Anyone know of any contact to board with route to Philippines, I need to travel to Manila, I’m first cook.
Quelqu’un connaît-il un contact pour un embarquement vers les Philippines, j’ai besoin de voyager jusqu’à Manille, je suis premier cuisinier.
Dans l’édition du 22 et 23 septembre 1962 du journal du Havre, qui consacrait plusieurs articles à l’arrivée de la Foire et des forains, on pouvait lire aussi le récit suivant à propos d’un cargo grec parti de Galveston au Texas pour Santos au Brésil :
C’est un bateau qui n’avait pas de chance. Une chaudière explosa dans la mer des Antilles, une autre après avoir passé l’île de la Trinité. L’équipage alors se mutina. Le capitaine, un marin grec, dont les autorités du port de Santos n’ont pas réussi à établir nettement l’identité réprima la rébellion et débarqua les mutins en Guyane hollandaise. Le bateau tomba en panne dans le port. On le répara, nouvelle avarie et nouvelle mutinerie, à la hauteur du port brésilien de Fortaleza. le capitaine était persévérant et il reprit la mer après une escale forcée de deux mois.
Le voyage prit en tout vingt-deux mois, au lieu des six semaines prévues. Il se termina avec la moitié de son équipage seulement, en outre, du fait des retards et des réparations, le navire et le chargement étaient couverts de dettes une fois parvenus à Santos. Cette anecdote rappelle que, pour les marins, le navire est une habitation qu’ils peuvent occuper plus, ou moins, longtemps que prévu. Leur statut juridique à bord est précaire, souvent incertain, au point qu’ils peuvent aisément, à l’occasion d’un conflit de travail, passer du statut de marins à celui de mutins, pour finir abandonnés et dans une situation de migrants clandestins. Ils sont autant soumis aux aléas de la navigation qu’à ceux du commerce et de la politique des armements. En 1954, Nikos Kavvadias, un marin et romancier grec, avait formulé dans son livre Le Quart 2 les liens entre les gens de mer et d’autres groupes, notamment les prostituées et les saltimbanques. Il les considère comme des professions à cartes, des métiers dont on ne peut sortir. Selon ce point de vue, ces groupes partagent un stigmate social, les marins font partie d’un collectif ségrégué, voire réprouvé. Dans cette équivalence esquissée par Nikos Kavvadias, le logement mobile, hors-norme, n’est pas mentionné. Il est pourtant présent, puisque les saltimbanques relèvent de l’habitat mobile et les prostituées de l’habitat collectif contraint, et souvent temporaire.
Les problématiques liées aux navires de commerce en tant qu’habitat peuvent fournir des éclairages sur l’évolution des habitats temporaires et des personnes en habitat mobile à terre. De la même manière que le conteneur maritime est devenu un module habitable à terre, après plusieurs transformations 3, les conventions et les mécanismes économiques en jeu dans l’évolution du travail maritime, et des modes d’habiter qui y sont associés, ont des répercussions sur l’habitat temporaire terrestre. Cet article explore quelques pistes pour une analyse croisée entre ces deux milieux possibles de l’habitat « non ordinaire ».
Des gens de mer aux gens du voyage
Les marines marchandes se sont d’abord organisées sur des bases nationales 4. En France, cette construction qui remonte au XVIIe siècle a contribué à informer la vision administrative des autres groupes en habitat mobile. L’expression « gens de mer », pour désigner l’ensemble des personnes travaillant à bord de navires, apparaît dans les textes de droit dès cette époque. Il est difficile de ne pas remarquer la parenté de forme avec l’expression « gens du voyage ». Cette formule apparaît dans des critiques de spectacles de cirque dans les années 1930, notamment chez Henry Thétard en 1934 5, puis comme titre d’un film de Jacques Feyder sur les circassiens en 1937 6. Son usage reste très marginal jusqu’à son introduction dans le droit français en 1969. Depuis cette date, les fréquences d’apparition, de 1910 à 2015, des deux appellations, dans la base de données Google, semblent converger selon le résultat d’une recherche avec le Ngram viewer :
Ce graphique suggère bien une antériorité de « gens de mer » sur « gens du voyage ». Ce transfert de termes du monde maritime aux routes terrestres n’est d’ailleurs pas sans poser problème. Si l’on n’a pas de témoignage de critiques faites à cette façon de désigner le collectif parmi les travailleurs maritimes, la formule « gens du voyage » est parfois rejetée, comme un terme administratif, qui ignore le singulier et réduit donc les individualités à une entité abstraite. À ce stade, on ne peut néanmoins ignorer que, peut-être d’une façon impensée, la situation d’« hommes à part » des marins, relevant d’un droit spécial (interdits de facto de voter jusqu’en 1924, soumis longtemps aux règles de l’inscription maritime et à la « presse », c’est-à-dire obligés de se soumettre aux exigences de recrutement de la marine de guerre), a servi de modèle pour trouver une désignation administrative pour les Tsiganes français : formule qui était censée être moins discriminante que celle de « nomades » de la loi de 1912, peut-être parce que le terme voyage pouvait renvoyer à une profession. De fait, les forains utilisent le terme « voyage » pour désigner l’ensemble des attractions et l’ensemble de la profession, et par extension un milieu. Cependant, le terme « gens de mer » incluait les militaires et excluait implicitement, à l’époque, les femmes, alors que le terme « gens du voyage » désigne des personnes se déplaçant le plus souvent en famille. Mais surtout, le terme « gens du voyage » a été ethnicisé dans la pratique administrative : d’où sa déclinaison en « gens du voyage sédentaires ou semi-sédentaires 7 », usage qui n’existe pas pour les « gens de mer » — même si l’on pourrait lui imaginer un sens, par exemple pour les anciens navigants travaillant à terre dans les armements.
C’est aussi le nombre qui fait la différence. En 1969, il y avait encore 37 000 marins de commerce français. Leur nombre était déjà bien inférieur à celui des personnes assujetties à l’obligation du livret de circulation. En 1970, selon les chiffres du ministère du transport, ils étaient 30 000, et 23 000 en 1980. En 2001, ils étaient moins de 10 000. Leur nombre a augmenté depuis pour frôler les 15 000 en 2010, incluant les marins français sous pavillons étrangers (principalement dans la croisière). Il faut également y ajouter les effectifs de la Marine nationale, dépassant en 2010 les 40 000. Mais l’on reste tout de même loin de l’importance des « gens du voyage » : on estime à près de 300 000 le nombre de personnes titulaires du livret de circulation. On peut anticiper, si les évolutions en cours se prolongent, une inversion des fréquences : « gens de mer » devenant de moins en moins usité par rapport à « gens du voyage ».
La réduction du nombre de marins français, et européens, ne doit pas masquer la progression du nombre de marins de commerce au niveau mondial. Dans ce secteur, comme dans d’autres, il ne faut pas confondre la provincialisation de l’Europe, avec la fin des « gens de mer ». Cette progression est néanmoins limitée, par un manque de main d’œuvre formée pour la navigation, et à l’anglais pour le service de croisière. Manque qui s’explique aussi par une tendance marquée : de nombreux marins européens, et asiatiques — notamment chinois — cherchent à quitter le service en mer à l’approche de la cinquantaine. Travailler et habiter la mer ne durent pas toute la vie professionnelle. Ce qui nous ramène à une observation générale sur les formes d’habitats temporaires, mobiles, démontables, etc. : ce sont des manières d’habiter qui ne définissent nécessairement pas une essence nomade ou sédentaire des personnes, mais bien des passages dans une vie, dont la vie professionnelle.
Des marins, habitant de navires, aux récupérateurs de métaux
Les équipages des marines de commerce étaient en général constitués par recrutement national — même s’il a existé des segments du transport maritime irréguliers sur lesquels on pouvait trouver des navires vagabonds (notamment dès l’entre-deux guerres) dont les équipages étaient plurinationaux, voire constitués d’apatrides. Dans Le Vaisseau des Morts 8, est relatée de façon romancée cette fabrique de marins sans-papiers après la première Guerre Mondiale et le redécoupage des frontières. À partir des années 1970, la déréglementation a commencé. Un marché globalisé du travail maritime a été conçu par l’OCDE et étendu aux salariés originaires des anciens pays socialistes dès les années 1990. À bien des égards, ce qui s’est passé dans ce secteur préfigure les travailleurs détachés, la sous-traitance internationale ainsi que l’économie de bazar dans l’industrie et les services. De ce parcours ressortent plusieurs traits qui pourraient être généralisés. Le déclin ou le retrait des droits nationaux ne signifient pas une régulation sans convention. Au contraire, les conventions internationales — au sens des règles implicites comme au sens juridique classique (un texte écrit et négocié n’ayant pas la force de la loi) — sont absolument nécessaires pour organiser les interactions, les recrutements, la vie à bord, le travail, etc. C’est dans ce marché flexible et globalisé que le salaire apparaît encore plus nettement comme une règle, plus que comme un prix : les marins sont payés en fonction de leur nationalité. Il y a une première négociation avec le syndicat international, l’ITF 9, qui établit une grille 10. Cette disposition est déclinée ensuite à l’aide de barèmes propres aux armements, aux agences de recrutement ou à celles de manning (agences de sous-traitance qui forment des équipages complets). Cela vaut aussi pour les formations des marins. Les allocations de salaires, via une discrimination par la nationalité et sans aucune autre procédure, ont été décrites dans le récit romancé de Slimane Kader 11, décrivant un paquebot comme une ville hiérarchisée où un jeune homme cherche sa voie après un premier embarquement.
Pour réguler davantage, l’OIT (Organisation Internationale du Travail) promeut depuis 2006 une convention internationale 12 qui a besoin des États et des acteurs du bas pour avoir quelques chances d’être appliquée.
La convention remplace les droits nationaux. Elle établit des normes implicites qui supportent les conventions internationales. La régulation sociale du secteur passe par l’imbrication entre le droit, qui restreint les équilibres possibles, et les conventions, qui informent le droit.
Dans cet écheveau, c’est l’habitat en mer qui désigne le plus sûrement le marin pour le droit. Être marin, c’est demeurer en mer. Cet habitat n’est bien sûr pas soumis au Code de l’urbanisme, mais il a ses propres règles. En fait, les conditions de vie à bord sont incluses dans le contrat de travail 13. Il faut noter enfin que la distinction au sein de la catégorie « gens de mer » entre marins et pêcheurs repose sur le logement à bord. Si les salariés de la pêche côtière sont souvent exclus du droit maritime standard, et n’ont jamais été considéré comme des hommes aussi à part que les navigateurs au long cours, c’est parce qu’ils peuvent rentrer à terre régulièrement, si ce n’est quotidiennement. Distinction qui vaut aussi pour les personnels travaillant sur des ferry-boats. L’habitat maritime mobile n’est donc pas pris dans un dispositif non régulé, et c’est bien l’un des traits qui forme le collectif sur le plan du droit.
Lors d’une enquête auprès des marins escalant au Havre, nous avons pu constater que les conditions de logement n’apparaissaient pas parmi les demandes d’amélioration des marins.
De ce point de vue cette capture d’écran d’un message posté par un marin bulgare sur le site Crewtoo, fait exception :
Tous les marins interrogés ont manifesté le désir de voir cet habitat mobile devenir connecté à internet. Dans ce cas, c’est bien une norme terrestre qui finalement va modifier les attentes pour l’habitat en mer, selon un schéma qui se répète : la Poste aussi avait fini par desservir la marine de commerce après sa généralisation terrestre.
Pour comprendre en quoi la situation des marins de commerce peut être représentative de celle du travailleur précaire « globalisé », il faut tenir compte de la flexibilité des prix du transport maritime. L’un des traits marquants du secteur est l’instabilité des taux de fret. L’examen du comportement d’un indice particulier — le Baltic Dry Index (BDI) — va permettre de mieux le comprendre. Le BDI est une moyenne des prix du transport de matières premières en vrac. Sur plusieurs lignes, il sert même de base pour la fixation du taux de fret. Cet indicateur a gagné le titre de « canari dans la mine », en 2007, pour s’être retourné après une très longue progression. Trois mois avant le déclenchement de la crise des subprimes et la faillite de la banque Lehman-Brothers, il chute de 85 %. Sa volatilité est très grande et, de fait, on peut considérer que le BDI est un meilleur prédicteur de la conjoncture que la conjoncture ne l’est du BDI, car le BDI sert de support pour certains produits financiers dérivés. De facto, cet indice mesure une valeur monétaire globalisée du transport, comme le cours des matières premières. Il s’agit autant de liquidités que de la situation réelle du transport maritime 14. Dans la globalisation, ce point rapproche encore les marins de certains habitants terrestres hors-norme. Ainsi, l’importance des fluctuations de cours des minerais et des métaux est devenue cruciale pour les Roms spécialisés dans la récupération des métaux. L’instabilité des cours mondiaux détermine la rentabilité de leurs activités. Dans certains cas, la connexion entre monde maritime et personnes en habitat mobile est particulièrement visible. C’est notamment le cas près du port du Pirée où les Roms, impliqués dans l’économie circulaire informelle, revendent des métaux à des acheteurs chinois. Ces matières premières recyclables seront alors transportées par l’armement COSCO 15, alors que les Roms continueront à vivre le long des grilles du port récemment privatisé 16. On pourrait donc compléter la description du travailleur global en notant qu’il est souvent logé dans un habitat temporaire (pour diverses raisons) et que son activité est très sensible aux aléas de la conjoncture globale — autant nationale que locale — que cette activité soit régulée ou pas.
Marins et maisons abandonnés
Les navires constituent en outre un capital fixe qui pour être techniquement mobile, à la différence d’autres machines, n’en reste pas moins très spécialisé. Il est très difficile de redéployer un bâtiment d’un type de transport — d’un marché donc — à un autre. Les reconversions de navires sont temporaires et s’effectuent au prix de rabais très importants sur le taux de fret pour compenser les inconvénients qui proviennent des complications des opérations de manutention et de conditionnement, voire de sauvegarde, des marchandises. Une perte sur un type de transport ne peut être compensée par l’entrée sur un autre marché. L’instabilité sectorielle ne peut donc être amortie au sein de la branche maritime. Dans ces conditions, l’armement peut faire faillite en abandonnant navires et marins, laissés sans moyens de revenir dans leurs pays. Cette question des marins abandonnés avec le navire, capital devenu obsolète et non recyclable, a des conséquences sociales très prévisibles. Dans le rapport sur la sixième session du groupe de travail conjoint OMI-OIT sur les marins abandonnés, on pouvait lire ceci :
Compte tenu de sa nature cyclique, le secteur du shipping, actuellement en plein boom, pourrait s’acheminer vers un nouveau “creux” autour de 2008 (selon une estimation officieuse), engendrant une nouvelle “épidémie” d’abandons.
Les organisations syndicales de marins prévoyaient donc le retournement de 2008, mais sans doute pas dans toute son ampleur. Ces prévisions d’une augmentation des marins abandonnés et des non paiements des salaires s’avéreront exactes. Sur 196 équipages abandonnés depuis 2004 et signalés à l’OIT (chiffre notoirement sous-évalué), on en trouve 24 en 2004, 10 en 2005, 12 en 2006, 10 en 2007, 16 en 2008, 66 en 2009, 19 en 2010, 17 en 2011, 14 en 2012 et 12 en 2013. L’habitat, le navire, peut-être abandonné et devenir bel et bien un logement temporaire contraint, et plus ou moins illégal. Le travailleur d’un marché globalisé vit dans un logement qui peut devenir un moyen de capture de marins 17, comme au temps de la presse, ou de rétention de migrants illégaux. Il l’est même par destination. Le rapport Migreurop d’octobre 2011 mentionne que, sur certaines lignes régulières, une cabine prison est prévue pour confiner les éventuels migrants clandestins 18. Les nouveaux bâtiments mis en chantier disposent de logements prisons pour passagers sans-papiers ou pirates. Le navire est donc toujours potentiellement un dispositif de rétention mobile ou immobile.
Mais, dans la prophétie de James Smith énoncée en 2005, un terme peut retenir l’attention : il évoque une épidémie possible d’abandons. Or, en 2008, les équipages laissés pour compte n’occuperont pas les médias. Parce qu’une autre épidémie s’est déclenchée : celle des abandons de maisons aux USA, puis en Espagne, consécutifs à la crise des subprimes. Le retournement du BDI sera l’une des prémisses de la cris : il n’est pas un indicateur avancé pour la seule finance mondiale, il a bien annoncé aussi un formidable mouvement dans le logement. Des millions d’habitats sont devenus temporaires, avant d’être inoccupés, ce mouvement contraignant des millions de personnes à prendre la route 19. Les liens entre habitat mobile maritime et terrestre sont plus forts qu’on ne le pense et suivent peut-être des modèles de contagion similaires.
Le tourisme comme vecteur du changement dans l’habitat maritime
Dans ce secteur, comme dans d’autres, le tourisme est une des voies du changement. Le développement de la croisière n’est pas sans intérêt pour comprendre les stratégies de légitimation de l’habitat mobile à terre. Jusqu’aux années 1960, le transport de passagers à bord des navires n’est pas une activité relevant vraiment du tourisme. Le développement du luxe à bord des paquebots en est certes une prémisse, mais il est à destination d’un segment très fortuné de la clientèle, et l’essentiel de la compétition se joue sur la rapidité du transport. C’est la concurrence de l’avion sur les lignes intercontinentales qui va conduire d’une part à améliorer la qualité du service pour les classes moyennes, puis à changer la nature même de la prestation offerte. Le tourisme de croisière a en effet comme objet de visite principal le navire lui-même. C’est l’expérience de la ville flottante qui est le but du voyage, plus que la visite de sites patrimonialisés 20, d’où l’expression de post-tourisme parfois utilisée pour décrire cette activité 21. Encore que cette expression soit à relativiser, au sens où, dès les romans de Jules Verne, l’habitat mobile maritime — y compris le sous-marin — était l’objet même de l’imaginaire du voyage, comme la visite du Crystal Palace 22 à terre 23. De la même façon, on a pu comparer le projet Dubaï à celui d’un paquebot terrestre. Cette expérience jusqu’ici réservée aux marins devient donc un moyen de relancer l’activité maritime et portuaire. De fait, on peut estimer le nombre de croisiéristes à près de 20 millions en 2015. Soit plus de dix fois le nombre de marins.
Ce basculement qui fait de l’agencement du moyen de transport le critère de la qualité du séjour touristique et permet son évolution peut se retrouver aussi dans des stratégies empruntées par des acteurs de l’habitat alternatif. Ainsi les habitations en terre, dénommées kerterres et qui sont apparues en Bretagne depuis quinze ans, sont bâties sans permis de construire, présentées comme des œuvres d’art 24. Ce contournement du droit de l’urbanisme s’accompagne d’une stratégie touristique. On vend un séjour touristique dans ces habitations, ce qui doit aider non seulement à les rentabiliser mais aussi à les faire accepter. À titre d’œuvres d’art, elles deviennent les objets possibles d’un tourisme culturel. L’habitat temporaire ou précaire devient ainsi une valeur — patrimonialisable — grâce au tourisme, comme la croisière permet de valoriser l’activité maritime en faisant du navire un objet dont la visite est la justification.
Enfin, cette mutation a aussi des conséquences terrestres : elle a entraîné un renouveau dans la construction des paquebots. Or l’activité des chantiers navals, en Europe, se fait avec une part croissante de travailleurs détachés, en habitat temporaire dans des logements de passage, des chantiers de la Baltique à ceux de Saint-Nazaire 25. C’est-à-dire avec des salariés « pas comme les autres » expérimentant des conditions de recrutement et de vie au sein de logements collectifs dans un autre pays que le leur et pour une durée limitée. Ce régime salarial présente plus d’une analogie avec celui des marins, dont il est presque une projection.
Cette croissance de la croisière va, en outre, augmenter la population de navigants et contribuer à faire évoluer la notion de marins jusqu’à intégrer les personnels hôteliers selon les termes de la convention du travail maritime promue par l’OIT. L’un des changements les plus importants associés à cette croissance est l’arrivée d’un nombre important de femmes dans la profession de marins, cette augmentation étant due aussi à l’extension de la notion à tous les personnels travaillant à bord d’un navire. À la faveur du tourisme, les navires de commerce deviennent donc des espaces mixtes 26, ce qui contribuera sans doute à les faire évoluer vers des normes comparables à celles de l’habitat terrestre. C’est un champ de recherche futur. Une capture d’écran du site Crewtoo, prise en janvier 2015, montre cette nouvelle image du navigant, une intermittente à bord d’un paquebot :
Un des premiers changements de norme, déjà repérable, concerne la présence de couples, et notamment de couples mariés, plus visibles, parmi les équipages. Lors d’un entretien avec la responsable d’une agence de recrutement de marins sur des navires de charge (pétroliers, porte conteneurs, etc.) située à Riga en Lettonie, cette question fut abordée, et sur un mode personnel. La responsable en question avait suivi une formation de marin durant laquelle elle avait rencontré son mari. Ils n’avaient pas pu trouver d’embarquement leur permettant de naviguer ensemble, ce qui les avaient conduits à renoncer à ce métier pour travailler à terre. Elle expliqua que la plupart des armements refuse d’embarquer des couples mariés, à quelques exceptions près. Cette règle, si elle n’est pas écrite, existe réellement sans que la question des couples soit mentionnée dans la convention du travail maritime. Son application peut sembler plus souple pour les officiers, à ceci près que les épouses des capitaines ne font pas partie de l’équipage. Les couples de marins ne naviguent donc pas ensemble sur les transport de marchandises. Il y a d’ailleurs un site internet pour les marins chinois, destiné à recueillir les sentiments de ces couples nomades et séparés 27. Or, dans le secteur de la croisière, il semble que cela ne soit pas du tout le cas. Il ressort des entretiens réalisés au terminal croisière du Havre que les couples mariés y sont autorisés et présents. Notamment sur les armements Aida, Royal Caribbean (le leader historique de la croisière), Cunard et Pullman Tour qui ont des paquebots dont nous avons interrogé le personnel. Une navigante allemande lia cette autorisation aux normes de l’industrie touristique qui se répandent dans le monde maritime. Normes que la même navigante souhaiterait voir s’appliquer aux salles de bain des équipages.
La vie familiale des marins avaient déjà donné lieu à des avancées vers le tourisme dès 1945. La création des Hôtels des Gens de Mer en France, Merchant Navy Houses dans le monde anglo-saxon, avait pour but de permettre aux navigants de recevoir dans les ports leurs épouses ou leurs amies (sic) selon les termes d’un article de The Lancet 28. Ce qui inscrivait cette vie familiale dans les statistiques du tourisme puisque ces femmes se déplaçaient vers ces ports où elles ne vivaient pas à l’occasion d’une escale de leurs compagnons. À ce propos, la convention du travail maritime se borne à suggérer que les marins devraient pouvoir recevoir leurs partenaires à bord lors des escales, voire lors de voyages 29. Le tourisme contribua donc à l’élaboration de solutions à ce problème. Naviguer en couple est sans doute une grande nouveauté dans la condition des marins. Elle rapproche encore les « gens de mer » des personnes vivant en habitat temporaire ou mobile à terre. À ceci près qu’il n’y a pas, pour le moment, de traces de familles de marins embarquant avec des enfants.
Plateformes ou navires immobiles : du pétrole à l’éolien
Si le navire peut être vu comme une plateforme mobile de services, la plateforme offshore est-elle un navire immobile ? La question n’est pas purement technique, elle a des implications juridiques sur le statut des personnels et de leurs logements . Il existe en effet des plateformes hôtels (les floatels) pour loger ces salariés et des ouvriers travaillant au large et vivant à bord de quasi-navires, voire des navires affectés à cet usage. Par exemple, la flotte Wind Solution a pour fonction de loger des travailleurs de l’éolien maritime. Ces travailleurs pourraient être considérés comme des marins, par extension de la notion, comme cela a été le cas précédemment. D’autant plus facilement qu’une partie de ces personnels sont des marins, recrutés pour leurs compétences techniques par les mêmes agences de crewing ou de manning qui servent d’intermédiaire pour l’emploi des navigants classiques. Certains acteurs majeurs du transport maritime, comme l’armement Maersk, ont une branche offshore, pour le forage et l’exploitation des gisements de pétroles en haute mer, et offrent des requalifications et des carrières aux salariés de la branche transport maritime du groupe. Si ces travailleurs du offshore sont considérés comme des migrants, et non des marins, la distinction semble sous cet angle relever plus du droit que du marché du travail ou de la logique technique.
À ce secteur, qui a déjà une histoire ancienne — celle de l’exploitation pétrolière, s’ajoute celui de la production énergétique éolienne en mer. Le Code de l’urbanisme français a admis une nouvelle exception au permis et aux formalités. L’article L421-5 du Code de l’urbanisme 30, énumère une série de causes de dérogations pour des raisons diverses dont au point e) :
De leur nature et de leur implantation en mer, sur le domaine public maritime immergé au-delà de la laisse de la basse mer.
Ce point vise, à l’origine, les éoliennes. Le texte est pourtant ambigu, car si la loi initiale portait explicitement sur les installations productives, sa retranscription plus évasive dans le Code de l’urbanisme peut laisser présager que toute installation, pour loger des personnels travaillant sur des fermes éoliennes, pourrait se dispenser d’autorisation si elle était assez éloignée du rivage.
Le devenir multiculturel de l’habitat temporaire
Si le navire de croisière est devenu une ville mobile internationale, cela fait déjà longtemps que les équipages de commerce sont multiculturels, à la faveur de la globalisation du marché du travail : multiculturels car sont présents des marins de nationalités différentes (la binationalité dans un équipage tend à être considérée comme un minimum), parlant des langues différentes et utilisant l’anglais comme langue de contact. Ces marins sont, en outre, formés dans des environnements distincts, même si en étroit contact. On peut s’attendre à ce que des marins philippins, népalais, jamaïcains, ukrainiens, russes, belges, allemands, portugais, égyptiens, etc. aient des attentes et des façons différentes de justifier certaines actions, d’envisager ce qui est opportun ou juste. On peut mobiliser à ce propos les principes de l’analyse culturelle posés par Mary Douglas 32. Mais le plus remarquable est que, malgré ces divergences possibles, la coordination à bord des navires est efficace. Or Mary Douglas soutenait que maintenir la coopération au sein d’un petit groupe, ou d’une petite communauté, n’est en rien plus aisé, a priori, qu’au sein de grands groupes.
Ce multiculturalisme des équipages diffère des modèles classiques de coexistence entre communautés distinctes sur le plan de l’espace. En effet, les marins doivent partager des parties communes dans des volumes restreints, ce qui exclut une ségrégation stricte. Néanmoins, ce multiculturalisme s’accompagne de discriminations salariales en fonction de la nationalité, comme on l’a vu plus haut. Il s’agit là d’une forme très ancienne de segmentation de la main d’œuvre sur des bases nationales ou ethniques, présente dans l’industrie ou les ports depuis la fin du XIXe siècle. Elle s’organise via une relative homogénéité « nationale » par fonctions, l’argument justifiant cette division internationale du travail à bord des bâtiments reposant sur la nécessité de la maîtrise d’une langue commune en situation d’urgence — le « basic english » ne pouvant apparemment servir dans toutes les éventualités en mer. Il y a aussi des interdits plus ou moins explicitement formulés. Par exemple, les armements chypriotes n’embauchent pas de marins turcs. Néanmoins, il est possible d’interpréter certaines différences de vues entre marins, sur l’équité salariale notamment, moins comme déterminée par la culture que par la situation économique du pays (Inde, Philippines) ou la situation politique (Ukraine vis-à-vis de l’Union Européenne). Le multiculturalisme n’est qu’une des grilles de lecture pour comprendre les interactions à bord d‘un navire. Les représentations économiques ou politiques comptent aussi.
Ceci n’est pas sans questionner l’évolution de l’habitat temporaire à terre. Il a souvent été perçu à travers les exemples de groupes homogènes (dont les Tsiganes ou les Touaregs 33). Son redéploiement actuel, lié aux réorganisations de l’organisation industrielle, au développement de la sous-traitance dans la maintenance industrielle, à la saisonnalité des activités touristiques et au retrait de l’État social, ne peut se faire sans aller vers une plurinationalité accrue au sein des mêmes collectifs de travail et de vie, et une plus grande variété culturelle parmi les habitants d’un même site temporaire, d’un même dispositif mobile. Dans ces conditions, l’habitat mobile, souvent associé à des groupes ayant une certaine identité culturelle, va lui aussi intégrer davantage de multiculturalisme. Ce qui, au passage, transforme ses habitants de minorité culturelle en minorité sociale. Il faut néanmoins rappeler que Colette Pétonnet 34 avait observé, dès la fin des années 1960, que les bidonvilles de la région parisienne abritaient des personnes de nationalités différentes (dont des Français) 35. Cette diversité faisait partie de la régulation interne du bidonville. Elle permettait de relativiser des conflits internes à une communauté ou à un groupe de famille particulier. C’est une piste pour comprendre les interactions dans le secteur maritime.
Il est nécessaire de ne pas envisager l’évolution des habitats temporaires et mobiles comme des domaines séparés, mais plutôt d’envisager une socio-économie croisée de ces mondes. Cette approche peut s’avérer fructueuse, non seulement en raison du contexte de la globalisation, mais aussi parce que nombre de passerelles existent entre ces mondes.