passible d’amende et d’emprisonnement et impacte l’accès à certaines aires d’accueil) qui a pour effet de conditionner et condenser l’égalité d’accès aux droits et à la citoyenneté à un geste de soumission visant à rétablir un lien considéré comme préalablement inexistant.
L’aire d’accueil :
apprêter le sol / relacher l’attention
L’aire d’accueil parachève la prise en compte de la nécessité du raccordement. Elle est un point de contact et un lieu d’assise. Pour penser l’aire d’accueil, nous allons rester au plus près du sol pour ne pas se laisser emporter par les « élans utopistes » que cette hétérotopie contient.
Ce qui frappe en premier lieu lorsqu’on considère une aire d’accueil, c’est la privation d’accès à la terre « organique », biologique, qui semble constituer un principe fondamental. Ce sol qui accueille les nomades ne doit pas offrir de possibilité de « prise », de saisie. Au sein d’une société qui « investit » dans le sol ou le sous-sol, cette logique n’est pas anodine. Elle constitue une symbolique opérante, matérialisée dans le réel, qui procède de l’idéel 22 selon lequel les nomades sont opposés aux sédentaires en ce qu’ils sont reliés à la terre selon un rapport d’« horizontalité », alors que les sédentaires se définissent à partir d’un rapport « productif » de verticalité, qui sur le plan métaphorique suscite de multiples comparaisons au domaine du végétal.
Dans les discussions préalables à la réalisation d’une aire, celles qui concernent le « coût de l’investissement » (de 1,5 à 2 millions d’euros) sont les plus vives puisqu’il va de soi de considérer qu’il s’agit là d’un « investissement » des habitants, des sédentaires donc, qui « cèdent » une portion de terre, une portion d’impôts, pour les gens du voyage. Investir en effet consiste à « mettre de soi » dans un objet ou un élément extérieur à soi en vue d’obtenir une plus-value. L’aire d’accueil inscrite dans une politique nationale relève d’une perspective synchronique qui vise à « contrôler » la répartition de la présence visible des gens du voyage. En cela, elle peut être comparée au rattachement administratif orchestré selon une logique de quotas 23 qui a pour effet indirect de « diluer » la représentation « voyageuse » dans les scrutins locaux.
Symétriquement, l’aire d’accueil prend sens dans une cartographie qui répartit et calibre la présence voyageuse à l’échelle nationale en fonction de la taille démographique de la commune. L’aire d’accueil est une hétérotopie de compensation 24 dans sa plus pure acception. Elle systématise le « raccordement » (marché de la gestion incluant la conception de logiciels de « gestion », la formation de professionnels dans le social et le technique, la généralisation du pré-paiement...) et redonne ses « lettres de noblesse » à la matérialité de la frontière, qui du coup perd de son « épaisseur ».
L’aire d’accueil n’est pas un campement. Elle est apprêtée dans toute sa consistance (béton, goudron, acier) à prolonger l’univers de la halte routière. Comme le parking, l’aire d’accueil rationalise et « optimise » l’espace. La géométrie qui règne sur le parking comme sur l’aire est un langage de l’ordre : une assignation à la séparation des cellules familiales comprises à partir de la seule unité de mesure qui « vaille », à savoir le véhicule. Ces espaces que sont le parking comme l’aire d’accueil assignent les « usagers » à se conformer à des règles communes telles que le pré-paiement qui est la seule condition pour jouir de la prestation « stationnaire » que ces équipements pourvoient. Le parking et l’aire d’accueil (comme bien d’autres équipements publics de type hétérotopique) s’intègrent dans la dialectique de la « continuité » exploitée par le « capitalisme avancé » que décrit Stéphane Haber 25 au sens où l’immobilité, le stationnement, le retrait deviennent des formes productives dont le capital se nourrit au moins partiellement grâce à l’espace public, s’installant décidément pour cela, dans ses marges 26
.
Ainsi sur le plan masse de l’aire d’accueil prévalent des équations telles que « un emplacement = deux caravanes », « une place de caravane = 75 m2 », « un emplacement = 150 m2 » ou encore « aire d’accueil = 20 emplacements = 40 caravanes » et « un emplacement = 4 euros/jour 27 ». L’aire d’accueil est dédiée à l’objet de l’habitat : la caravane. L’activité humaine est pensée comme contenue à différents échelons que sont le confinement de l’habitat, la compartimentation des emplacements et la clôture de l’aire elle-même. Souvent, un bâtiment situé à l’entrée de l’aire fait office de bureau et de lieu de travail pour le gestionnaire dont l’une des fonctions principales consiste à recenser les informations relatives aux usagers de chaque emplacement (niveau des consommations, composition de la famille, assurances des véhicules, niveau des ressources, scolarisation des enfants...).
Ainsi l’aire d’accueil, promue par une logique synchronique, poursuit en son sein l’utopie de l’équité dans la répartition de l’espace. Mais, de ce fait même, elle regorge de complexité dans l’articulation entre le domaine public et le domaine privé. Si elle constitue un équipement d’intérêt général, elle n’est pas pour autant ouverte à tous. Et à ce titre, c’est le gestionnaire qui détient sur l’aire d’accueil les clés du système d’ouverture ou de fermeture du lieu. Ainsi, il est arrivé (lors de mon activité professionnelle de médiatrice) qu’un gestionnaire refuse la venue d’une association proposant des activités culturelles au motif que « ses voyageurs » n’auraient que peu d’intérêt pour l’activité proposée. D’autres, au contraire, ne conçoivent leur rôle que dans un esprit de facilitation des relations entre sédentaires et voyageurs et peuvent témoigner des difficultés rencontrées pour concrétiser ces projets de « passerelles ».
L’argument institutionnel qui s’oppose à leur démarche d’ouverture (et qui s’oppose à la matérialité forte des différents systèmes de fermeture dont ils sont « garants ») tient en la considération de l’aire comme un lieu où le « principe de circulation » constitue une règle indépassable. L’aire d’accueil contient en effet une contradiction intrinsèque qui renforce l’archétype du soupçon des sédentaires à l’égard des gens du voyage. Tout d’abord, l’aire d’accueil instaure la fin du « départ visible » des nomades. Ils sont toujours « visiblement » en ce lieu. Elle a été pleine tout l’hiver
, Il n’y a pas de place
, il y a eu un départ
, elle s’est bien remplie
sont autant d’expression qu’on peut entendre dans la bouche de ceux qui prêtent attention aux mouvements sur les aires d’accueil. Néanmoins, ce n’est encore qu’une attention à la plasticité des caravanes : au contraste de leur blancheur sur le gris de l’aire. L’indistinction reste de mise, de la même façon que sur le campement. Parfois l’aire est tellement « toujours pleine », qu’il devient impossible d’entrevoir la rotation qui s’y opère ; ou bien c’est que l’aire est « en panne » puisque visiblement « ça ne circule plus » dans l’aire. Cette panne de l’aire est omniprésente dans les esprits sédentaires. Elle constitue une hantise dont nous n’avons pas élucidé tous les ressorts, au-delà du fait qu’elle met en faillite tout un système productif.
Le soupçon qui porte sur les aires d’accueil le nom de « sédentarisation » s’applique alors aux voyageurs, certes, mais aussi aux gestionnaires dont la fonction est précisément de « garantir » la rotation. Mais ces employés sont aussi ceux qui ont accès, nous l’avons vu, à des éléments qui relèvent de la sphère privée des voyageurs. Leur fonction les conduit à considérer toute la diachronicité des parcours des gens du voyage et l’aire, non pas seulement comme un lieu de halte, mais comme un « lieu de vie ». Or, nous l’avons évoqué plus haut, en rendant accessible une « aire », les sédentaires prennent soin de goudronner, soit de « dévitaliser » le sol par lequel toutes les délimitation s’opèrent (clôture extérieure, plots amovibles, lignes blanches peintes sur le sol, haies, murets...). Il est impossible aux gens du voyage d’investir ce sol, c’est-à-dire d’y projeter leurs idées de « transformation », de « révolution 28 ». C’est ainsi que l’aire se prête à toutes formes de débordement, à commencer par la posture — déconcertante pour les sédentaires — de ceux qui refusent d’y entrer. L’aire est avant tout le lieu des Gadjé. C’est un lieu parmi d’autres où la spatialité voyageuse peut se déployer. Mais l’aire n’est pas « voyageuse ».
Le trou dans la clôture :
la vitalité de l’aire
Là où les voyageurs contribuent à la construction de l’aire, des traces visibles subsistent. Celle qui nous semble emblématique de la contribution « voyageuse » à l’aire d’accueil est le « trou » dans la clôture. Mais on pourrait parler également de la longue bataille pour l’abolition des barrières d’accès sur lesquelles les collectivités locales ont encore souvent du mal à « lâcher prise ». L’aire d’accueil — est-il nécessaire de le rappeler ? — est la seule « place » qui soit autorisée aux gens du voyage dont l’habitat permanent est la caravane. Mais les voyageurs continuent d’appeler « place » une aire d’accueil, ils la nomment précisément « place désignée 29 » pour la distinguer des autres. La place qu’elle occupe dans l’univers voyageur, s’il faut en parler, reste minime ou modérée. Il ne s’agit pas d’une « place » absolument nécessaire, même si elle répond bien à des besoins voyageurs. L’aire d’accueil s’inscrit dans un parcours possible entre terrains non constructibles, dont ils sont propriétaires, terrains privés (le plus souvent agricoles) loués ou prêtés, terrains publics négociés, aires de grand passage, squats de terrains vagues et maisons achetées ou louées.
Ainsi, dans la dédicace qu’il m’a faite sur son « carnet » réalisé dans le cadre d’un atelier d’arts plastiques organisé par la plasticienne Tania Magy 30, Angélo, âgé alors d’une dizaine d’années, précise :
J’ai fait ce carnet sur une aire d’accueil des gens du voyage et c’est la première fois que je viens sur une aire d’accueil des gens du voyage.
Ce carnet regorge de la vitalité d’un univers qui ne se laisse pas facilement approcher, malgré qu’il soit omni-co-présent.
On peut y voir « le voyage des voyageurs », soit un attelage d’un véhicule et d’une caravane sur une route bordée de vaches d’un côté et de verdure de l’autre.
Mais aussi « le voyageur en roulotte » ou « le voyageur part vers le midi ».
On découvre les loisirs des voyageurs avec « les voyageurs à la plage », « un voyageur au ski », « les voyageurs à la fête foraine », « un voyageur à la chasse aux sangliers », « les voyageurs jouent aux boules », « les voyageurs jouent au football », « les voyageurs se promènent »...
... l’univers de la consommation et des habitudes culinaires avec « nous on va à la pêche, on pêche des poissons pour les mettre à la grille », « les voyageurs en train de faire les magasins », « les voyageurs en train de cueillir des crabes »...
... ainsi que toute la variété des pratiques économiques qui constituent des spécificités voyageuses : « les voyageurs ont des animaux sauvages », « des fois, il y a des voyageurs qui sont patrons de cirque », « le voyageur au marché », « les voyageurs à la déchetterie en train de ramasser la ferraille », « les voyageurs en train de livrer la ferraille », « les voyageurs aux vendanges », « le voyageur à la chine », « les voyageurs font les brocantes », « il y a des voyageurs qui tiennent des boîtes », « il y a des voyageurs qui font les pommes de pin pour avoir de l’argent ».
La dimension religieuse et la dimension de la notoriété de certains voyageurs ne sont pas non plus occultées.
L’expérience de l’aire d’accueil, en ce qu’elle ne considère que la dimension matérielle du voyage, induit des formes de vie qui s’accommodent de la contrainte par le contournement ou le débordement. Certains gestionnaires participent d’ailleurs à ces accommodations ou « acclimatations » du lieu. Ainsi, la gestionnaire de l’aire d’accueil de Marseillan a réussi à convaincre la collectivité de ne pas utiliser les bornes amovibles situées à l’entrée de l’aire et de conditionner l’entrée dans les lieux à un contact humain et non pas à un système matériel (destructible) d’entrave.
Une autre stratégie a été de mobiliser et canaliser l’attention des enfants autour de la dimension paysagère de l’aire constituée de haies séparant les emplacements et d’arbres pourvoyeurs d’ombre. Les enfants de l’aire sont systématiquement interpellés par la gestionnaire en tant que « gardiens de la nature ». Cette désignation couvre, sous une connotation responsabilisante, un territoire vaste qui va de la haie qui sépare l’emplacement sur l’aire aux terrains vagues et aux bords de routes qui leur sont familiers lorsqu’il n’y a pas de « place ». Ainsi, alors que nous leur proposions de nous faire visiter l’aire d’accueil, les enfants évoquent dès le début « le dehors » de l’aire, soit l’autre côté de la clôture pour signifier que nous sommes à l’intérieur d’un espace délimité par une frontière matérielle.
À plusieurs reprises dans les propos des fillettes, il semble que l’aire se définisse par sa clôture. J’attire leur attention sur le système de plots en chicane qui n’est pas « actif » sur Marseillan. Une seule peut m’en expliquer le fonctionnement.
Rapidement, l’attrait de l’univers animal prend le dessus. Derrière les caravanes surgissent les niches des chiens (qui chassent les hérissons), les poules et surtout les coqs de combat en cages, lesquelles sont parfois réalisées avec les morceaux de grillage qui ont été sectionnés pour accéder au « dehors ». L’interdiction de stocker de la ferraille ou celle d’allumer un barbecue sur l’aire sont aussi des motifs de perforation de la clôture. Les « trous » sont appelés « petites portes » par les fillettes qui nous font office de guides. Elles nous conduisent rapidement vers l’une de ces ouvertures qui fabrique et restaure ce que l’architecture a interrompu : le lien à ce qu’elles nomment « une petite terre ».
La terre est de fait tout ce qui entoure l’aire d’accueil puisque, comme dans beaucoup de cas, c’est un terrain agricole qui a été acquis par la collectivité avant d’être rendu constructible, éloigné des zones à urbaniser. La fonctionnalité goudronnée de l’aire éveille la question de l’accessibilité à ce terrain autre et tout ce qu’il regorge en tant que possibilité de déploiement d’un espace qui ne soit plus ni privatif, ni collectif et encore moins public, un espace autre qui permet de « se retrouver » ou de se détendre. On trouve ici ou là, de l’autre côté du grillage, des chaises en plastique disposées pour une discussion à l’écart du reste du monde. Le lieu est aussi investi pour organiser de temps en temps des repas collectifs de manière à se sentir, à l’inverse, plus « entre soi » qu’on ne peut le ressentir lorsque chacun vaque à ses occupations sur son emplacement au sein de l’aire.
Il est pour l’homme essentiel, au plus profond, de se donner lui-même des limites mais librement, c’est-à-dire de telle sorte qu’il puisse de nouveau supprimer ces limites et se placer en dehors d’elles 31.
C’est ainsi que la possibilité d’investir de son propre chef un lieu autre, tout en étant confiné dans ce lieu si particulier qu’est l’aire d’accueil, permet d’avoir accès non seulement à une portion d’espace mais surtout à un imaginaire commun, où chacun peut verser un peu de soi.
Au fin fond de l’aire bétonnée et goudronnée, se dessinent donc des accès « libres » vers l’extérieur qui, de fait, sont placés sous contrôle des usagers et non pas des gestionnaires qui eux focalisent toute leur vigilance sur les allers et venues des véhicules et plus particulièrement des caravanes. Les voyageurs se succédant sur les emplacements, la porte s’élabore au gré des résidents qui façonnent un moyen de contrôler le passage et l’accès vers l’extérieur. Progressivement, l’emplacement où se situe la petite porte menant vers l’extérieur occupe une place particulière sur l’ensemble de l’aire. C’est le lieu de passage qui se fraie de derrière les caravanes, après avoir passé à travers un espace domestique, lui-même protégé par des chiens.
Suivant les fillettes qui facilitent le passage, la visite « sur » l’aire tourne plutôt « autour » de l’aire. Elles ont vite fait de nous présenter la fonctionnalité des caravanes et des emplacements. Nous arpentons le chemin tracé sur le sol poussiéreux qui borde le grillage et nous mène sur une butte dominant l’aire d’accueil, un terrain vague et puis enfin un espace arboré qui fait office de terrain de jeux où se trouve une cabane en forme de « campine 32 » qui incarne, à l’extérieur de l’aire, l’univers voyageur.
Partis de la perception de la présence des nomades, nous terminons notre escapade dans le sillon d’un petit chemin tracé par les voyageurs à partir de l’espace délimité qui leur est assigné. Notre trajectoire du campement à l’aire nous amène à considérer le rapport de force dont la création d’un « lieu propre » est le symptôme en ce qu’il est voué, selon Michel de Certeau, à « transformer les incertitudes de l’histoire en espaces lisibles 33 ». Devenus des clients de sociétés gestionnaires dont les missions actent et parfois organisent la césure géographique tout en pourvoyant, de façon concomitante, le lien nécessaire avec les institutions sociales, les voyageurs déploient des tactiques dans ces lieux où ils doivent inventer des manières de se sentir « chez eux ».
La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. (...) elle est mouvement “à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi” comme le disait von Bülow, et dans l’espace contrôlé par lui 34.
Sur cette piste se dévoile la densité du lien entre « êtres et objets 35 » articulé autour de la nécessité et de la symbolique.