Comme si elle se foutait de ma colère, mon employeuse m’a dit de laver à nouveau les couvertures déjà lavées (...). J’ai entendu parler du terme “serviteur” (jong 종) seulement dans les manuels scolaires.
Ce sont les mots de Mme Piao, une sino-coréenne (chaoxianzu 1) issue de la classe paysanne, classe dirigeante dans le système socialiste chinois, exerçant comme travailleuse domestique migrante à Séoul, en Corée du Sud. Ces propos impliquent deux sens. Premièrement, cette expérience de travail évoquait pour elle le statut de « serviteur », un statut féodal qui symbolisait la disparition de l’ancien État chinois et qui avait été aboli par la révolution ; et deuxièmement, même s’il était évoqué dans la réalité, c’était quelque chose qu’il fallait renverser.
Dans le préambule de la Convention sur les travailleuses et travailleurs domestiques (C189, 2011), l’Organisation internationale du travail (OIT) rappelle que le travail domestique est généralement un travail non-décent effectué par les plus discriminés et appelle à un changement de perception sociale dans chaque pays.
De nombreuses études portent sur la subordination des travailleuses et travailleurs domestiques et établissent des liens entre leur statut actuel, le statut pré-moderne de « bonne », celui de « serviteur de la mondialisation 2 », et le statut des esclaves. Cependant, en traitant de l’aspect de la subordination, ces études continuent à les stigmatiser en tant que « serviteurs » et ne parviennent pas à trouver le moyen d’en changer la perception sociale. En effet, les travailleurs domestiques sont traités de manière linéaire, comme s’ils n’avaient existé qu’en tant que travailleurs domestiques migrants depuis le début de leur carrière, et non en tant qu’agents ayant accumulé une expérience et une conscience de classe et de travail.
Et si nous prêtions attention à la perception des travailleurs domestiques migrants plutôt qu’à la perception ou à la stigmatisation de la société immigrée ?
Tout comme Mme Piao au début de ce chapitre, de nombreuses femmes chaoxianzu d’âge moyen font des travaux domestiques en Corée du Sud, pays qui n’a pas ratifié la C189. Il s’agit de personnes, âgées de la cinquantaine ou plus au moment de l’entretien (2013), qui ont vécu une expérience de travail collectif comme ouvrières et paysannes sous l’ère Mao. En tant qu’agents économiques, elles ont travaillé « de manière compacte dans la période du socialisme national chinois pendant près de 30 ans (1950-1970), dans la période du capitalisme (économie de marché) à la chinoise pendant près de 20 ans (1980-1990), et dans la période du capitalisme en Corée avec la culture du capitalisme mondial à partir des années 1990 3 ».
Le but de ce chapitre est d’examiner l’expérience des travailleuses domestiques migrantes et la formation de la classe ouvrière en tant que processus actif 4 du point de vue des travailleuses elles-mêmes. Plus précisément, nous nous intéressons à la perspective des femmes chinoises qui participaient, avant leur migration, à un « travail décent », ou du moins à un travail productif comme les hommes, au sein du système socialiste où le taux d’activité des femmes s’élevait à 80-90 %. Ce faisant, nous voulons analyser le mécanisme de subordination et participer à la transformation de la conscience sociale.
Plus précisément, le processus de formation d’une identité de classe est analysé dans toutes ses implications à travers la mémoire collective de vingt travailleuses domestiques migrantes, toujours en activité ou non, qui ont travaillé d’abord à Yanji, en Chine (leur pays d’origine), puis en Corée du Sud (leur pays d’immigration). En Corée du Sud, la plupart d’entre elles travaillaient à plein temps et vivaient au domicile des familles chez qui elles étaient employées, alors qu’en Chine, elles travaillaient à temps partiel.
Tout d’abord, nous examinerons leurs identités, les récits de leur migration et de leur vie professionnelle, depuis leur statut de travailleuses et paysannes socialistes chinoises jusqu’à celui de travailleuses domestiques migrantes. À travers cela, nous analyserons l’habitus professionnel collectif, y compris leur conscience ainsi que les pratiques de vie et de travail. À la lumière de ces informations, nous nous intéresserons à la position symbolique, économique, juridique et sociale de ces travailleuses domestiques migrantes et au sens de leurs changements. Puis, leur expérience de classe spécifique et leur mécanisme de perception seront passés en revue. Enfin, nous verrons comment l’expérience de travail de ces femmes issues de la Chine maoïste provoque des fissures dans le modèle de « serviteur de la mondialisation » et quelles implications cela a, pour la C189, d’appeler à un changement des perceptions sociales.
Le récit migratoire des femmes chaoxianzu : les aspects croisés des rapports d’ethnicité, de classe et de genre
La perception qu’ont les femmes chaoxianzu de leur expérience de travail en migration peut être comprise en examinant qui elles sont et comment elles font le récit de leur migration. Leurs récits révèlent la nécessité de prendre en compte l’entrecroisement des rapports d’ethnicité, de classe et de genre.
Chaoxianzu, la minorité coréenne, est l’une des 55 minorités ethniques de la République populaire de Chine. Cette minorité se trouve principalement dans les trois provinces du Nord-Est de la Chine (Jílín 吉林, Hēilóngjiāng 黑龙江, Liáoníng 辽宁), et en particulier dans une préfecture autonome de la province du Jilin, Yanbian (Yánbiān 延边), à la frontière de la Corée du Nord et dans trois districts autonomes. Selon le septième recensement chinois de 2020, c’est l’un des groupes ethniques les plus importants en Chine (16e position) avec une population d’environ 1 725 000 personnes. Contrairement à la plupart des minorités ethniques indigènes, il s’agit d’« une minorité pionnière formée d’immigrés qui, dans une certaine histoire spécifique, ont traversé la frontière avec la Chine depuis la péninsule coréenne et ont obtenu la citoyenneté chinoise avec leurs descendants 5 ». Les motifs d’émigration vers la Chine varient : pauvreté au milieu du XIXe siècle sous la dynastie Chaoxian (1392-1897), anti-impérialisme à l’époque de l’empire du Japon (1910-1945), en passant par la migration forcée (incident de Mukden en 1931-1945) par l’empire du Japon. Avant la migration vers la Chine, la plupart des Chaoxianzu étaient des fermiers de la dynastie Chaoxian. En Chine, ils participèrent activement à la construction du régime socialiste, à l’anti-impérialisme et à l’antiféodalisme chinois, à la guerre civile et à la Révolution culturelle. Leur contribution reconnue par la Chine, le groupe ethnique Chaoxianzu a fait partie des bénéficiaires de la politique d’allocation des terres de la Chine nouvelle. D’autre part, il ont vécu dans une société agricole fermée dans un contexte d’interdiction de la mobilité spatiale et de séparation stricte entre zones urbaines et zones rurales (二元体制 Èryuántǐzhì) 6. Ainsi ils maintiennent et développent la langue et la culture coréennes avec le soutien de la politique des minorités ethniques de la Chine (mise en œuvre en 1952) et de la Corée du Nord.
En somme, avant 1978 et le lancement de la Politique de réforme et d’ouverture de la Chine (Gǎigékāifàng 改革开放 ; ci-dessous appelée « Politique de réforme ») 7, les Chaoxianzu ont vécu dans une société agricole où la culture confucéenne de la dynastie Chaoxian était conservée, tout en se reconnaissant comme membre de la classe ouvrière et paysanne de la Chine socialiste.
Dans les années 1980, en raison de l’application de la Politique de réforme, le système de hukou (système d’enregistrement familial qui restreignait la mobilité spatiale entre zones urbaines et rurales) a été partiellement aboli. Les Chaoxianzu ont alors commencé à migrer, d’abord vers les grandes villes chinoises, vers la Corée du Nord et la Russie, puis massivement vers la Corée du Sud, depuis la fin de la guerre froide (1991) et l’établissement de relations diplomatiques entre la Chine et la Corée du Sud (1992). La nouvelle doctrine du Parti communiste chinois de Xiānfùlùn (先富論, The Getting Rich First) 8 et des Trois représentations (Sāngèdàibiǎolùn 三個代表論) 9, qui a transformé l’élite politique, économique et technologique des ouvriers et des paysans en une base de classe, a permis de justifier l’émigration et le détachement de la communauté pour se concentrer davantage sur la recherche de l’accomplissement individuel 10. L’établissement de relations diplomatiques entre la Corée du Sud et la Chine a fourni une opportunité décisive pour la migration massive des Chaoxianzu qui n’avaient pas pu bénéficier des avantages de la Politique de réforme en raison de facteurs géographiques et politiques, c’est-à-dire que leur région n’avait ni profité de l’établissement de zone économique spéciale, comme dans les régions côtières, ni été choisie pour être une région d’expérimentation, comme ont pu l’être certaines régions d’autres minorités ethniques dans les premières réformes. En conséquence, avec l’ouverture des frontières. et en seulement vingt ans, 65 % de la population chaoxianzu a émigré vers les grandes villes chinoises et à l’étranger, constituant ainsi une diaspora émergente 11. En 2022, environ 800 000 des 1,7 million de Chaoxianzu vivaient en Chine, y compris dans les trois provinces du Nord-Est, Pékin et Qingdao, environ 800 000 en Corée du Sud, et le reste au Japon, aux États-Unis, en Europe, etc 12.
La Politique de réforme a permis au peuple chinois d’échapper à la pauvreté absolue, mais elle a renforcé les inégalités. En raison de l’effondrement du système économique dual, du Danwei (l’unité de travail) et des communes populaires, l’unité économique a été réduite à l’unité familiale ou à l’unité individuelle, chacun devant désormais trouver des moyens pour vivre (sa manière de vivre 13). Dans une telle situation, de nombreuses entreprises ont fait faillite et de nombreuses personnes ont été contraintes au chômage. Ceux qui n’ont pas trouvé localement un moyen de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille ont commencé à faire leurs valises. Ainsi, la plupart d’entre eux ont migré à des fins économiques.
Ils ont émigré dans les grandes villes en Chine et à l’étranger, dans des pays de culture proche ou différente, idéologiquement alliés (la Corée du Nord, la Russie) ou ennemis (la Corée du Sud) 14. Bien que la Corée du Sud soit un pays idéologiquement hostile à leur égard, y immigrer était vécu par les Chaoxianzu comme un « retour » dans leur pays d’origine. La Corée du Sud était une destination privilégiée en raison de la grande proximité géographique, des affinités linguistiques et culturelles, des frais de procédure d’immigration raisonnables ainsi que de la présence de grandes communautés sino-coréennes. En outre, la Corée du Sud était une destination opportune pour des raisons économiques : les emplois étaient abondants et les salaires plus élevés qu’en Chine. Pour résumer, l’incertitude liée à l’émigration en Corée du Sud était relativement faible pour eux.
Cependant, après le renflouement par le Fonds monétaire international (FMI) de la Corée du Sud en 1997, la valeur des salaires par rapport au taux de change en Chine diminue. En outre, les Chaoxianzu, subissant de nombreuses discriminations en Corée, cherchent alors d’autres destinations et, sur la base des réseaux migratoires existants, migrent vers les États-Unis et l’Europe, qui sont géographiquement plus éloignés et ont des cultures différentes. L’émigration vers la France est le choix de ceux qui n’ont pas eu l’occasion de s’installer en Corée du Sud ou qui souhaitent gagner un revenu plus élevé en raison des mesures d’immigration restrictives du gouvernement coréen pour les Chaoxianzu, tels que les critères de liens avec le pays, d’âge et de profession 15.
En Corée du Sud, les Chaoxianzu étaient considérés comme des membres de la classe inférieure, tels que les travailleurs sans papiers et les femmes arrivées grâce à un mariage blanc, plutôt que comme des compatriotes de « retour 16 ». Dans les pays autres que la Corée du Sud, ils émigrent et s’installent relativement facilement grâce aux réseaux des deux communautés, chinoise et coréenne, en raison de leur double identité. Ils sont néanmoins considérés comme appartenant à une « classe inférieure au service des autres », doublement subordonnée dans l’« ordre hiérarchico-ethnique 17 », où ils sont placés après les citoyens indigènes et les immigrés coréens ou chinois 18. Han 19 critique le fait qu’ils sont considérés comme des « citoyens de troisième classe », dans le sens où la plupart des Chaoxianzu, dans les pays d’immigration excepté la Corée du Sud, ne sont pas enregistrés, sont principalement employés par des migrants coréens et chinois et travaillent dans des conditions d’emploi oppressives.
Les femmes chaoxianzu sont surreprésentées dans ces vagues migratoires : en raison de leur participation élevée à la production sociale de l’époque de Mao, où le taux d’activité des femmes en Chine avoisinait les 80-90 % 20, et de leur rôle central dans l’économie familiale suite à la décollectivisation de l’économie après le lancement de la Politique de réforme 21. Si les femmes chinoises ont commencé à vivre en tant que sujets individuels, perdant leur place dans la sphère publique, « la moitié du ciel » promise par Mao 22, la Politique de réforme a suscité chez les femmes chaoxianzu un sentiment de libération de l’esprit par rapport à la culture féodale — qui combine cultures confucéenne chaoxian et agricole — ayant perduré malgré la révolution socialiste, et leur a permis de jouer un rôle plus actif dans l’économie familiale. Les vestiges de la culture confucéenne et le cadre de vie centré sur les zones rurales peuvent montrer des différences dans les valeurs et le statut du travail, car les femmes chaoxianzu sont plus influencées par le patriarcat que les femmes urbaines chinoises 23. Parmi elles, les travailleuses des entreprises publiques participent activement à l’économie migratoire puisqu’elles ont été particulièrement touchées par le chômage, dans les années 1990, lors des faillites successives d’entreprises 24.
Leur parcours migratoire est représentatif des phénomènes de « chaîne du care 25 » qui se mettent en place entre pays : les femmes se déplacent pour s’occuper de la population des pays avancés en travaillant principalement comme domestiques et aides-soignantes dans des sociétés d’immigration telles que la Corée du Sud et la France. Leur travail, le travail domestique rémunéré, est une « occupation répressive ». Elles subissent les relations de subordination et les inégalités au travail 26, et font généralement l’expérience de la « stigmatisation de l’asservissement 27 ». Rhacel Salazar Parreñas, qui étudie le cas des femmes migrantes philippines 28, qualifie les travailleuses migrantes de « servants of globalization ». Elles subissent, selon elle, une mobilité de classe contradictoire, c’est-à-dire une expérience simultanée de déclassement social et « de la montée dans la hiérarchie économique par rapport aux personnes restées au pays et par rapport aux conditions économiques vécues antérieurement dans le pays de départ 29 ». Plusieurs études récentes en Corée du Sud ont traité de la nature de classe et des relations de travail des femmes chaoxianzu en tant que travailleuses migrantes 30. En particulier, Han 31 a constaté que les travailleuses domestiques chaoxianzu n’intériorisent pas les assignations sociales imposées par les employeurs ou les sociétés d’immigration : elles sont vues comme « ignorantes et inférieures », appartenant à une « classe inférieure de service ». Elles lisent leur situation à travers « leur propre système de valeurs 32 ». Ainsi, elles fissurent l’archétype des « serviteurs » dans la chaîne du care.
Une vie professionnelle rythmée par les changements de mode de production : d’ouvrières et paysannes d’un système collectiviste à domestiques migrantes
La conscience qu’ont les femmes chaoxianzu de leur travail dans la société d’immigration s’est formée à travers leurs expériences et leurs pratiques tout au long de leur vie professionnelle. Cette dernière a été elle-même marquée par l’instabilité et les turbulences de l’histoire moderne de la Chine, de la révolution socialiste de 1949 et de la Politique de réforme de 1978.
Au moment de l’enquête (2013), sur les 28 personnes interrogées, 24 étaient âgées de la cinquantaine ou plus et avaient fait l’expérience de travailler dans le système socialiste chinois. La vie professionnelle de ces femmes d’âge moyen a été caractérisée par l’évolution du mode de production et les changements sociaux en Chine. Si on prend en compte bout-à-bout les carrières de l’ensemble des enquêtées, la période de travail étudiée débute au moment de l’établissement de la Chine nouvelle en 1949 et prend fin, au moment de notre enquête, au milieu des années 2010. Entre-temps, le mode de production rurale en Chine est passé de l’économie agricole à petite échelle, à un système collectif de production et de distribution, puis à un système de responsabilité de la production familiale après la Politique de réforme et, enfin, depuis les années 1990, à une économie de marché socialiste. D’autre part, des changements dans l’environnement politique ou diplomatique, comme l’établissement de relations diplomatiques entre la Chine et la Corée du Sud en 1992, ont élargi l’espace du marché de travail. Les enquêtées les plus âgées travaillaient comme petites paysannes à l’adolescence, ouvrières et paysannes dans des collectivités jusqu’à la trentaine, exploitantes agricoles familiales jusqu’à la quarantaine, puis, après avoir vécu pour certaines une expérience de chômage, employées de service ou travailleuses indépendantes jusqu’à la cinquantaine. Enfin, entre la cinquantaine et la septantaine, elles ont migré à l’intérieur et à l’extérieur du pays pour travailler (voir le Tableau 1 ci-dessous).
Période (âge) | Changement social / Mode de production | Occupation |
---|---|---|
Années 1950-1970 (10-30 ans) |
Établissement de la Chine nouvelle / Système collectif de production et de distribution | Paysanne, ouvrière |
Années 1980-1990 (40-50 ans) |
La Politique de réforme / Système de responsabilité de la production familiale | Paysanne de l’unité familiale, entrepreneuse à domicile, auto-entrepreneuse / Employée du secteur des services |
Depuis 1990 (50-70 ans) |
Économie de marché à grande échelle, relations diplomatiques entre la Chine et la Corée / Économie de marché socialiste | Travailleuses migrantes (travailleuses domestiques), soignantes, employées de restaurant, etc. |
Après l’établissement des communes populaires en 1958 : de petite paysanne à travailleuse collective socialiste
Les participantes à la recherche ont pour la plupart commencé à travailler dès quinze ans, c’est-à-dire qu’elles ont arrêté leurs études après le collège pour se consacrer à leur vie professionnelle. Ce niveau d’études correspond à celui de la moyenne de tous les ouvriers chinois. Selon le sixième recensement de la population, comparé aux femmes ayant un autre niveau d’éducation, le taux d’activité des femmes en âge de travailler et ayant obtenu un diplôme de premier cycle de l’enseignement secondaire est le plus élevé, soit 74,02 % 33.
On constate que les enquêtées âgées de cinquante à soixante ans ont entamé leur vie professionnelle avec le travail collectif en 1958, alors que les participantes plus âgées travaillaient déjà avant l’introduction du système collectif de production. Le mode de travail agricole à petite échelle a perduré encore dix ans après la fondation de la Chine nouvelle. Mais après 1958, l’application du système de production par unité collective ainsi que l’économie de distribution ont poussé ces femmes à sortir pour la première fois du cadre de production familiale pour entrer dans celui de la production sociale. « Une conférence nationale sur les Femmes et le Travail a estimé que dans les zones rurales, 90 % de la population féminine avait participé à la production et dans vingt-six villes (telles que Pékin, Canton, Harbin, Kirin et Taiyuan), les statistiques préliminaires indiquaient que 80 % des femmes participaient à la production dans chacune de ces villes 34 ». En parallèle, au cours du « Grand Bond en avant » (1958-1962), le gouvernement chinois lançait une campagne de collectivisation et de socialisation du travail domestique.
Dix-huit des vingt principales enquêtées, âgées de plus de 50 ans, ont travaillé selon le mode collectif de production socialiste. Originaires du Nord-Est de la Chine, où l’agriculture constituait l’industrie principale avant la Politique de réforme économique, la plupart d’entre elles étaient travailleuses agricoles ou, pour certaines, travailleuses industrielles dans des entreprises collectives et d’État. Avant ses 40 ans, Mme Han (73 ans, résidant à Séoul) a travaillé pendant 22 ans dans une société de production de biscuits gérée par l’État. Mme Bae (64 ans, résidant à Paris) a travaillé, après le lycée dans les années 1970, comme employée dans une entreprise de chemin de fer gérée par l’État. Deux autres enquêtées étaient institutrices dans des écoles maternelles ou des écoles élémentaires, mais elles se sont vues attribuer, pendant la Révolution culturelle (1966-1976), un emploi agricole suite aux mesures de Shàngshān xià xiāng (上山下乡) 35, et ont travaillé comme ouvrières agricoles et industrielles.
Après la Politique de réforme économique des années 1980 : activité secondaire familiale, auto-entreprenariat et emploi contractuel
Au Nord-Est de la Chine, la mise en place de la Politique de réforme économique a provoqué d’importants changements concernant le travail. Dans les zones rurales, les réformes se sont accompagnées de l’application du système de responsabilité familiale 36 au début des années 1980, puis de la dissolution officielle au milieu de la décennie des propriétés collectives et du système de production encadré par les Communes populaires (rénmín gōngshè 人民公社) 37. Auparavant, les ruraux appartenaient à la Commune populaire, produisaient collectivement et recevaient une distribution collective. Cette réforme s’est traduite par une réduction des unités de travail et de production qui sont passées de la collectivité à la famille, ainsi que par un affaiblissement du système de protection sociale.
La Politique de réforme économique des zones rurales s’est organisée selon deux axes : l’amélioration de la capacité de production et le processus de dépaysannisation/industrialisation. À l’époque, la principale forme d’activité économique consistait à cumuler un travail agricole et une activité commerciale 38. Mme Li (58 ans, retournée à Yanbian après avoir migré en Corée du Sud) était agricultrice mais gérait également une affaire de manufacture de myeongtae (colin d’Alaska) pendant la morte-saison. En effet, l’industrie du myeongtae a créé des centaines d’emplois (attirant ainsi de nouveaux habitants dans la région 39) et représentait un secteur d’investissement privilégié pour ceux qui avaient accumulé un certain capital en travaillant à l’étranger. Cette activité « secondaire » rapportait à Mme Li bien plus en quelques mois qu’une année de travail dans les champs. Parallèlement, la Politique de réforme économique ainsi que l’industrialisation progressive du pays ont fait émerger l’industrie du service. Mme Han (73 ans, résidant à Séoul) a fondé son yeogwan (petite auberge coréenne) à 40 ans, après une retraite anticipée de l’usine d’État dans laquelle elle travaillait. Elle entreprit d’occuper son temps à une deuxième activité, la vente de doshirak (plateau-repas). Avec l’industrialisation des zones rurales, le secteur des services n’a cessé de se développer. Il était ainsi rentable de se rendre dans les marchés ou sur des sites de construction afin de vendre des repas. De leur côté, les travailleuses qui ne disposaient pas d’un capital initial suffisamment conséquent se sont reconverties en employées dans les secteurs du service, du commerce et de la distribution. Mme Yang (63 ans, résidant à Séoul) était devenue employée d’un restaurant interne dans une entreprise sud-coréenne à Yanbian.
Après 1990 : le travail immigré à l’intérieur et à l’extérieur du pays
L’établissement, en 1992, de relations diplomatiques entre la Chine et la Corée du Sud a donné l’occasion à ces femmes de travailler, de façon très lucrative, à l’étranger. En prenant en compte la variation du pouvoir d’achat, travailler en Corée du Sud permettait à ces femmes de gagner plus de dix fois leur salaire. Ce fut ainsi le début du « vent coréen », tel que l’ont appelé de manière quelque peu exagérée les Chaoxianzu, qui symbolise le boom de la migration de masse des Chaoxianzu vers la Corée du Sud.
La cause principale qui motiva ces femmes à devenir travailleuses migrantes fut certainement la faillite des entreprises d’État dans les années 1990. Du fait de la restructuration de l’industrie nationale, le nombre de chômeurs urbains atteignit 8,01 millions fin 1996, dont plus de 60 % de femmes 40. Le nouveau contexte diplomatique et la faillite des entreprises d’État furent ainsi des éléments déterminants dans la transformation du travail pour les femmes. La migration domestique des femmes rurales appelées « Dǎgōngmèi » (打工妹, littéralement : « jeunes filles au service d’un patron ») a commencé entre le milieu et la fin des années 1980. Cependant, la migration des femmes chaoxianzu a principalement eu lieu dix ans plus tard, dans les années 1990, en raison du manque de maîtrise du chinois, application tardive de la Politique de réforme aux zones rurales et intérieures. Les Chaoxianzu maîtrisaient alors moins bien le chinois que leur langue maternelle, le coréen. C’est au cours de cette période que les Discours dans le Sud (南巡講話 Nánxúnjiǎnghuà) de Deng Xiaoping (1992) ont accéléré le rythme des réformes économiques, qui avaient été suspendues à la suite de l’incident de Tiananmen en 1989 et de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Le système de contrôle des migrations intérieures et extérieures, le hukou, est affaibli et pousse de nombreux travailleurs journaliers à circuler en Chine et dans les pays étrangers 41.
Au milieu des années 1990, Mme Bai (62 ans, résidant à Séoul) a travaillé en Chine, dans les villes de Shanghai, Hainan et Canton, comme employée dans la restauration avant de migrer, en 2009, en Corée du Sud. Mme Chen (74 ans, résidant à Séoul) a émigré en Corée du Sud, à la fin des années 1980, en raison de la suspension des salaires due à la faillite d’une entreprise publique. En Corée du Sud, elle a travaillé comme vendeuse ambulante de médicaments, journalière, employée de maison et dans l’hôtellerie. Mme Shin (60 ans, résidant à Séoul) est allée travailler en Corée du Sud après la faillite, en 2000, de l’usine de sidérurgie dans laquelle elle travaillait.
Les « stratégies économiques familiales » et l’habitus professionnel socialiste chinois : entrelacement des contradictions de genre et de classe
En dépit de différences concernant le mode de production (collectif socialiste), leur parcours présente des ressemblances avec celui des femmes européennes (France, Royaume-Uni) analysé par Tilly et Scott selon le modèle de « stratégies économiques familiales 42 ». Cependant, les expériences du travail collectif socialiste sous l’ère Mao, avec le fort taux d’activité économique des femmes et la socialisation du travail domestique, ont permis aux femmes chinoises d’acquérir des droits égaux dans les domaines juridiques et économiques 43. Leur « pouvoir économique professionnel » acquis et irréversible a formé chez elles un habitus professionnel qui les distingue des travailleuses européennes. Dans cette recherche, les prédispositions structurant la conscience, les pratiques de vie et les pratiques de travail seront appelées habitus professionnel socialiste chinois 44.
Les « stratégies économiques familiales » de Tilly et Scott : exigences d’une activité « complexe » et longue durée du travail
Premièrement, les enquêtées ont en commun, avec les femmes européennes étudiées par Tilly et Scott, d’avoir effectué de longues heures de travail productif et reproductif pour répondre à la « complexité des exigences de leur travail ». Tilly et Scott ont constaté que l’élargissement de la participation des femmes au marché du travail n’impliquait pas inévitablement une rupture des liens familiaux et n’amenait pas l’égalité entre femmes et hommes. En réponse à des recherches qui montraient que les femmes mariées effectuaient peu de travail productif en raison de leurs activités domestiques, les auteurs observent que « plutôt que de dire qu’elles « travaillaient moins », (...) il serait plus juste de conclure que les exigences qui pesaient sur leur temps étaient plus complexes 45 ».
Les femmes chaoxianzu ont toujours beaucoup travaillé, parce qu’elles ont constamment, depuis la Politique de réforme, cumulé des activités industrielles et commerciales en plus de leur activité agricole. Ainsi, lorsque certaines travaillaient selon un mode collectif de production, elles devaient cumuler une activité agricole supplémentaire afin de pallier les insuffisances générées par la distribution collective pour leurs propres besoins.
Par ailleurs, la plupart d’entre elles ont cumulé une activité domestique tout au long de leur carrière, excepté lorsqu’elles étaient travailleuses collectives ou immigrées. Notons deux cas dans lesquels cette activité domestique a pu, à première vue, être amoindrie.
D’une part, durant la période des Communes populaires [renmingongshe (人民公司)], de 1958 jusqu’au milieu des années 1980, ce problème s’est posé d’une manière particulière aux femmes chaoxianzu. En effet, elles ne parvinrent pas à se libérer de leur identité sociale qui était celle d’une communauté de paysans immigrés, au sein de laquelle la pensée confucéenne ainsi que l’ordre patriarcal exerçaient une influence importante. Si les femmes han ont pu obtenir des droits égalitaires concrets, les femmes chaoxianzu de 50-60 ans ont quant à elles continué de subir les effets du sexisme, sur le plan physique et psychologique, dans les activités de production sociale ainsi que dans le travail domestique 46. En outre, les politiques de socialisation du travail domestique à l’époque du travail collectif n’ont été mises en œuvre que pendant une courte durée.
D’autre part, pendant les périodes de migration à l’étranger, et quoique sans leur famille, elles n’ont jamais cessé d’accomplir un travail de reproduction puisqu’il leur fallait perpétuellement effectuer un rôle maternel à distance. Celles de retour en Chine s’occupent désormais de leurs petits-enfants. Au fil du temps, avec l’augmentation des dépenses liées aux soins, à l’éducation et à l’instruction des enfants, puis au financement de leurs activités entrepreneuriales, il leur devint difficile d’interrompre le travail migrant même après 70 ans, car celui-ci était justement un travail rémunéré. En outre, avec l’affaiblissement des politiques sociales ayant augmenté la quantité de charges à couvrir pour la génération suivante, elles furent contraintes de prendre en main l’éducation de leurs petits-enfants. La durée de leur travail productif et reproductif s’en est ainsi trouvée perpétuellement prolongée, sans qu’elles puissent en prévoir la fin 47.
On peut ainsi considérer que le temps de travail démesuré des femmes provient avant tout de la « complexité des exigences de leur travail » toujours selon Tilly et Scott.
Outre la complexité des exigences qui pèsent sur elles, les enquêtées ont en commun de n’avoir jamais refusé un emploi, quand bien même « non qualifié », afin de subvenir aux besoins de leur famille. Si l’on regarde la situation après la Politique de réforme économique, c’est-à-dire depuis qu’elles ont obtenu la liberté de choisir elles-mêmes leur activité, on remarque que leurs emplois se sont diversifiés — industrie du service, entrepreneuriat, travail domestique, restauration, construction — et même parfois démultipliés. Ce phénomène peut être comparé au « système d’expédients temporaires », un terme utilisé par Tilly et Scott pour définir les expériences professionnelles des « travailleurs non qualifiés et des femmes d’ouvriers », en France et au Royaume-Uni, à l’ère préindustrielle. Dans un contexte où les hommes ne pouvaient pas contenter les exigences familiales et où les femmes manquaient de qualifications et de capital, il était fréquent que ces dernières vendent leur travail en exerçant des activités non qualifiées en dehors du contrôle des guildes (associations professionnelles), mais nécessaires dans la vie urbaine 48.
Habitus professionnel socialiste chinois : acquisition du droit au travail et du pouvoir économique comme « la moitié du ciel », fierté de la classe ouvrière
Si on peut ainsi établir certains points communs dans l’expérience de travail des femmes européennes et des femmes chaoxianzu à des époques différentes, il importe de souligner certaines divergences. La description des « stratégies économiques familiales » de Tilly et Scott ne recoupe pas tout à fait l’expérience des femmes chaoxianzu en raison de l’habitus professionnel socialiste chinois. Quand bien même l’expérience « socialiste » n’a pas duré assez longtemps pour dépasser les valeurs patriarcales, elle a été une tentative de surmonter l’inégalité pérenne de genre et de classe.
Premièrement, les femmes chaoxianzu n’ont pas été cantonnées au secteur privé et ont participé, avec fierté et en tant qu’êtres humains de la « moitié du ciel », à la production dans le secteur public tout au long de leur vie professionnelle. Les femmes ont commencé à travailler au sein du Parti et de l’État, un secteur traditionnellement réservé aux hommes 49. Ce qui a eu pour conséquence à la fois de fissurer et de changer complètement le clivage traditionnel « public/privé » qui représentait les deux sexes (hommes, femmes) dans la famille. Le Parti Communiste a ainsi interprété l’émancipation des femmes comme l’accomplissement de la révolution socialiste. Celui-ci considérait la famille comme opposée aux intérêts publics, maintenue pour la seule poursuite d’intérêts personnels. Les femmes, dont le rôle était traditionnellement considéré comme « privé », ont ainsi été amenées à s’investir davantage dans la concrétisation des intérêts publics, tandis que les hommes sont restés plus fidèles à leur rôle familial dans une logique conservatrice et individualiste 50. La participation sociale des femmes a également contribué à leur donner une certaine assurance. Mme Li (59 ans, ancienne travailleuse domestique à Séoul, vivant à Pékin) a ainsi continué de développer son entreprise avec détermination malgré les difficultés initiales rencontrées, lorsqu’elle fut victime d’une bande de malfaiteurs. Le dynamisme des activités économiques des femmes après la Politique de réforme est le reflet de l’assurance dont elles faisaient preuve.
La politique de socialisation du travail domestique a conduit à l’officialisation et à la publicisation de ce travail. Le recours à des services a cessé d’être considéré comme un signe de dérobade ou de paresse de la part des femmes. Cette mesure a permis de fragiliser encore un peu plus la notion de division sexuelle du travail qui plaçait l’éducation des enfants et les travaux domestiques comme incombant en priorité aux femmes. Selon Elisabeth Croll 51, 4 980 000 crèches et jardins d’enfants, et plus de 3 600 000 restaurants communautaires, moulins et centres de coutures furent construits dans les régions rurales jusqu’en 1959 52. Croll explique que « plus important encore que les nombreux services utiles fournis par le personnel [des centres], c’était “le sentiment dans tout le quartier qu’il existait dans ces centres un ami sur qui il était possible de compter à tout moment dès lors qu’il y en avait besoin” 53 ».
Alors que les tâches initialement considérées comme des activités de reproduction s’incorporaient aux activités productives menées par l’État — étaient de fait « socialisées » — les Chaoxianzu, comme les autres femmes, furent ainsi déresponsabilisées des activités de reproduction. Bien que cette politique n’ait pas duré, elle a permis aux femmes de prendre conscience de l’importance des travaux de production et de reproduction. Dans ce contexte, les femmes mariées chaoxianzu ont préféré exercer comme salariées tout au long de leur vie et ont maintenu des activités productives. Quant aux femmes diplômées du collège et issues des zones rurales chinoises, leur taux d’activité a atteint plus de 70 %, une valeur particulièrement élevée 54. Ce taux a pu se maintenir grâce à la migration professionnelle en Corée du Sud. Leurs activités continues de production sont différentes de celles des femmes européennes mariées dans l’économie de salaire familial depuis le XXe siècle, d’après Tilly & Scott, qui cessaient leurs activités salariales et redevenaient à tout moment des « travailleuses domestiques non rémunérées » lorsque d’autres membres de leur famille, tels que maris et enfants, étaient remplacés en tant que salariés 55.
(Les femmes chaoxianzu) ont beaucoup de vitalité (...). En Corée, les hommes travaillent pour leurs familles mais (...) en Chine, ce sont les femmes qui gagnent le plus (...) alors on peut se vanter (...).
En comparant le taux d’activité des femmes chaoxianzu au faible taux d’activité des femmes en Corée du Sud, Mme Han dit que leur participation s’est transformée en un pouvoir économique dont elles peuvent se vanter et que l’on peut voir comme un phénomène de pouvoir exclusif aux wage earner de la famille 56. Cela signifie également que les femmes sont en mesure de maintenir leur activité grâce à l’acquisition d’un statut indépendant à travers lequel elles jouent un rôle social et économique 57. En conséquence, cela montre que « le pouvoir économique professionnel » acquis solidement par les enquêtées a été permis par le discours dominant selon lequel le travail domestique (des femmes) devrait être rémunéré dans le cadre de la politique de socialisation du travail domestique.
Deuxièmement, en termes de classe, leur habitus professionnel s’exprime à travers leur sentiment de « fierté de classe » en tant qu’ouvrières et paysannes socialistes. En empruntant la vision constructiviste de la notion de classe d’Edward Palmer Thompson 58, à savoir comprendre la classe comme un « phénomène historique 59 » qui continue à se composer, la révolution socialiste de 1949 et la Politique de réforme de 1978 sont des points d’inflexion majeurs dans la conscience de classe des femmes chinoises.
La Constitution de la Chine socialiste 60 stipule qu’en tant que classe ouvrière, les ouvriers et les paysans sont placés en « maîtres du pays » (article 1.1), et que le travail est « un glorieux devoir » (article 2.42). Le statut de classe dirigeante a été créé par la lutte de classe continue, depuis l’établissement du socialisme en 1949 jusqu’à la Révolution culturelle, comme mentionné dans le préambule de la Constitution. À cette époque, les ouvriers et les paysans étaient comme « la fondation de classe et de masse 61 ». Selon l’étude de Tong Xin sur les travailleurs de première génération de la Chine, c’est-à-dire les travailleurs juste après la révolution socialiste, l’octroi du statut de classe dirigeante aux ouvriers et aux paysans dépassaient la simple question du statut juridique. C’est « en occupant des espaces sociaux qui n’avaient auparavant pas pu être imaginés, que les ouvriers et paysans ont participé à la formation d’une image collective et d’une conscience collective qui leur a permis de devenir les membres de la société dominante 62 ».
Lors des entretiens, les enquêtées font référence à cette histoire. Ainsi, Mme Jin à Yanji (61 ans, ancienne aide-soignante en Corée du Sud) explique : « Avant, c’était la classe ouvrière qui dirigeait tout ». Et Mme Li, la présidente de l’Association des femmes chaoxianzu à Pékin (56 ans), déclare de son côté : « À cette époque, la résolution et la conscience des gens étaient élevées. Il y avait un sentiment d’être protagoniste en tant que propriétaire du pays ». Ce sentiment s’est d’autant plus répandu dans la société qu’il a reçu, par le biais de mesures politiques, un assentiment social colossal venant d’individus aux conditions de vie différentes. Le mouvement Shàngshān xià xiāng (上山下乡) s’inscrit par exemple dans cette ligne de conduite.
J’ai commencé juste après avoir terminé le lycée. Quand Mao Zedong a envoyé les jeunes intellectuels dans les campagnes, je suis allée travailler dans les champs pendant trois ans. C’était comme faire son service militaire en Corée : quand on en revenait, on était des individus à part entière. On apprend beaucoup de choses là-bas. Vous savez, l’agriculture c’est un métier difficile. Par exemple, on connaît chaque étape de confection du riz. (...) On apprend à rationner la nourriture, à vivre en s’aidant mutuellement, à respecter les autres (...) en fait, on y va pour recevoir une éducation. (...) Et puis, ça a beaucoup servi dans la vie, ce qu’on a appris là-bas.
Pour ces millions de jeunes intellectuels 63 comme Mme Ryou, qui n’avaient pas et qui n’auraient sans doute jamais fait l’expérience d’aller travailler dans les champs, cette initiative représentait l’occasion de saisir, à travers des années passées à vivre et à travailler ensemble, le sens de définir le travail comme un « glorieux devoir ».
En regardant les changements de classe des ouvriers et des paysans chinois après la Politique de réforme, on peut comprendre les réalités de classe auxquelles sont confrontées les travailleuses domestiques migrantes chaoxianzu qui sont entrées dans la société capitaliste.
Cependant, 30 ans après la Politique de réforme économique, cette image a changé. La classe capitaliste en tant que classe exploitante, qui avait été déclarée abolie dans le préambule de la Constitution, est apparue officiellement dans l’histoire du Parti communiste chinois, et le statut de classe des ouvriers et paysans a relativement décliné. En particulier, l’émergence des Trois représentations (Sāngèdàibiǎolùn 三個代表論) « a conduit à la polarisation rapide de la société chinoise, au plus grand dommage des intérêts de la classe ouvrière, (...) le statut de la classe ouvrière dans la vie politique, économique et sociale a été rapidement marginalisé 64 ». En ce sens, la sociologue Lu Tu 65 considère la période d’après la Politique de réforme économique comme celle de la formation de la deuxième classe ouvrière. Leur réalité de classe est partagée avec tous les ouvriers du système économique mondialisé.
L’environnement commun dans lequel ils se trouvent, selon Pierre Bourdieu, est une « réalité » néolibérale, perçue comme une « idée force », c’est-à-dire qui a une force sociale, acquiert des croyances, et qui est donc très puissante et difficile à combattre, parce qu’elle a toutes les forces qui contribuent à rendre le monde des relations de pouvoir tel 66, une croyance qui est naturellement acceptée par l’utilisation d’euphémismes symboliques tels que « dégraissage » ou « plan sociale courageux » lorsqu’il s’agit de licenciements, et « forces vives de la nation » lorsqu’il s’agit du patronat 67. La réalité néolibérale signifie symboliquement une atmosphère qui ne peut plus former la fierté en tant que travailleur 68.
Statut de classe, expériences de classe et perceptions en tant que travailleuses domestiques migrantes
À la lumière de leur habitus professionnel, la manière dont les travailleuses domestiques migrantes chaoxianzu envisagent leurs expériences de travail est très éloignée du stéréotype du « serviteur » dans la chaîne du care. Un éloignement dont il est possible de prendre la mesure en analysant leurs choix de travail, leur position sociale en tant que travailleuse, leurs expériences concrètes de classe et leurs perceptions.
Le choix « approprié » du travail domestique migrant
Tout d’abord, les enquêtées révèlent, à l’occasion des entretiens, leurs capacités à s’orienter dans l’éventail des possibilités de travail et d’émigration au regard du marché de l’emploi, ainsi que des conditions de séjour et des revenus au regard des taux de change. L’usage de ces capacités ne les empêchent pas toutefois de se trouver — comme les autres travailleuses qui migrent pour gagner leur vie et se trouvent ainsi engagées dans un circuit de survie — « assignées » par le système économique migrant à une position dans la chaîne du care. En raison d’affinités linguistiques et culturelles, il y a une demande d’emploi domestique. De plus, en Corée du Sud (avant la mise en place du Working Visit System en 2007) 69, ces travailleuses étaient généralement sans-papiers. Travailler dans la sphère privée était pour elles un choix plus sûr pour éviter de s’exposer dans les lieux publics de la restauration et de l’hôtellerie. En outre, au regard de leur habitus professionnel, le travail dans la sphère privée est un choix « approprié 70 » puisqu’elles ont toujours travaillé « sans interruption » comme soutien de famille, que l’enjeu central est pour elles le maintien de leur pouvoir économique, et que l’action de travailler (quand bien même dans la sphère privée) est, au vu de leur conscience socialiste, plus importante que le choix du type de travail.
Le changement de position économique et légale ainsi que de classe sociale en Corée : pas de « mobilité de classe contradictoire », mais le déclin du statut de la classe ouvrière
En ce qui concerne leur statut social de classe et la manière dont elles le perçoivent, Rhacel Salazar Parreñas écrit :
Les travailleuses domestiques philippines migrantes définissent leur appartenance et leur place sur le marché mondial du travail à partir de la position de sujet faisant l’expérience d’une mobilité de classe contradictoire soit l’expérience simultanée de la mobilité ascendante et descendante dans la migration 71.
Ainsi, selon Parreñas, les travailleuses domestiques sont conscientes du statut social de servantes à travers lequel elles sont considérées et souffrent de cette perception. Le fait d’être considérées comme des « servantes » constitue la cause principale de la souffrance des employées de maison immigrées 72. À la différence des Philippines décrites par Parreñas, les travailleuses chaoxianzu semblent faire une autre expérience du travail domestique. Pour mieux cerner celle-ci, nous avons examiné les récits des expériences concrètes de classe relatées par les enquêtées en prenant en compte les aspects symboliques, économiques, juridiques et sociaux de ces expériences.
Les travailleuses auprès de qui nous avons enquêté exerçaient principalement en Corée du Sud en présence au domicile de leurs employeurs.
Tout d’abord, afin d’analyser la position économique de ces travailleuses en Corée, nous avons déterminé leur salaire total 73. Afin de pouvoir comparer leurs revenus dans les différents pays de travail, nous avons réalisé un étalonnage des montants des salaires en fonction de la durée légale du travail — 40 heures en Corée du Sud, 44 heures en Chine (ci-après dénommé « salaire du temps de travail ») —, du salaire moyen et du salaire minimum (SMIC) (Voir le Tableau 2). Nous avons ainsi été en mesure d’observer que, premièrement, le salaire total, qui était la motivation principale de la migration de travail, est 2,8 fois plus élevé en Corée du Sud qu’à Yanji en Chine. Mais si l’on rapporte ce salaire au nombre d’heures de travail (48 à 78 heures par semaine 74), le rapport baisse à 1,6 fois. Deuxièmement, lorsque ce « salaire du temps de travail » est comparé au salaire moyen, il représente environ 23 % du salaire moyen en Corée. En comparant cela avec le SMIC, ces chiffres s’élèvent à 76 % du SMIC. Les enquêtées ont ainsi des revenus plus bas que le SMIC en Corée. De plus, si l’on considère que, selon les données de l’OCDE, le SMIC de la Corée ne représente que 35 % du salaire moyen, on peut en déduire que la position sociale des enquêtées est bien inférieure à la moyenne en Corée du Sud. En conséquence, le discours de Parreñas selon lequel la migration de travail des employées de maison permet d’améliorer leur statut économique n’a de sens que par rapport au pays d’origine, la Chine, en raison de la différence de pouvoir d’achat. Dans le champ de la migration, leur statut économique n’est pas plus élevé en Corée du Sud qu’à Yanji en Chine. Au contraire, le « salaire du temps de travail » est, par rapport au SMIC, plus élevé pour les domestiques de Yanji. Si l’on regarde les montants totaux, les salaires élevés peuvent être considérés comme la rémunération de leur long temps de travail.
--- | Corée (Séoul) | Chine (Yanji) | ||
Forme de travail | À demeure | À temps partiel | ||
Temps de travail en moyenne par jour / Jours de travail par semaine |
13h / 6j | 8h / 6j (pour 2 familles en moyenne) | ||
Temps de travail par semaine au total | 78h | 48h | ||
Durée légale du travail par semaine | 40h | 44h | ||
Comparaison simple du salaire | Salaire | Salaire total (médian) (A) | 1394 | 497 |
Salaire selon la durée légale du travail (B) | 715 | 456 | ||
Comparaison de salaire avec celui de Yanji | Comparaison du salaire total (A/ 497) |
X 2,8 | X 1 | |
Comparaison du salaire selon la durée légale du travail (B/ 456) | X 1,6 | X 1 | ||
Comparaison complexe du salaire | Données | SMIC (C) (Par mois, brut) |
944 | 219 |
Salaire moyen (D) (Par mois, brut) |
3065 | - | ||
SMIC / Salaire moyen (%) |
35 % (OCDE) |
343 % (En moyenne dans les 31 zones urbaines en Chine, 2012) | ||
Comparaison | Salaire total / SMIC (A/C) (%) |
148 % | 227 % | |
Salaire selon la durée légale du travail / SMIC (B/C) (%) |
76 % | 208 % | ||
Salaire selon la durée légale du travail (B) / Salaire moyen (B/D) |
23 % | --- |
Afin de mieux appréhender la position sociale des enquêtées, qui ne sont pas reconnues comme faisant un travail « décent » en tant que travailleuses domestiques migrantes en Corée du Sud (pays qui n’a pas ratifié la Convention de l’OIT sur les travailleurs domestiques), nous nous sommes intéressée à la position des travailleurs de la classe ouvrière dans ce pays (classe dont elles font partie quand bien même la moitié d’entre elles se trouvent dans une position administrative de « sans papiers » en Corée du Sud) et à la position des travailleuses femmes.
Premièrement, en Chine, la classe ouvrière s’est formée dans un environnement normatif, culturel et politique favorable et a su imposer a minima la conscience de son utilité à l’ensemble de la société à travers la révolution socialiste au XXe siècle. De leur côté, les travailleurs manuels sud-coréens évoluent dans un climat profondément méprisant et ont manqué des fondements culturels et institutionnels nécessaires à la formation de la classe ouvrière. Dans un environnement politique, idéologique et discursif hostile (basé sur l’anticommunisme et le contexte de la guerre froide), les ouvriers pouvaient difficilement s’identifier d’une manière positive à une classe ouvrière 75. Le mépris du travail ouvrier en Corée du Sud se révèle dans la durée du temps de travail. Avec un temps de travail annuel de 2113 heures (en 2015), la Corée du Sud se classe au deuxième rang parmi les 34 pays de l’OCDE. La durée du temps de travail en Corée dépasse de 631 heures la durée du temps de travail moyenne en France 76. Aujourd’hui, il semble que les différences dans la culture ouvrière de ces deux pays se réduisent avec l’expansion continue du capitalisme globalisé. Cependant, la différence de statut des travailleurs reste considérable entre la Corée du Sud et la Chine.
Deuxièmement, la plupart des travailleurs domestiques sont des femmes. La position sociale est plus discriminatoire, en Corée du Sud, pour la classe ouvrière des femmes que pour celle des hommes. Dans le cas de la Corée du Sud, le taux d’activité des femmes (de 15 ans et plus) a augmenté depuis les années 1960, mais reste de 51,8 % en 2015 77. Le taux d’emploi des femmes de 15 à 64 ans est de 56,2 % en 2016, ce qui est bien inférieur à celui des hommes qui est de 75,8 % 78. D’autre part, parmi la population économiquement active âgée de 15 ans et plus, la proportion des femmes qui travaillent en CDD est de 41 %, soit deux fois plus que celle des hommes 79. Les Sud-Coréennes gagnent 37,18 % de moins que les hommes. C’est beaucoup plus que la moyenne de l’OCDE, qui est de 14,5 % 80. En outre, en regardant le taux de fréquence des bas salaires selon le sexe établi par l’OCDE en 2016, 37,2 % des femmes sont concernées, soit plus de deux fois plus que les hommes (15,3 %). Ceci place également la Corée en tête de l’OCDE, loin devant les États-Unis, qui occupent la deuxième place (29,45 %) 81.
Troisièmement, en ce qui concerne le statut juridique en tant que travailleurs domestiques (migrants), la Corée n’a pas ratifié la « Convention sur le travail décent pour les travailleuses et travailleurs domestiques » (Convention n° 189 ou C189) et ne respectent pas les normes internationales. En Corée du Sud, les travailleurs domestiques sont exclus du champ d’application de la loi et ne sont définis comme des travailleurs que depuis l’entrée en vigueur de la « loi sur l’amélioration de l’emploi des travailleurs domestiques » (article 11) promulguée en 2021.
Par ailleurs, en dehors de l’existence de ces exigences légales et en raison de la division sexuelle du travail qui existe en Corée, les travailleuses domestiques sont toujours traitées comme des travailleurs soumis à des restrictions de droits sociaux. Depuis la naissance du syndicalisme à la fin du XIXe siècle en France, les travailleuses domestiques ont revendiqué d’être reconnues comme des « travailleuses comme les autres », mais elles n’étaient pas inclues dans la catégorie des employées modernes comme prestataires de services 82. Ainsi, la mise en place de leurs droits sociaux demeure toujours dérogatoire par rapport aux autres salariés. En Corée du Sud aussi, depuis les années 1920, le nombre de travailleurs domestiques a augmenté en tant que métier moderne autre que le statut médiéval de serviteur. En 2009, le nombre de travailleurs domestiques (incluant les employées de maison, les gardes d’enfants et les aides-soignantes) a atteint le nombre de 283 041 83. Cependant, elles ne sont toujours pas couvertes par la Loi sur les normes du travail (Kŭllogijunbŏp 근로기준법).
Quatrièmement, en tant que travailleuses migrantes sans-papiers, elles sont employées principalement via des méthodes d’embauche directe entre employés et employeurs (de gré à gré) et, en raison de leurs conditions de séjour illégales, elles ne sont pas bénéficiaires d’une protection légale. Par conséquent, elles doivent travailler dans des conditions moins favorables que les travailleurs en situation régulière.
Ainsi, les enquêtées n’ont pas fait l’expérience d’un changement dans leur position symbolique en tant que travailleuses après la migration. Elles font face à un changement de position sociale sur le plan économique, normatif et social. Cependant, à la suite de l’analyse de leur position de classe sociale complexe en Corée du Sud, elles font une expérience de régression en termes de statut économique et social au regard du statut des ouvriers collectifs socialistes chinois avant la Politique de réforme économique dont elles ont hérité leur habitus de travail.
Les expériences de classe et leur perception : se rendre compte de la position de la classe ouvrière dans le capitalisme, ne pas intérioriser la position de la « classe inférieure de service »
Cette baisse du statut économique et social s’accompagne-t-elle spécifiquement d’une certaine expérience de classe et comment vont-elles la percevoir ?
Premièrement, leur expérience de classe est considérée comme un déclassement de la classe ouvrière, c’est-à-dire un passage de la classe dirigeante au statut historiquement éteint de « serviteur ». Elles subissent de la maltraitance au travail, une quantité de travail excessive avec un long temps de travail, ainsi que l’obligation de réaliser un travail manuel intensif et de maintenir un contrôle émotionnel. Cela est particulièrement visible pour les travailleuses à demeure en Corée du Sud, où le travail s’exerce principalement sous cette forme.
Tout d’abord, elles sont confrontées au non-respect des droits humains par leurs employeurs. Ceux-ci les traitent comme des humains moins civilisés, des criminelles potentielles et même comme des bêtes. Mme Ryou (56 ans, ex-travailleuse domestique à Séoul, vivant à Pékin) avait l’habitude d’entendre les enfants de son employeur dire qu’elle était « comme une bête » parce qu’elle faisait du bruit en mangeant. À Séoul, Mme Jang (67 ans) a été traitée comme une « criminelle potentielle 84 » par son employeur, qui l’a accusée de voler du pain et du café. Elles travaillent, en outre, toutes deux entre 13 et 19 heures par jour, incluant peu de pauses, 6 jours par semaine. De plus, elles effectuent un travail physique pénible et dense, comme nettoyer le bassin du jardin dans des conditions rendues difficiles par la pluie (Mme Ryou, 56 ans, ex-travailleuse à Séoul) ou essuyer à la main le sol d’une grande maison (330 m²), en se mettant à genoux (Mme Piao, 61 ans, à Séoul). Leur salaire est relativement plus bas que celui des domestiques sud-coréennes. Enfin, dans la relation de travail hiérarchique, elles sont tenues d’obéir à leurs employeurs. Ces derniers leur demandent de dire « oui » à n’importe quelle exigence (Mme Li, 58 ans, ex-aide-soignante en Corée du Sud, vivant à Yanji) et elles doivent admettre des fautes qu’elles n’ont pas commises (Mme Jin, 54 ans, résidant à Séoul).
Cette expérience de classe, en tant que travailleuse domestique au XXIe siècle, leur a fait reconnaître, comme les autres travailleuses domestiques, le statut de « servante » ou d’« esclave » pré-moderne. Cependant, le contenu de cette perception est tout à fait différent. Pour ces Chinoises, le statut de serviteur s’était déjà éteint à travers les deux révolutions (révolution bourgeoise du début du XXe siècle et révolution socialiste du milieu du XXe siècle). Contrairement aux pays occidentaux, c’est le métier lui-même qui a disparu avec la révolution socialiste et la Révolution culturelle, et non pas seulement le statut et la perception d’une identité 85. Aux yeux de Mme Piao (63 ans, Séoul) qui évoquait le statut de domestique au début de le chapitre, il désigne un statut féodal symbolisant l’influence néfaste de la Chine ancienne, qui a disparu avec la révolution socialiste et devrait donc être aboli même si, en réalité, il existe encore.
Deuxièmement, la perception de leur statut comme étant un statut de « servante » est la cause principale de la souffrance des employées de maison immigrées 86. On retrouve une telle perception chez les participantes à la recherche. Cependant, la prise de conscience et la réaction à la souffrance sont différenciées, en ce sens qu’elles ont structuré et externalisé la souffrance des expériences de classe en s’identifiant comme membres de la classe ouvrière souffrant du système capitaliste.
Selon Rhacel Salazar Parreñas, les travailleuses domestiques migrantes philippines « acceptent les inégalités structurelles qui les placent dans une position de mobilité de classe contradictoire 87 », « en suivant le scénario de “déférence et maternalisme” (Rollins, 1985), elles protestent à peine contre leur identification comme serviles 88 ». Selon Caroline Ibos, les employées abidjanaises, gardes d’enfants à Paris, et venant de la classe moyenne ivoirienne, luttent de manière à maintenir solidement les liens avec le pays natal et à contrer le déclassement dans une expérience éprouvante de l’émigration 89. Elles souffrent de la mobilité de classe contradictoire, mais adoptent une méthode d’oubli de la douleur, soit par l’insensibilisation soit par la sociabilité au sein de la communauté ethnique. Si les travailleuses interrogées dans d’autres enquêtes ont intériorisé et oublié leurs souffrances, les participantes à la recherche ont choisi de les extérioriser. À la lumière de l’habitus professionnel socialiste, elles attribuent « intuitivement » cette douleur à l’exploitation structurelle de la classe ouvrière dans le système capitaliste et continuent à s’identifier en tant que membre de la classe ouvrière.
Il y a beaucoup d’invités. Même à 4 heures du matin. Je restais toujours debout dans la cuisine. [...] L’employeuse ne m’a jamais dit de me reposer même si je travaillais 24 heures. J’ai un jour vraiment travaillé 24 heures et le lendemain, elle a exigé de préparer le Kimchi au radis. C’était la première fois dans ma vie. [...] Je l’ai fait de la veille au lendemain matin.
Je n’avais rien fait mais ils m’accusaient, [...] En Chine, on réfute si l’on n’a rien fait de mal. On demande ce que l’on a mal fait. On ne souffre pas injustement. Mais ici, je dois dire « oui » si j’ai raison et même « oui » si j’ai tort.
Ils font trois rites sacrificiels par an, et je fais tout. Après la cérémonie, ils prennent tout le reste de la nourriture, ils ne me disent pas d’en manger. [...] C’est ça qui est mauvais dans le capitalisme, n’est-ce pas ?
Les trois interviewées ont exprimé leurs doléances concernant les conditions de travail extrêmes, l’exigence d’acceptation inconditionnelle de l’opinion de l’employeur et l’attribution discriminatoire de repas, qu’elles reconnaissaient comme relevant des relations de travail de la société capitaliste. À ce sujet, Mme Chen (74 ans) a critiqué la société capitaliste sud-coréenne en disant : « Trop d’oppression envers les travailleurs (en Corée) est un problème, et je pense qu’ils ignorent trop les travailleurs ». Mme Bai, qui était membre du Parti communiste paysan, a déclaré à son employeuse que ce travail était excessif et qu’elle n’avait jusqu’alors jamais vécu cela, et elle a insisté sur les droits du travailleur : « je suis un oiseau ou un cheval ? Même une machine, elle a besoin de repos 90 ».
Si, en général, le refus de s’identifier comme travailleur domestique peut générer de la honte, le sentiment de trahir sa propre existence, et ainsi amplifier une souffrance interiorisée, cela n’est pas le cas de ces femmes, à la différence des travailleuses migrantes d’autres origines. Ainsi, les travailleuses d’origine philippine décrites par Parreñas « ont beaucoup de mal à accepter le faible statut sur le marché du travail qui leur est conféré par le travail domestique rémunéré » et « sont souvent confrontées à la contradiction d’avoir une “servante” et d’en être une 91 ». D’autre part, la stigmatisation sociale ne leur permet pas d’avoir la fierté d’être membre de la classe ouvrière. Selon une enquête sur la satisfaction et les perspectives d’emploi des travailleurs du care en Corée du Sud, « 58,5 % des employés de maison ont répondu que leur travail n’était pas reconnu dans la société et 70 % ont répondu que leur entourage pense ainsi, la fierté concernant leur métier était donc relativement faible 92 ».
Ce qui suit est une comparaison des perceptions d’une participante à la recherche, Mme Shin, et d’une travailleuse domestique sud-coréenne, Mme Kim, menant toutes deux des vies professionnelles similaires, ayant été paysannes avant l’industrialisation et ayant exercé divers métiers de service tels qu’employée de restauration et ouvrière journalière dans les grandes villes en cours d’industrialisation en Corée.
Pour dire sur mon travail, [...] car je gagne de l’argent en travaillant de manière honnête. (...) Je n’ai jamais eu honte de travailler.
Je suis travailleuse, même si je ne suis pas cadre, car je gagne ma vie moi-même. Je n’ai pas honte mais je n’en suis pas fière.
Mme Shin a catégoriquement déclaré qu’elle n’a jamais eu honte de son travail. D’autre part, Mme Kim est membre fondatrice de l’Association des travailleurs domestiques en Corée et peut être considérée comme ayant un haut niveau de conscience professionnelle comparée aux travailleuses domestiques coréennes en général. Ainsi, elle s’est identifiée en tant que travailleuse, mais n’était pas fière de son travail, parce qu’elle n’a jamais partagé socialement de telles expériences ou perceptions de fierté en tant qu’ouvrière dans sa vie en Corée. Ainsi, les perceptions des enquêtées sur le travail domestique rémunéré diffèrent de celles de Mme Kim, la travailleuse domestique sud-coréenne, et des femmes immigrées philippines.
Anciennement ouvrière dans des usines d’État, reconvertie en travailleuse domestique en Corée du Sud, Mme Jang (67 ans, résidant à Séoul) déclare au sujet de l’attitude des gens à son égard : « On nous méprise, on nous insulte ». Pour la plupart de ces femmes, l’écart en matière de conscience de la classe ouvrière s’apparente aux différences sociales représentatives auxquelles elles sont confrontées en Corée du Sud, et plus particulièrement à la discrimination.
À cet égard, les enquêtées ne se souviennent pas uniquement de leur expérience du socialisme, elles romantisent le passé et revendiquent l’égalité. Mme Jin (61 ans, actuellement marchande à Yanji), ayant travaillé comme aide-soignante en Corée du Sud après avoir été paysanne à l’époque de la production collective, puis couturière de l’unité (dānwèi 单位), et fonctionnaire (département de construction de Yanji), affirme :
Dans le passé, on disait que la classe ouvrière dirigeait entièrement. C’était la bonne époque. Il n’y avait pas de fracture entre les riches et les pauvres en raison du système collectif.
Ancienne ouvrière dans des usines d’État, Mme Chen (74 ans, résidant à Séoul) déclare :
Il n’y avait pas de discrimination dans le sens des intellectuels ou des ouvriers. Il y avait un salaire fixé selon le niveau d’éducation mais pas d’inégalités ; on gagnait plus en effectuant les tâches les plus ingrates, comme nettoyer les excréments.
Le sociologue Tong Xin (佟新) a analysé que « la mémoire collective de la classe ouvrière permet non seulement aux travailleurs de pouvoir interpréter la réalité en s’appuyant sur le passé mais aussi de trouver un sentiment d’homogénéité et de conscience de soi dans une société en évolution rapide, tout en perpétuant la vie de groupe de manière continue 93 ». Par cette façon de travailler la mémoire collective, ces femmes ont renforcé leur conscience critique du mécanisme de travail du Capital qui réduit l’inégalité structurelle à un simple « problème d’individualisation 94 ». Elles sont vivement frappées par les contradictions de leur condition de travailleuses, par la décadence de leur statut : « Nous sommes passées du statut de héros au statut d’esclave 95 ».
En raison de « leur propre système de valeurs », les travailleuses domestiques chaoxianzu n’intériorisent pas la position de la « classe inférieure de service 96 ».
Conclusion et implications : la formation d’« une nouvelle classe servile » qui prend conscience de l’inégalité structurelle au sein du système capitaliste
Cette recherche soulève la question de la demande de la société d’immigration pour le travail domestique migrant, travail qui n’est pas considéré comme décent car perçu comme trivial, et l’examine du point de vue des immigrées. Le but est d’aborder l’ordre hiérarchique de ces différents rapports et d’analyser les causes structurelles de la subordination.
Danièle Kergoat désigne les travailleurs domestiques migrants comme « une nouvelle classe servile (la nouvelle classe ouvrière non industrielle) » formée à travers de nombreux problèmes produits par l’intersection des rapports de classe, de sexe et de « race 97 ». Cette recherche sur la vie professionnelle des travailleuses domestiques migrantes sino-coréennes issues de la Chine maoïste en Corée du Sud fournit un exemple de la formation de cette nouvelle classe servile. La nécessité d’analyser la subordination des travailleuses domestiques migrantes à travers la perspective des travailleuses a été évoquée et, comme moyen de le faire, la méthodologie de recherche sur l’expérience de la vie et de l’habitus professionnels a été présentée.
À la suite de l’étude, il a été constaté que les travailleuses domestiques chaoxianzu sont passées de petites paysannes à travailleuses de la production collective, employées de services puis employées et travailleuses migrantes, et que leur vie professionnelle a été formée par des contradictions de classe, ethnie et genre qui se croisent et se chevauchent. Par conséquent, les principales caractéristiques de leur vie professionnelle ont été qu’en dépit des différences de mode de production elles exécutaient un travail productif et reproductif dans les longues et complexes heures de travail requises pour les femmes dans le cadre de la « stratégie économique familiale 98 » tout comme, en Occident, les femmes européennes dans la période de pré-industrialisation et d’industrialisation. D’autre part, elles ont acquis un pouvoir professionnel et économique irréversible en participant pleinement aux activités de production du système socialiste et ont formé un habitus professionnel représenté par la mémoire collective comme une agente de travail dans la sphère publique. Elles ont vécu de douloureuses contradictions de classe à partir de ce qui était symbolisé par leur statut d’« esclaves » dans la société d’immigration.
Les participantes à notre recherche vivent et perçoivent leur expérience de travail à la lumière de l’habitus professionnel de la Chine socialiste, basé sur la fierté en tant que travailleuses. Selon leur perception, la migration ne modifie pas leur niveau hiérarchique et professionnel, mais elles souffrent, collectivement, de la position subalterne des travailleuses domestiques sans-papiers dans le référentiel de l’ordre hiérarchique de la société capitaliste. Les femmes chaoxianzu perçoivent intuitivement que la cause de leur subordination n’est pas l’intériorisation de leur position en tant que classe inférieure de service, mais l’inégalité structurelle résultant de l’enchevêtrement des rapports de classe et de genre au sein du système capitaliste. Elles s’inscrivent dans la chaîne globalisée du care mais, en s’interrogeant sur leur statut subalterne, remettent en cause la logique de reproduction de la hiérarchie sociale.
Enfin, à travers la recherche sur leur vie professionnelle, il a été confirmé que le problème de la subordination des travailleuses domestiques migrantes peut être résolu lorsque leur travail est reconnu comme « travail décent » dans la politique de socialisation du travail domestique.