Un départ en exil soutenu à partir de 1959, d’abord vers l’Asie du Sud
Les Tibétains, qu’on appelle aussi les habitants du toit du monde en raison du milieu de haute altitude (2000-4500 m) où ils sont traditionnellement établis, n’ont pas manifesté dans leur histoire de propension à quitter durablement leur territoire. Au contraire, ils étaient plutôt habitués à y voir converger des populations asiatiques pratiquant le bouddhisme tibétain (Mongols, Kalmouks, Bhoutanais, Ladakhis, Sherpas, pour ne citer que les plus connus). Celles-ci venaient trouver un apprentissage religieux ou acquérir des mérites, dans les hauts-lieux de spiritualité, humains et naturels, qui abondent sur le haut plateau tibétain : Lhassa, la capitale religieuse et politique, mais aussi les grands centres monastiques bouddhiques, ou encore les montagnes et lacs sacrés. Les Tibétains n’étaient pourtant pas immobiles. Des commerçants effectuaient avec leurs caravanes des voyages au long cours, reliant le Tibet à l’Inde au sud ou à la Chine à l’est 1. Des pèlerins tibétains se rendaient bien sûr sur les hauts-lieux bouddhiques de l’Inde et du Népal et, dans une moindre mesure, de la Chine (Wutaishan, tib. Ri bo rtse lnga). Mais ces flux n’ont guère donné lieu à des déplacements de population massifs ou durables hors du Tibet.
Fuite du Tibet et exil : l’Inde et la région himalayenne (Népal, Bhoutan) d’abord
Dès son accession à la tête de la République populaire de Chine, créée en 1949, Mao Zedong revendique l’autorité sur le Tibet. Après l’échec de ses tentatives de cohabitation avec le Parti communiste chinois, le dirigeant religieux et politique tibétain d’alors, le XIVe Dalaï-Lama (né en 1935), est contraint à l’exil en 1959. Il entraîne dans son sillage son gouvernement et est également suivi par des dizaines de milliers de Tibétains qui prirent dans un premier temps la direction du Népal ou de l’Inde, et dans une moindre mesure celle du Bhoutan 2. C’est l’Inde de Nehru qui accueille le plus important contingent de réfugiés tibétains. Les premiers exilés sont répartis en deux camps : les laïcs à Missamari (Assam) et les moines et moniales à Buxa Duar (Bengale occidental) pour y poursuivre leurs études 3. Toutefois, les conditions climatiques et d’hygiène font de très nombreuses victimes et le flux des réfugiés ne tarit pas. Une première solution fut de transférer des laïcs vers des zones de montagne, où ils sont affectés aux travaux de voirie 4. Les religieux sont alors envoyés à Bomdila (nord-est de l’Inde). Puis, rapidement, il faut réorganiser les communautés dans des structures plus pérennes : Nehru demande aux États de la jeune fédération indienne d’octroyer aux Tibétains des terres à défricher pour qu’ils s’y installent. Regroupés selon leur origine régionale, les réfugiés tibétains sont petit à petit envoyés dans les camps qui se montaient sur ces terres 5. Finalement, on aboutit au nombre de 44 camps, lesquels existent toujours, répartis sur l’ensemble du territoire indien, ainsi qu’au Népal et au Bhoutan 6.
Le rétablissement en Inde des institutions tibétaines
C’est donc logiquement en Inde que le gouvernement tibétain est alors reconstitué en exil, d’abord à Bomdila en 1959, puis à Mussorie (Himachal Pradesh, nord-ouest de l’Inde) en avril 1959 et enfin dans la station d’altitude relativement voisine, Dharamsala, en avril 1960.
Avec à sa tête le Dalaï-Lama, et sous l’égide, plus tard, d’une Charte des Tibétains en exil, sorte de Constitution adoptée en 1991 et profondément amendée en 2011, ce gouvernement est appelé Gouvernement tibétain en exil (acronyme anglais courant : TGiE) ou Administration centrale tibétaine (acronyme anglais courant : CTA).

Il se compose dès sa création d’un conseil des ministres, de plusieurs ministères 7 et d’un parlement.
Les réfugiés affluent toujours plus nombreux jusqu’en 1962. Cette année-là, une guerre éclair signale la fin de l’amitié sino-indienne et entraine la militarisation de la frontière entre les deux géants, frères et jusqu’alors alliés anti-coloniaux de l’Asie. Cette longue frontière, qui suit pour une très grande partie le territoire tibétain, devint presque infranchissable pendant près de vingt ans. Ce conflit entraine un changement dans l’attitude de Nehru, alors premier ministre. Il comprend que la confiance qu’il avait placée jusqu’alors en son voisin chinois a été trahie et que les Tibétains méritent une protection accrue, sans compter qu’il profite de la présence de solides montagnards prêts à en découdre avec la Chine pour monter un régiment tibétain de haute montagne, posté sur la frontière 8.
Une priorité donnée à l’éducation, la religion, la culture et la santé
Cet exil était pensé comme temporaire à l’origine. Mais l’espoir d’un retour rapide au Tibet s’amenuisant, les institutions tibétaines recréées et les camps de réfugiés se multiplient et s’inscrivent dans une forme de pérennisation. Quatre champs font l’objet d’une attention particulière : l’éducation, la religion, la culture et la santé. La priorité numéro un est donnée à l’enseignement : des dizaines d’écoles primaires et de collèges offrant un espace à la langue et à la civilisation tibétaines sont graduellement mis en place dès les années 1960. Ces écoles sont regroupées au sein de divers réseaux qui les administrent : la Tibetan Refugee Schools Society, devenue rapidement la Central Tibetan Schools Administration, plus connue sous le nom d’écoles Sambhotha, gérées par le gouvernement tibétain en exil, compte en 2024 une trentaine d’établissements scolaires ; le réseau du Tibetan Children’s Village (TCV) totalise quinze établissements ; quatre écoles sont par ailleurs gérées par la Tibetan Homes Foundation en Inde et neuf écoles du Népal par la Snow Lion Foundation 9. À ces établissements s’ajoutent treize écoles privées qui enseignent en tibétain en Inde et au Népal 10.

À partir de 1967, l’université de Sarnath à Bénarès est la seule à proposer une formation supérieure en langue tibétaine et se concentre sur les études bouddhiques 11. En dehors de l’enseignement religieux, l’accès aux études supérieures en tibétain est inexistant : en effet, la langue tibétaine n’a pas cours dans le cursus supérieur indien. La première institution universitaire non-religieuse où le tibétain est la langue d’enseignement est fondée en 1991, à Sara, non loin de Dharamsala : le College of Higher Tibetan Studies. Il forme les étudiants tibétains jusqu’au Master. C’est en 2017 que l’université du Dalaï-Lama, la première université tibétaine en exil délivrant des doctorats, démarre à Bangalore et sa première promotion de huit docteurs est diplômée à partir de 2023 12. Par ailleurs, la religion et la culture étant souvent associées dans le monde tibétain bouddhique (l’équivalent du ministère de la Culture en exil est appelé ministère de la Religion et de la Culture), de nombreux monastères tibétains sont graduellement rebâtis pour atteindre, en 2011, le nombre de 261 13. C’est là qu’est formée l’élite religieuse traditionnelle.
Nombre d’instituts et d’organes culturels sont eux aussi recréés au fil des ans : maison d’édition d’ouvrages en tibétain et en anglais, bibliothèque « nationale » abritant les ouvrages apportés par les exilés dans leur fuite (Library of Tibetan Works and Archives), école d’arts de la scène et troupe nationale (Tibetan Institute of Performing Arts) pour la préservation du patrimoine musical et d’arts de la scène 14, entre autres initiatives.
Enfin, la recréation en exil, en 1967, du Men Tsee Khang, institut de médecine et d’astrologie initialement fondé en 1916 par le XIIIe Dalaï-Lama (1876-1933) à Lhasa, aboutit à un réseau de près de 100 établissements sanitaires (6 hôpitaux, 60 centres de santé publique, 36 cliniques de médecine tibétaine) 15.
Cette reconstitution d’un monde tibétain en Asie du Sud a été et est soutenue financièrement par la communauté des réfugiés (astreints à une cotisation ou taxe annuelle à partir du début des années 1970), le gouvernement indien (qui finance principalement le système éducatif), ainsi que par des organisations internationales et des ONG, qui supportent 80 % du budget du gouvernement en exil 16. Il est à noter que la Suisse s’intéressa très tôt au sort des exilés tibétains et apporta son aide également.
Un exil essentiellement sud-asiatique
Jusqu’à son interruption par le conflit sino-indien de 1962, l’exil tibétain demeure essentiellement sud-asiatique. À la faveur d’une ouverture de la Chine après la tragique Révolution culturelle (1966-1976), le flux d’exilés reprend, au rythme de deux à trois mille personnes supplémentaires chaque année et, ce, jusqu’en 2008 environ 17 : ce sont principalement des enfants envoyés clandestinement du Tibet par leurs parents dans l’espoir qu’ils puissent y recevoir une éducation en tibétain et où le bouddhisme a sa place, ce qui n’est pas le cas au Tibet sous occupation chinoise. À ces écoliers s’adjoignent des religieux qui souhaitent accéder à une formation monastique de qualité, difficile à trouver au Tibet. Il faut préciser que ces départs en exil se font pratiquement tous de manière clandestine, les autorités chinoises ne laissant pas des candidats à l’exil franchir la frontière népalaise qui est quasiment leur seule porte de sortie, à travers l’Himalaya 18.
L’Occident restait jusque dans les années 1980 une destination marginale et un horizon d’exil limité. Sauf exception, les Tibétains avaient une expérience et une connaissance encore réduites du monde extérieur et de l’Occident. Par ailleurs, la proximité du Tibet et les liens familiaux qu’ils y avaient encore, ainsi qu’un substrat bouddhiste largement concentré sur l’Inde et les pays himalayens, militaient pour un exil de proximité. En outre, des moyens économiques insuffisants pour partir et une diaspora outre-mer trop peu nombreuse pour être attractive n’encourageaient pas une migration aussi lointaine. Ce sont surtout la Suisse et le Canada qui, dans un premier temps, accueillent les contingents les plus significatifs de Tibétains : sur la base d’un accord entre le gouvernement tibétain en exil et le gouvernement suisse, la Suisse accueille officiellement 600 Tibétains en 1963 19. Le Canada se charge de recevoir 240 Tibétains en 1970 et 1971 20. L’exil tibétain était donc largement cantonné à l’Inde.
En France, une immigration choisie et au compte-goutte (années 1960)
Hormis les brefs séjours d’Adjroup Gumbo en 1908, raccompagnant le tibétologue et explorateur Jacques Bacot (1877-1965) de retour des marches tibétaines 21 et, ponctuellement, d’érudits de passage à Paris pour aider ce dernier dans son œuvre de traduction 22, le premier Tibétain à s’installer en France fut le lama Aphur Yongden (Tibéto-Sikkimais, 1899-1955), qui débarque au Havre en 1925 dans les pas de l’exploratrice Alexandra David-Néel (1868-1969), avant qu’ils ne s’établissent ensemble à Digne-les-Bains en 1928. Les premières arrivées de Tibétains, au compte-goutte et consécutives aux événements de 1959 au Tibet, sont pour leur part le fruit d’une immigration choisie et de quelques gestes symboliques et humanitaires.
Les tout premiers Tibétains en France, des érudits en renfort de la recherche académique
Décembre 1960 marque l’arrivée des tout premiers Tibétains exilés sur le sol français. Elle est déterminée par la conjonction, d’une part, du départ en exil à partir de 1959 de toute une génération de maîtres et de lamas tibétains extrêmement bien formés, et, d’autre part, des besoins académiques en Occident où l’intérêt pour le bouddhisme tibétain ou Vajrayana, encore appelé bouddhisme tantrique, s’est affirmé au fil des décennies 23. Des bourses de la fondation Rockefeller vont permettre d’inviter de jeunes érudits dans les universités occidentales pour y appuyer le développement des études tibétaines ou bouddhologiques. En France, c’est Dagpo Rinpoché 24 (né en 1932) qui, sur les conseils du couple de tibétologues Alexander et Ariane Macdonald, est invité par Rolf A. Stein, alors détenteur de la chaire « Religions comparées de l’Extrême-Orient et de la Haute Asie » à l’École pratique des hautes études, et futur professeur au Collège de France 25.
Trois autres Tibétains accompagnent Dagpo Rinpoché. Ils vont collaborer avec les tibétologues français et, pour deux d’entre eux (Dagpo Rinpoché et Thoupten Phuntshog), s’établir définitivement en France. Une petite dynamique se crée autour de ce noyau initial 26.
1962 : Les « Vingt », geste humanitaire et pari sur l’avenir
Former de jeunes exilés tibétains selon l’éducation moderne apparaît, à l’époque, comme un geste politique (préparer un retour au Tibet), symbolique et humanitaire. Une initiative est proposée en ce sens par Dagpo Rinpoché et immédiatement appuyée par l’amiral Paul Ortoli, ancien chef de l’état-major particulier du général de Gaulle à Londres et compagnon de la Libération, dont l’épouse, Brynhild Helander, est l’une des élèves en tibétain. L’amiral se rend dans la foulée à Dharamsala. À la suite d’un accord entre le Dalaï-Lama et le gouvernement français, vingt enfants, âgés de 6 à 10 ans (dix garçons, dix filles), accompagnés par un couple de tuteurs laïcs (M. et Mme Norgay), sont accueillis à Paris en octobre 1962 27.
Cette expérience apparaît quelque peu similaire à celle des villages Pestalozzi en Suisse, en Angleterre et en Allemagne, qui ont pris en charge l’éducation de jeunes orphelins, victimes collatérales de la Seconde Guerre mondiale et qui, plus tard, ont également accueilli des enfants tibétains 28. Il s’agit néanmoins d’une démarche singulièrement originale de la France, le gouvernement leur attribuant le statut de pupilles de la Nation et pourvoyant à leur éducation et à leurs besoins jusqu’à leur majorité. La scolarité des « Vingt », comme on les appelle, se déroule successivement à La Coûme (Pyrénées-Orientales) 29, Bléneau (Yonne), puis à Écully (Rhône), où ils sont hébergés par la congrégation catholique des Assomptionnistes 30. Devenus adultes, plusieurs des Vingt resteront en France, avec des trajectoires différentes. Un seul travaillera pour l’administration centrale tibétaine (au sein du Bureau du Tibet de Paris), et deux d’entre eux exerceront des mandats de députées élues au Parlement tibétain en exil.
Premiers développements consécutifs à cette présence symbolique
Ce noyau réduit (au total moins d’une quarantaine de Tibétains) impulse quelques initiatives complémentaires, qui ne vont toutefois guère prospérer. Ainsi en est-il de la première création d’un centre bouddhique tibétain en France en 1964, à La Chapelle-Vieille-Forêt, dans l’Yonne, sous la direction de Dagpo Rinpoché, désormais répétiteur de tibétain à l’Inalco pour y seconder Rolf A. Stein. L’histoire de ce tout premier centre est marquée par l’arrivée de quatre moines. Mais celui-ci est en avance sur son temps au regard de la future appétence occidentale pour le bouddhisme et devra cesser ses activités en 1968. Deux moines resteront néanmoins en France : Gueshé Yonten Gyatso (1930-2002), qui deviendra chercheur au CNRS, et Ngawang Dakpa, répétiteur de langue tibétaine à l’Inalco 31.
Dans les années 1970, plusieurs des « Vingt » ayant atteint leur majorité, leur tuteur M. Norgay obtient que quelques autres jeunes Tibétains exilés en Inde puissent bénéficier d’une bourse pour effectuer des études supérieures à Lyon 32. Il s’agit des prémices de la seconde vague d’arrivée de Tibétains en France au cours des années 1970.
Les Tibétains de France : construction d’une communauté (des années 1970 aux années 1990)
Les années 1980 marquent un tournant dans l’intérêt international pour le Tibet. C’est le fruit de la conjonction de plusieurs facteurs : l’un des plus importants est la frustration du gouvernement tibétain en exil. En effet, à la mort de Mao Zedong (1893-1976), la Chine tourne la page du maoïsme. Deng Xiaoping (1904-1997), qui avait d’ailleurs joué un rôle non négligeable depuis le Bureau du Sud-Ouest du Comité Central du Parti Communiste Chinois, dans la conquête du Tibet, prend la tête du Parti communiste chinois et donc de la République populaire de Chine. Des négociations sont engagées entre le gouvernement chinois et le gouvernement tibétain en exil, pour résoudre la question tibétaine. Plusieurs missions d’enquête représentant le gouvernement tibétain en exil sont dépêchées en République populaire de Chine, sur le sol tibétain, pour évaluer la situation sur place. La Chine est fière de montrer le « développement » qu’elle a permis d’enclencher au Tibet, mais les membres de la mission constatent surtout les ravages de vingt ans de maoïsme, tant sur les personnes que sur le patrimoine religieux et culturel 33. Quatre missions d’enquête en zone tibétaine (1979, 1980, 1981 puis 1985) et deux délégations reçues à Pékin (1982, 1984) n’aboutissent à aucun résultat tangible. Le gouvernement tibétain, lassé de ce qu’il considère comme un manque de sincérité ou de volonté d’avancer de la part du côté chinois, décide d’internationaliser davantage la question tibétaine en prenant la communauté internationale (notamment occidentale) à témoin. Par ailleurs, pour tenter de sortir de l’impasse, le Dalaï-Lama infléchit la revendication majeure des Tibétains par une position de compromis qui abandonne l’exigence pour le Tibet de recouvrer sa pleine et entière souveraineté et se résout à plaider pour une autonomie réelle au sein de la République populaire de Chine. Il propose ainsi, dans un discours à Washington, le 21 septembre 1987, un plan de paix en cinq points pour le Tibet, qu’il complète devant le Parlement européen à Strasbourg le 15 juin 1988, par une politique d’ouverture (dite de la « voie du milieu »), espérant en cela le soutien de la communauté internationale 34. Sur ce plan, au moins, ces déclarations portent leurs fruits : l’engouement politique et religieux pour le Tibet est de plus en plus marqué, que ce soit au niveau occidental ou français, et vaut au Dalaï-Lama l’attribution du prix Nobel de la paix en 1989.
En France, la présence tibétaine se développe autour de deux axes : une diaspora, longtemps peu nombreuse ; et des centres bouddhistes qui se multiplient. Il convient de souligner le rôle pivot du Dalaï-Lama, figure charismatique et ouverte à la modernité, tant auprès de la diaspora tibétaine (qui le vénère inconditionnellement, même si des voix s’élèvent en exil pour questionner sa politique de compromis envers les autorités chinoises), que du grand public occidental (qui le perçoit comme une figure spirituelle iconique et un apôtre de la paix). Le Dalaï-Lama visitera la France plus de vingt fois entre 1982, année où un premier visa lui est accordé 35, et 2016, effectuant même une longue visite de trois semaines en 1993.
La construction d’une communauté tibétaine de France
Marquée par une progression à faibles flux, la diaspora tibétaine est longtemps restée peu nombreuse — à peine quelques centaines de personnes. Elle offre jusque dans les années 1990 un visage assez homogène, s’établit principalement en Île-de-France, s’intègre bien dans la société française et le marché de l’emploi et développe, le cas échéant, une activité économique en propre (ouvertures de boutiques et de restaurants tibétains à Paris dans les années 1980) 36. À partir des années 1970, les premières naissances sur le territoire français construisent la deuxième génération, ces jeunes Tibétains recevant dès lors, outre la nationalité, une éducation française complète. Cette communauté se structure autour du souci marqué de la préservation en exil de l’identité tibétaine (notamment de la langue tibétaine, dont la transmission familiale aux jeunes générations est une priorité), et entend incarner l’exigence de faire connaître la situation du Tibet et de soutenir la cause portée par le Dalaï-Lama. Elle est appuyée par un tissu associatif français très actif qui lui aussi s’est mis en place à partir des années 1980 37. Ces groupes fédèrent surtout les nombreux sympathisants français de la cause tibétaine. Cet objectif se déploie d’abord dans la sphère intime ou communautaire, puis dans l’espace public au fur et à mesure de l’écho suscité par le Tibet. Les fêtes (Nouvel An lunaire ou « Losar », qui tombe vers février ou mars selon les années ; anniversaire du Dalaï-Lama le 6 juillet) ; les commémorations (10 mars, date de la révolte tibétaine contre l’occupant chinois à Lhasa et départ du Dalaï-Lama en exil ; 25 avril, date de naissance du XIe Panchen-Lama 38) et les kermesses (festivals culturels qui se déroulent, pour les plus importants, autour de la Grande pagode du bois de Vincennes, inaugurée en 1977 et servant à plusieurs obédiences d’écoles bouddhiques) en forment les moments-clés.
Le bouddhisme tibétain en France
C’est dans les années 1970 que le bouddhisme tibétain commence à se développer en France, à la suite de l’engouement qu’il suscite déjà dans certains milieux depuis la deuxième moitié de la décennie précédente, comme en témoignent le succès et l’impact à cet égard du film d’Arnaud Desjardins, « Le message des Tibétains », en 1966 39. On assiste dès lors au développement de centres du dharma (bouddhisme tibétain) sur le territoire, dont la plupart vont se révéler pérennes. Les embryons de communautés bouddhiques ou sangha constituent un élément d’ancrage pour l’enseignement des maîtres tibétains qui commencent à visiter la France. Citons en l’espèce les premières visites de maîtres reconnus : Kalou Rinpoché 40 (première visite en 1971), Dudjom Rinpoché (1972), le XVIe Karmapa (1975), etc 41. Cette implantation est facilitée en outre par le rôle joué par les mécènes, à l’image de Bernard Benson (1922-1997), inventeur et philanthrope franco-britannique qui donnera plusieurs domaines jouxtant son château de Chaban, sur la côte de Jor, en Dordogne, à différents maîtres tibétains afin qu’ils y fondent des centres du dharma 42. En conséquence de cet élan, un certain nombre de maîtres et d’érudits tibétains établissent leur activité en France : Phendé Rinpoché (né en 1934), Lama Jigmé Rinpoché (né en 1949), Lama Guendune Rinpoché (1917-1997), Tulku Pema Wangyal Rinpoché (né en 1947), Sogyal Rinpoché (1947-2019), Lama Teunsang 43 (1934-2023), Gueshé Lobsang Tengyé (1927-2019), auxquels s’adjoignent des lamas originaires d’autres pays de culture tibétaine, principalement le Bhoutan. Toutes les écoles du bouddhisme tibétain (Gelug, Kagyu, Nyingma, Sakya), ainsi que le Bön 44, se verront, au final, représentées en France.
En 1988, l’État attribue un statut légal à la communauté monastique rattachée à Dhagpo Kagyu Ling (Saint-Léon-sur-Vézère). Il s’agit de la première congrégation non-catholique reconnue en France ; une quinzaine de reconnaissances de centres bouddhistes tibétains par le ministère de l’Intérieur suivront 45. Cette implantation reste toutefois relativement décorrélée de la vie de la communauté tibétaine de France, hormis lors des événements que constituent les visites du Dalaï-Lama. En effet, ces centres religieux accueillent pour l’essentiel des Occidentaux attirés par le bouddhisme tibétain ou qui s’y convertissent, et sont, de fait, davantage des centres d’apprentissage religieux et de prière à destination de ceux-ci que des lieux de culte tibétains classiques où se pratiquent des prières et rituels collectifs en présence de nombreux moines 46.
Création de l’association de la Communauté tibétaine de France et ses amis, puis du Bureau du Tibet à Paris
La communauté tibétaine en France fonctionne pendant deux décennies au fil de l’eau mais est néanmoins structurée autour d’un président désigné par consensus. Toutefois, cette présence est officialisée lorsque la communauté tibétaine de France et « ses amis » prend une existence officielle en 1981 sous le statut d’association loi de 1901 47. Un « Bureau du Tibet », qui représente le gouvernement tibétain en exil, est établi à Paris en 1993, également sous la forme d’une association loi de 1901 pour pallier, notamment, l’impossibilité d’une représentation diplomatique officielle 48.

En 2001, le Bureau du Tibet en France est transféré à Bruxelles, au plus près des institutions européennes, où les actions de lobbying ont un effet démultiplicateur, une annexe de ce dernier demeurant toutefois à Paris. En 2021, les « Bureaux du Tibet » (tibétain : don gcod khang, l’équivalent tibétain de « consulat ») sont au nombre de douze dans le monde 49. Ils assurent deux fonctions : d’une part, ils établissent un lien formel entre le gouvernement tibétain en exil et la diaspora tibétaine locale, notamment en délivrant le « livret vert », document non reconnu à l’international mais qui établit l’identité tibétaine de son possesseur et lui permet de voter lors des élections qui rythment la vie politique de la communauté tibétaine exilée.
D’autre part, ils agissent comme la représentation « para-diplomatique » de l’Administration centrale tibétaine en exil, point d’entrée et interlocuteurs des pouvoirs publics dans leurs pays de résidence 50.
En raison de l’importance numérique croissante de la communauté tibétaine en Europe, deux députés la représentant siègent depuis la 11e législature (1991-1996) au Parlement en exil 51. Ils sont élus pour un mandat de cinq ans par la communauté tibétaine d’Europe, dont celle de France est l’une des plus nombreuses 52. À ce jour, trois Tibétains de France ont siégé au Parlement en exil : Dewatshang Thinlay Choedon, élue en 1996 (12e Assemblée des députés du peuple tibétain), Phurbu Dolma, élue en 2001 (13e Assemblée des députés du peuple tibétain) et Thupten Gyatso, élu en 2021 (17e Parlement tibétain en exil).
Une communauté qui fait diaspora ?
Les facteurs multiples de l’essor de l’émigration tibétaine vers l’Occident
Les premières vagues de la migration tibétaine vers l’Occident se caractérisaient surtout comme un écho à l’engouement occidental pour le Tibet dans les années 1980, 1990 et 2000. Dans l’Europe du nouveau millénaire, ce sont la Suisse, la Belgique puis la France qui concentrent le plus grand nombre de réfugiés tibétains 53. Les Tibétains qui ont migré vers la France jusqu’au milieu des années 2000 étaient en général invités sur une base amicale par une personne de nationalité française, ou par un membre de leur famille déjà installé dans l’Hexagone. Mais cette migration, en France comme ailleurs en Europe, restait modeste, contenue par l’espoir d’une perspective de retour au Tibet. Toutefois, le contexte change vers la fin de la première décennie du XXIe siècle et dans la décennie suivante, aboutissant à un accroissement significatif du nombre de réfugiés tibétains en Europe, et notamment en France. Les raisons qui peuvent, selon nous, expliquer cette accélération, sont d’ordres divers et nous allons passer en revue les principales.
Au printemps 2008, des protestations inédites et de grande ampleur secouent le Tibet, pour s’opposer à la tenue des Jeux olympiques à Pékin l’été suivant. Une vague de répression s’ensuit, qui a suscité dans le monde et à Paris les plus grandes manifestations en faveur du Tibet en vingt ans. Toutefois, l’intérêt médiatique pour ces mouvements de résistance ouverte à l’occupation chinoise retombe assez vite, et les années 2010 semblent sonner le glas d’une solution de la question tibétaine. Les facteurs de cette évolution sont multiples. En 2011, le Dalaï-Lama décide sans préavis de transférer ses pouvoirs temporels au « Sikyong » (terme alors traduit par « premier ministre » puis, depuis 2017, par « président »), élu au suffrage universel par les Tibétains de l’exil. La figure médiatique du Dalaï-Lama perd ainsi sa dimension politique, pour se resserrer sur le religieux. Par ailleurs, et malgré les violentes secousses de 2008 au Tibet montrant que la question est loin d’être réglée, le dialogue sino-tibétain s’ancre au point mort à partir de 2012, année de la dernière rencontre des deux parties. Pékin joue le temps long et attend la disparation du Dalaï-Lama. Les émissaires tibétains démissionnent, découragés par la stagnation des tractations, qu’ils attribuent à une absence de volonté sincère de la Chine de résoudre le problème tibétain. Au Tibet même, un resserrement politique et sécuritaire frappe les populations locales. Le désespoir peut se lire depuis 2009 dans l’ouverture d’une séquence, ininterrompue à ce jour, d’immolations par le feu (159 comptabilisées en 2024 54).
Au sein des soutiens occidentaux à la cause tibétaine, la fatigue et la lassitude se font sentir parmi les militants, qui vieillissent et perdent peu à peu l’espoir d’une issue satisfaisante à leur combat. La focalisation sur le terrorisme et le Proche-Orient, dont les attentats contre les Twin Towers en 2001 ont signalé le début, détourne l’attention de ce qui se passe dans la lointaine Asie, et l’intérêt pour les spiritualités orientales, parmi lesquelles le bouddhisme tibétain tenait une place de choix, semble décroître parmi les jeunes générations. L’usure de la dynamique médiatique et éditoriale autour du Tibet, et plus récemment l’occultation de la cause tibétaine par la situation de Hong Kong et des Ouïghours, sont des facteurs qui expliquent que l’intérêt pour la question du Tibet ait peu à peu régressé au cours des années 2010 et suivantes. La montée en puissance de la Chine depuis les années 2000 constitue également bien sûr un facteur aggravant, de moins en moins de pays occidentaux étant prêts à prendre le parti des Tibétains, par crainte de se mettre à dos une Chine qui ne tolère aucune remarque sur ce qu’elle estime relever d’une question intérieure.
Les Tibétains établis en Inde, pour marquer que leur objectif était bien celui d’un exil temporaire, n’ont pas saisi la possibilité d’une naturalisation alors même que leur statut, précaire sur les plans administratif et économique, parfois sur trois générations, obère leurs perspectives d’avenir sur place — et la perspective d’un retour possible au Tibet s’avère chaque jour plus hypothétique. Mais le facteur déclenchant du deuxième exil vers l’Occident est encore autre. En effet, le Dalaï-Lama vieillissant, de plus en plus de Tibétains s’interrogent sur le sort qui leur sera réservé une fois que cette figure emblématique aura disparu : l’Inde sera-t-elle aussi bienveillante qu’elle l’a été depuis six décennies si le ciment de l’entente indo-tibétaine, qu’il incarne, n’est plus là 55 ? Parallèlement, les jeunes générations nées en exil ont développé une forte appétence pour le mode de vie occidental et sa culture. Le succès du programme de relocalisation de mille Tibétains aux États-Unis, fruit d’une coopération entre gouvernements américain et tibétain en exil dans les années 1990, provoque une ruée vers les États-Unis, au titre du regroupement familial ou grâce à un système de parrainage 56. Enfin, l’éclatement croissant des familles dans les pays occidentaux a un effet boule de neige, permettant d’élaborer des stratégies de migration vers ces horizons. Alors que la perspective d’un départ vers l’Occident relevait pour beaucoup de la fantasmagorie jusqu’au milieu des années 1990, elle commence donc à se faire plus concrète au milieu des années 2000 et plus encore par la suite, par un effet d’entraînement. C’est ainsi que le deuxième exil vers l’Occident est apparu pour beaucoup comme une évidence : en effet, les statistiques établies en 2009 par le gouvernement tibétain en exil donnaient une proportion de 20 % de Tibétains établis en Europe et aux États-Unis, contre une estimation de 50 % en 2021 57.
Une communauté aux effectifs démultipliés, soumise à de nombreux enjeux et défis
La décennie 2010 connaît une rapide expansion de la population d’origine tibétaine en France et, par contraste avec les premiers Tibétains qui avaient été invités par l’État français en 1962, c’est en tant que demandeurs d’asile qu’ils atteignent la France. Ces Tibétains étaient une centaine en 1999 58 et 1 000 en 2010 59. Une source officielle émanant du gouvernement tibétain en exil faisait état de 8 000 Tibétains en France en 2020 60 sans que l’on sache sur quelle base cette comptabilisation avait été faite. En 2024, une estimation offerte par le Bureau du Tibet à Paris donnait environ 11 000 réfugiés tibétains, tous âges confondus 61.

Parallèlement, dans les années 2010, la Suisse, destination historique majeure en Europe comme cela a été décrit plus tôt, durcit sa politique d’accueil à l’égard des Tibétains, peut-être pour des raisons de politique étrangère. Des filières d’exil vers l’Europe, souvent via la Turquie, se constituent sur des itinéraires qui partent du Tibet, de l’Inde ou du Népal, et passent parfois par des pays d’Asie du Sud-Est (Cambodge, Thaïlande) ou du Sud (Sri Lanka). De plus rares migrants tibétains suivant les routes de Méditerranée orientale ou occidentale ont également été signalés. Dans le cadre de la politique française en matière d’asile, les demandeurs d’asile tibétains bénéficient d’un préjugé favorable des autorités compétentes (OFPRA). La communauté tibétaine, numériquement faible qui plus est, ne présente en effet aucun problème majeur d’insertion. Sa présence en France est relativement ancienne. Si l’ignorance de la langue française et la méconnaissance du fonctionnement du système éducatif français constituent le plus souvent un obstacle pour la majorité des nouveaux réfugiés et leurs enfants, on peut d’ores et déjà relever, chez les générations issues des premiers arrivés, quelques exemples de trajectoires marquées par la réussite (études supérieures, voire grandes écoles, créations d’entreprises). Si aucune étude spécifique ne permet de conclure pour l’heure sur ce point, on peut néanmoins conjecturer que l’éducation constituera, comme pour la plupart des communautés de réfugiés, un passeport efficace pour l’intégration.
En substance, il convient de souligner que cette présence désormais solide est soutenue par une sympathie durable de la société française et qu’elle bénéficie d’appuis politiques et associatifs significatifs afin de l’aider à faire face aux enjeux auxquels elle est confrontée. On peut regrouper ces enjeux en trois catégories.
Un enjeu d’intégration
L’immense majorité des Tibétains demandeurs d’asile se voit reconnaître le statut de réfugié politique et attribuer une carte de séjour sans difficulté, une exception notable puisque, en 2022, moins de 24 % des demandes d’asile en moyenne avaient été favorablement reçues par l’État français 62. Mais, comme pour les autres communautés de demandeurs d’asile, de réfugiés et de migrants, la question des moyens matériels, de l’installation et de l’hébergement se pose rapidement, d’autant plus que les Tibétains aspirent dans leur grande majorité à s’établir en Île-de-France où les structures d’accompagnement sociales sont soumises à de fortes pression et où le parc social immobilier est saturé. Le bénévolat et l’action associative prennent le relais, notamment l’association La Pierre Blanche et la péniche « Je Sers », à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), laquelle a concentré progressivement l’accueil d’urgence de la plupart des nouveaux arrivants tibétains depuis 2011-2012 63. Mais ces structures ne peuvent plus pallier seules cette difficulté. Ces nouveaux demandeurs d’asile se voient parfois confrontés à la nécessité de vivre dans un premier temps sous tente 64. Ils conservent cependant le réflexe de se regrouper (habitude de la solidarité et de la vie communautaire), comme dans le bois d’Achères, près de Conflans, lorsque les structures associatives d’accueil sont saturées, jusqu’à ce que soit ordonnée leur mise à l’abri par la préfecture des Yvelines 65. La municipalité de Saint-Gratien (Val d’Oise) possède une communauté tibétaine relativement substantielle (une centaine de familles peut-être 66). Cette concentration exceptionnelle de Tibétains sur une seule commune est probablement en grande partie due à la sympathie de la maire (2001-2017), Jacqueline Eustache-Brinio, pour la cause tibétaine 67.
Un enjeu de la préservation de l’identité tibétaine
La priorité de préservation identitaire a été martelée et mise en action par le gouvernement tibétain en exil dès les premières années de son existence, au début des années 1960. Les Tibétains de l’exil se sentent donc pour la plupart investis de la mission ou du devoir de maintenir une singularité tibétaine fondée sur la religion bouddhique et la langue tibétaine 68. La transmission de la langue tibétaine aux jeunes générations et l’entretien de certaines traditions mobilisent la communauté qui y consacre des moyens et multiplie les initiatives. Ainsi, à notre connaissance, plusieurs classes de langue sont proposées aux enfants tibétains : la plus ancienne se tient dans un local prêté par la mairie du XIe arrondissement à Paris, a été fondée en 2004 et accueille plus de 200 enfants au moment de rédiger cet article 69. Des Tibétains de Saint-Gratien ont lancé leur propre classe, au vu du nombre d’enfants présents sur place (voir supra) et, en septembre 2021, une troisième classe voit le jour à Cergy, le mercredi, à la demande de parents et au bénéfice d’une dizaine d’enfants. Là, les enfants apprennent les rudiments de la langue écrite et, parfois, des chants et danses traditionnels. D’autres classes sont signalées à Conflans-Sainte-Honorine et à Trappes (Yvelines), ainsi qu’en province, à Metz.

Le succès actuel — du moins sur le plan de la fréquentation — que rencontrent ces classes doit être souligné, par contraste avec le relatif échec d’initiatives similaires dans les années 1990, rapportées par Tapia et Akgönül 70. Des associations d’artistes, quant à elles, sont amenées à se produire devant des publics tibétains ou occidentaux. Par ailleurs, le souci de « préserver la flamme » et l’envie de refaire communauté entraînent une bonne participation aux différentes échéances du calendrier tibétain (Losar, commémoration du soulèvement national du peuple tibétain, anniversaire du Dalaï-Lama, festivals du Tibet, etc.). Une certaine pression sociale pour encourager le mariage intracommunautaire semble également peser sur les Tibétains de l’exil 71. Cela est expliqué par le sentiment de « péril démographique » qui pèse, dans la diaspora comme au Tibet 72, sur une population à faible effectif.
Des difficultés nouvelles
Des difficultés apparaissent en raison de l’éloignement culturel et linguistique des Tibétains arrivant du Tibet. Ils ne parlent souvent pas anglais (et encore moins français) et n’ont connu qu’une vie rurale très éloignée du mode de vie français et de ses références. À peine scolarisés en primaire pour certains, ou bien ayant reçu, pour les religieux, une éducation monastique traditionnelle peu adaptée aux exigences du marché du travail en Occident, la seule option pour bien des réfugiés tibétains ne maîtrisant pas encore le français est souvent de travailler dans les restaurants chinois, dont ils parlent plus ou moins bien la langue, et de reproduire ainsi une situation qu’ils ont pourtant fuie — c’est également par l’intermédiaire des Chinois émigrés en France que certains trouvent à se loger, et il leur arrive aussi de faire leurs courses dans des magasins chinois, dont les produits leur sont familiers 73. Le cas des Tibétains qui ont passé tout ou partie de leur vie en Asie du Sud, descendants des exilés des premiers temps, est différent, puisqu’ils ont été habitués à un mode de vie indien ou népalais certes, mais sont plus à l’aise dans la « modernité », ou du moins avec la vie citadine, et parlent et/ou lisent et écrivent un anglais qui leur permet de se débrouiller dans un premier temps et d’acquérir plus vite les bases de la langue française. Parmi les points positifs, il est à noter qu’à la traditionnelle solidarité « nationale » tibétaine, qui va de soi dans une communauté de petite taille, viennent s’ajouter les solidarités régionales (selon les grandes provinces traditionnelles tibétaines : U-Tsang, Kham ou Amdo), voire de niveau infrarégional (Lithang, Gyalrong, etc.) 74. La question reste toutefois de savoir si ces regroupements sur la base des mêmes origines régionales ne sont pas susceptibles de dissoudre quelque peu la cohésion nationale tibétaine, a fortiori dans les conditions d’un exil qui se pérennise. On peut penser que non car, comme le souligne Clémence Henry, ce régionalisme « ne se substitue pas au nationalisme tibétain, il est légitimiste plutôt que sécessionniste » 75. Il est probable que les générations suivantes, à l’instar des Tibétains nés en Inde, même si elles héritent de la mémoire de l’appartenance régionale de leurs parents, y attacheront une importance moindre, étant socialisées en exil dans un environnement scolaire et linguistique qui fait fi de ce type de loyauté.
Une présence tibétaine désormais bien établie ?
De nouveaux territoires
Les caractéristiques d’une communauté désormais nombreuse dessinent aujourd’hui de nouveaux territoires. En France, la géographie du Tibet en exil est urbaine et principalement parisienne : la région Île-de-France est particulièrement prisée par les Tibétains, même si d’autres foyers apparaissent, comme à Strasbourg ou Metz, par exemple, où les Tibétains se sont regroupés en une association loi de 1901. En termes d’implantation commerciale, ou pour ce qui concerne les lieux festifs ou de retrouvailles, elle possède ses territoires de prédilection : le quartier de la montagne Sainte-Geneviève à Paris est prisé par la première vague de migration, ainsi que Montmartre un peu plus tard, pour les activités commerciales 76. Elle compte quelques restaurants (« historiques ») et magasins, essentiellement à destination d’une clientèle occidentale, sans pour autant que leurs propriétaires ou gérants n’y résident 77. Le quartier La Chapelle-Jardin d’Éole-Stalingrad, à l’intersection des Xe, XVIIIe et XIXe arrondissements, est typique de la vague d’arrivées de la fin des années 2000 et suivantes, et les magasins et restaurants tibétains qui s’y sont implantés, moins huppés, sont fréquentés surtout par des Tibétains.
Ce quartier est investi depuis longtemps par les commerces et restaurants indiens et tamouls que les Tibétains, ayant transité plus ou moins longuement par l’Inde, fréquentent également. En effet, ces établissements offrent des produits et une nourriture qui ont le double avantage d’être plus familiers et moins onéreux que leurs équivalents français. Certains restaurants indiens n’hésitent d’ailleurs pas à « tibétaniser » leur carte et à embaucher du personnel tibétain pour répondre à la clientèle tibétaine 78. Enfin, la proximité des gares du Nord et de l’Est, deux points de commutation majeurs connectés au réseau ferré francilien et au RER, joue vraisemblablement un rôle.
Le nouveau centre de gravité des Tibétains à Paris a toutefois dû faire face aux difficultés qu’a connues ce quartier où se sont cristallisés le phénomène du crack et l’afflux de ses consommateurs (Stalingrad, Jardin d’Éole), le paroxysme ayant été atteint au cours des années 2020-2021 à la suite des confinements successifs. Cela ne semble toutefois pas avoir remis en cause la présence des Tibétains (accoutumés à la résilience ?), de nouvelles enseignes ayant ouvert depuis 79. Hors de Paris intra-muros, la Grande pagode du bois de Vincennes reste quant à elle le lieu d’accueil traditionnel et ancien des jours de fête et des célébrations, et connaît une fréquentation tibétaine en forte expansion, lors de ces événements annuels, ainsi que lors du passage de grands lamas venant donner enseignements et bénédictions.
La commune de Saint-Gratien, comme on l’a vu plus haut, abrite pour sa part une concentration importante de Tibétains en raison de la sympathie des élus pour cette communauté. Et, dans les Yvelines, Conflans-Sainte-Honorine et Achères sont les points de chute de nombre de Tibétains lors de leur arrivée en exil, certains d’entre eux étant hébergés par des familles, localement.
S’agissant des géographies numériques, il est à relever que la grande faculté d’adaptation des Tibétains à la modernité numérique a contribué à créer sur la Toile une « tibétosphère » extrêmement riche et dynamique, qui permet de maintenir des liens forts au sein de la diaspora (en France et dans le monde entier), comme avec la parentèle restée au Tibet. À son niveau, cette « tibétosphère » participe de la survivance de la « cause tibétaine » 80.
Une identité renforcée ?
Dans les années 1990-2000, Tapia et Akgönül se montraient pessimistes quant au maintien d’une identité tibétaine exilée distincte en France : « la cause semble entendue et la résistance désespérée. Les migrants tibétains rencontrés sont manifestement dans un processus de déstructuration identitaire très avancé. Ils sont souvent incapables de donner à SF [l’enquêtrice, Sandrine Fautrez] l’origine géographique de leur famille ou quels étaient le statut ou la situation professionnelle de leurs parents et grands-parents 81 ». Au moment de la rédaction du présent chapitre, cependant, il y a des raisons de penser que la préservation de la culture et de l’identité semble plutôt réussie. L’effet de masse, avec plus de 10 000 individus relativement concentrés géographiquement, sensibilisés à l’impératif de protection culturelle et linguistique que martèle le gouvernement en exil, joue certainement un rôle dans ce sursaut.
Un tel impératif de préservation, pour une population immigrée soumise par ailleurs aux nécessités de l’intégration dans le pays d’accueil, se voit renforcé par le fait que les éléments les plus fondamentaux (langue, vie religieuse et culturelle) de cette civilisation sont ressentis comme menacés au Tibet même 82. Ceci est particulièrement vrai depuis l’accession de l’intransigeant et ultra-autoritaire Xi Jinping à la tête de la République populaire de Chine en 2012. On peut augurer que l’impératif de la préservation identitaire, très marqué dans « l’ADN » des Tibétains en exil depuis 1959, demeurera, a fortiori avec l’évanouissement progressif d’une perspective de retour.
Symbole de sa reconnaissance pour l’accueil reçu depuis des décennies, en 2018 une chanson de remerciement, « Merci la France », a été réalisée par la Communauté tibétaine de France et diffusée sur les réseaux sociaux ainsi que dans les festivals, à l’instar d’une chanson similaire, réalisée la même année pour remercier l’Inde, foyer historique et de l’accueil des réfugiés tibétains 83.
Une communauté qui fait diaspora ?
Selon Tenzin Desal, le terme « diaspora » n’est pas accepté par tous les Tibétains exilés 84 : ce terme, appliqué à l’origine aux communautés juives puis grecques dispersées de par le monde, a été perçu comme pouvant entraîner un risque de dépolitisation 85. Toutefois, le terme amplement débattu de « diaspora » ne connaît pas une unique acception et n’implique pas toujours de dépolitisation. Ainsi, Michel Bruneau a proposé une distinction entre « diaspora classique communautaire » et « diaspora hybride acentrée », dont seule la première nous concerne ici, pour laquelle il a proposé la définition suivante en quatre critères :
– dispersion géographique non contiguë sous la contrainte humaine ou naturelle ;
– établissement dans des destinations où vivent déjà des représentants de ces communautés ;
– maintien d’une identité distincte basée sur une mémoire collective entretenue, notamment par une vie associative riche, dans les pays de destination ;
– « espace réticulé » de liens actifs entre la communauté d’origine et les communautés dispersées 86.
Si les Tibétains arrivés en France dans les années 1960 et 1970 ne pouvaient guère prétendre à « avoir fait diaspora », il semble bien en être autrement pour leur communauté désormais forte de plus de 10 000 membres, pour les uns nés au Tibet, pour les autres de parents eux-mêmes exilés.
Conclusion
Peu avant sa mort relativement prématurée, en 1933, le XIIIe Dalaï-Lama (1876-1933), Thubten Gyatso, qui est tenu par les Tibétains et les croyants pour l’incarnation précédente de l’actuel détenteur du titre, a laissé une prophétie, considérée comme son testament, où il avertissait les Tibétains des dangers qui les menaçaient, et notamment d’un « assaut rouge » avec lequel le Tibet entrerait en confrontation directe :
Et quand cela se produira, nous devrons être prêts à nous défendre. Sinon, nos traditions spirituelles et culturelles seront complètement éradiquées. Même le nom du Dalaï-Lama et du Panchen-Lama sera effacé, comme celui des autres lamas, détenteurs des autres lignées et êtres saints. Les monastères seront mis à sac et détruits, les moines et les moniales tués ou chassés, les grandes œuvres des nobles rois du Dharma des temps jadis défaites, et toutes nos institutions culturelles et spirituelles persécutées, détruites et oubliées. Les droits acquis à la naissance et les biens de la population seront volés ; nous deviendrons tels des esclaves aux yeux de nos conquérants et serons contraints d’errer sans défense comme des mendiants. Tout le monde sera forcé de vivre dans la douleur, et les jours et les nuits passeront lentement, dans une grande souffrance et une grande terreur 87.
Cette prophétie décrit bien les événements qui ont emporté l’ancien Tibet, dans les années 1950, et dont la présence d’une diaspora tibétaine en France est la conséquence et la trace. L’implantation tibétaine en Inde est souvent décrite comme un succès. La vie dans des « camps », qui sont devenus de vrais villages au fil des ans, a permis de maintenir une cohérence culturelle, religieuse et linguistique, évitant une dilution de ce peuple numériquement faible mais dont le rayonnement culturel va bien au-delà de ses frontières. Toutefois, la seconde vague migratoire en France, comme ailleurs dans le monde, pose des questions cruciales sur la survie culturelle. La situation culturelle et linguistique au Tibet se détériorant sans espoir apparent de solution, comment des poches de quelques milliers de personnes, aussi déterminées soient-elles, peuvent-elles garantir une transmission au-delà d’une génération ? Dans quelle mesure les jeunes Tibétains nés en Occident se sentent-ils détenteurs et porteurs d’une allégeance à la cause tibétaine ? Quel est leur degré de connaissance de la langue et de pratique religieuse loin des centres névralgiques du bouddhisme tibétain (grands monastères reconstitués en exil, lieux de pèlerinage liés à la personne du Bouddha historique ou de grandes figures spirituelles) ? On sait qu’aux États-Unis, où une migration plus massive a démarré dès le milieu des années 1990, le maintien de la langue représente un problème majeur. La communauté implantée en France a quelques années de retard sur ce processus : forte des leçons apprises par ses frères de diaspora aux États-Unis, saura-t-elle négocier des solutions pour limiter l’érosion culturelle et linguistique qui guette les deuxième ou troisième générations de populations immigrées ? Comment l’État français réagira-t-il, entre le respect des différences culturelles et le souhait de cohésion nationale ? C’est le grand défi qui attend cette communauté doublement pénalisée : par un double déracinement dont cet article a tenté de rendre compte, et par l’impossibilité de s’en remettre à la communauté des Tibétains vivant en République populaire de Chine, en proie à des projets forcenés d’assimilation culturelle et linguistique.