À la fin du XIXe siècle, une série de lois anti-immigration exclut les Asiatiques de la plupart des destinations en dehors de l’Asie (États-Unis, Nouvelle-Zélande, Australie, puis, plus tard, Amérique du Sud), cantonnant les migrations asiatiques au seul espace asiatique. À ces migrations, principalement dépeintes comme contraintes (comme celles des coolies chinois), furent opposées les migrations dites « libres » des Européens vers le monde atlantique, entraînant une marginalisation de l’expérience migratoire asiatique dans l’histoire des grands mouvements migratoires 1. Or, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on assiste à l’émergence de nouveaux flux migratoires redessinant la carte mondiale des destinations d’émigration. Tandis que l’Amérique du Nord demeura un important foyer d’immigration, l’Europe, autrefois pays d’origine de nombreux migrants, se transforma en destination d’accueil. On assista aussi à l’émergence de « nouvelles destinations migratoires » dont font partie les pays du Golfe (notamment depuis le choc pétrolier de 1973) et l’Asie de l’Est (Japon, Corée du Sud) comme du Sud-Est (Thaïlande, Malaisie, Singapour) 2. Aujourd’hui, les populations asiatiques 3, dans leur incroyable diversité, occupent une place importante et croissante dans les flux migratoires internationaux constituant 40 % des migrants internationaux dans le monde. Plus de la moitié d’entre eux, soit près de 66 millions de personnes, migrent dans d’autres pays en Asie, d’après les estimations de l’OIM en 2019, à tel point que l’espace asiatique a parfois été qualifié d’espace de « supermobilité 4 » 5 ». Ces phénomènes migratoires intra-asiatiques, qui ont fait l’objet de recherches croissantes depuis les années 1990 6, ne peuvent pas être traités séparément des autres parcours migratoires extra-asiatiques, tant ils peuvent partager les mêmes logiques politiques, historiques, économiques, voire religieux. De nombreuses études ont analysé les dynamiques migratoires en mettant l’accent sur les réseaux qui s’organisent, par le bas, à l’échelle mondiale 7. La dimension transnationale de la migration, présente chez les acteurs quel que soit le niveau (États, ONG, entreprises, agents, migrants), dessine incontestablement l’arrière-plan des parcours migratoires individuels 8. Ces mouvements de population interrogent la capacité des États à surveiller leurs frontières et à contrôler les populations. Les États-nations réaffirment leur rôle par des mesures régulant l’admission, l’intégration ou le refus des migrants ou des étrangers dans leur pays 9. Elles dessinent une frontière symbolique qui interroge la notion même d’État-nation. En effet, la nation « s’élabore et se maintient par un processus continu d’intégration de populations diverses, jamais complètement achevé, qui, par définition, inclut les uns — les nationaux — et les autres — les étrangers 10 ».
Si, dans cette perspective, se limiter à une sphère géographique précise peut paraître profondément contradictoire, voire artificiel, nous ne pouvons pas faire abstraction de l’histoire commune avec ou contre laquelle les individus ainsi que les États continuent à se construire aujourd’hui. Les pays d’Asie s’inscrivent aussi dans ce dynamisme de reconstruction et de redéfinition de leurs frontières, les politiques migratoires pouvant à ce titre constituer une réponse idéologique d’accueil ou de rejet des éléments d’extranéité, sinon un positionnement politique vis-à-vis du post-colonialisme. C’est dans ce cadre que la citoyenneté mérite d’être discutée, en tant que reflet du statut accordé aux migrants 11. C’est aussi dans ce même contexte de remise en question des États-nations par les minorités et de l’émergence de revendications identitaires qu’il convient d’analyser les politiques dites multiculturelles 12.
La migration en Asie a déjà fait l’objet d’études conséquentes portant sur des thématiques aussi diverses que la gestion des travailleurs migrants 13, leur contribution économique aux pays d’origine 14, la discrimination des migrants asiatiques par leur origine ethno-nationale 15, et, plus récemment, leur vulnérabilité systémique notamment en période de pandémie 16. En raison de la présence importante de travailleuses domestiques originaires des pays de l’Asie du Sud-Est dans les pays récepteurs de la région, tels que Singapour, Taiwan, la Corée du Sud et le Japon, la féminisation de l’immigration en Asie a largement été étudiée 17, notamment à travers la thématique du care et du travail reproductif 18, ou à travers la thématique du mariage 19. La notion de diaspora asiatique a également été mise en avant dans les travaux sur les migrations dites « de retour ». Quoique associée à l’origine aux groupes condamnés à l’exil, comme les populations dites juives, africaines, ou arméniennes, cette notion de diaspora est employée dans le présent ouvrage de manière plus générale afin de comprendre l’interconnexion des peuples dispersés, leur potentiel de reconnexion ou de déconnexion. Ce postulat permet notamment d’interroger la notion d’identité nationale et les projections identitaires dont font l’objet les migrants, les pays d’origine et les pays d’arrivée 20.
Loin de vouloir dresser un panorama exhaustif des migrations asiatiques en Asie, le présent ouvrage est davantage le fruit du travail collectif d’une équipe de chercheuses et de chercheurs étudiant les questions migratoires en Asie de l’Est et Sud-Est (Chine, Corée, Japon, Philippines, Tibet et Vietnam). Il rassemble à ce titre des études sur différents types de migrants qui se distinguent par leurs pays de départ et leurs pays d’arrivée, leurs objectifs d’immigration et leurs trajectoires. Nous utilisons dans cette introduction le terme d’immigrés en nous référant à la définition donnée par la division de la population des Nations Unies. Les immigrés sont « les personnes “nées étrangères à l’étranger”, qui ont franchi la frontière dans l’intention de s’installer dans le pays-hôte pour une durée d’au moins un an, indépendamment de leur accès ultérieur à la nationalité dudit pays 21 ». L’un des apports de cet ouvrage consiste à réfléchir aux spécificités des termes de migrants et d’immigrés. Cet usage générique se décline de différentes manières en fonction des contextes historique, géographique et social. Les neuf chapitres de ce volume explicitent la manière dont le terme de « migrant » est employé et réinterprété en fonction des situations.
Les moyens d’installation sont analysés tant du point de vue des migrants — en termes de stratégie migratoire — que de celui du pays d’accueil qui cherche à les mettre sous contrôle pour limiter la présence des immigrés et atténuer leurs différences. En examinant le parcours des migrants, leur frustration, leur émancipation et le défi que constitue leur présence dans le pays d’accueil, les neuf chapitres contribuent à une meilleure connaissance des phénomènes migratoires dans le contexte asiatique en donnant à voir les différentes phases migratoires. Les aspirations des migrants, leurs motivations de départ et leurs attentes sont analysées à travers des récits de vie recueillis auprès des migrants (Lee, Fresnoza-Flot), et aussi à partir de l’analyse des œuvres littéraires narrant la vie des immigrés (Yoshida, Le Bail). La migration peut être déclenchée par des persécutions politico-religieuses comme c’est le cas des Tibétains (Robin), ou par des pressions sociales liées à la vie des femmes mariées ou divorcées comme c’est le cas de certaines migrantes chinoises par le mariage (Le Bail). La migration n’est pas motivée uniquement par le besoin de fuir un régime ou une pression sociale : dans le contexte colonial notamment, « éduquer » la population locale du pays d’accueil en tant qu’instructeur et formateur constitue également une des raisons de l’immigration (Roustan), la cause civilisationnelle étant et restant un facteur puissant et multiforme de la migration.
Dans un pays étranger, les immigrés trouvent des stratégies afin de mieux supporter la discrimination qu’ils subissent en gardant des liens avec leur pays d’origine et en s’attachant à des valeurs liées au statut économico-social qu’ils avaient avant de le quitter (Lee). Cela permet aussi de mieux appréhender cette période migratoire considérée comme temporaire par les réfugiés tibétains (Robin), ou au contraire définitive comme les Coréens venus au Japon volontairement ou sous la contrainte durant la guerre (Konuma). Une idéalisation du pays d’origine est ainsi observable chez certains immigrés et peut être alimentée au sein des communautés ethniques créées dans le pays d’installation (Cherrier). Plus qu’un lieu de sociabilité et d’entraide, ces communautés constituent un lieu de préservation d’une identité particulière façonnée par les migrants. L’exemple des Tibétains illustre bien le processus de la formation d’une communauté d’immigrés et la création d’une identité particulière (Tibétain en exil, Parlement tibétain en exil).
L’installation dans un pays étranger est aussi un moment où les migrants (re)construisent leur identité en se positionnant par rapport à la population majoritaire du pays d’accueil. Ils tentent de garder des liens avec leur pays d’origine par la préservation de leur langue et de leur culture (Konuma). Les migrants doivent alors faire le choix de l’appartenance. En dehors de la régularisation de leur situation juridique et de leur insertion économique sur le marché du travail, ils sont amenés à se positionner à la fois par rapport à la société d’accueil et au pays d’origine. Dans ce processus, la notion de pays de départ et d’origine change en fonction des migrants. Dans le cas des migrants dits de retour, le pays d’origine de leur ancêtre devient la destination de leur immigration (Lee, Cherrier, Kim). L’image idéalisée du pays d’origine avant leur arrivée est déformée par la discrimination et la marginalisation qu’ils subissent dans ce pays d’arrivée. Une inversion s’opère alors avec le pays de départ (Chine, Brésil), ils réaffirment leur identité nippo-brésilienne (nikkeijin) ou de minorité coréenne de Chine (chaoxienzu). Cette réaffirmation de l’identité étrangère par les migrants de retour ne correspond pas aux souhaits des autorités des pays d’accueil qui considèrent l’immigration de retour comme un moyen de préserver leur homogénéité ethnique (Cherrier, Kim).
C’est alors que le processus migratoire individuel rencontre la reconstruction politique de l’identité nationale. Dans des pays d’accueil comme le Japon et la Corée du Sud, se considérant dans la période d’après-guerre comme ethniquement homogènes 22 faisant l’impasse sur une longue histoire de mouvements migratoires, un accès privilégié est accordé aux étrangers descendants des nationaux. Ces politiques migratoires à caractère ethnique, mises en place afin de solutionner les problèmes de pénurie de main d’œuvre non qualifiée, ont entrainé des phénomènes de migrations dites « de retour ». L’arrivée et l’insertion sur le marché de travail d’étrangers d’origine japonaise ou coréenne sont facilités par rapport aux autres travailleurs étrangers. Ils sont censés ne pas perturber la société d’accueil, de par leurs origines, tandis que leurs ancêtres ont quitté ces pays plusieurs décennies auparavant. Il est alors intéressant d’observer la façon dont, dans ces pays d’accueil, la frontière ethnique se redessine souvent en frontière culturelle. L’ethnicité est employée comme garante de la stabilité d’une société et comme synonyme de culture commune, alors qu’il s’agit d’une notion que chaque pays module selon ses besoins. Fredrick Barth définit dans ce sens-là « les groupes ethniques » comme « des catégories d’attribution et d’identification opérées par les acteurs eux-mêmes et [qui] ont donc la caractéristique d’organiser les interactions entre les individus 23 ». Cela se manifeste dans la politique d’accueil des migrants. La Corée du Sud revoit la définition de compatriote (dongp’o) pour que les minorités coréennes de pays comme la Chine et l’ex-Union soviétique puissent venir plus facilement combler le manque de main-d’œuvre peu qualifiée (Kim). Le Japon prévoit pour les mêmes raisons une souplesse à l’attribution du droit de résidence de longue durée aux étrangers d’origine japonaise. La signification de l’ethnicité reste cependant ambigüe, car les migrants de retour ne parlent pas toujours la même langue et n’ont pas forcément partagé les mêmes expériences sociales et culturelles après avoir vécu dans des pays très différents.
L’appartenance supposée à la même culture sert avant tout d’argument afin de recourir à de la main-d’œuvre bon marché sans susciter l’inquiétude des nationaux. Une distinction nette est cependant effectuée entre « eux », les étrangers ayant un lien avec le pays d’accueil, et « nous », les nationaux nés dans le pays. Cette appartenance nationale n’est pas toujours en lien avec la citoyenneté. Même ceux qui ont été naturalisés sont parfois recensés en tant qu’étranger, par exemple, en Corée du Sud (Kim). La question identitaire est ainsi posée par les autorités du pays d’accueil. En dehors de la qualification en tant qu’étranger, liée à l’état civil, différentes mesures de discrimination ou d’intégration peuvent être mises en œuvre afin de contrôler les immigrés et de les différencier des nationaux. Cette différenciation ou catégorisation s’effectue par rapport à leur trajectoire de vie en tant que réfugiés ou descendants de nationaux du pays d’accueil, mais aussi selon les objectifs de leur déplacement, que ce soit pour le travail ou le mariage. Le cas de la minorité coréenne de Chine est un exemple éclairant, notamment en ce qui concerne les femmes. Elles constituaient une part importante des migrantes par le mariage en Corée jusqu’à la création du visa H2 en 2007, leur facilitant l’accès au pays. La plupart de ces femmes sont accueillies depuis comme une main-d’œuvre peu qualifiée, mais plus facilement adaptable au pays d’accueil en raison de leur ascendance coréenne. Néanmoins leur statut n’est pas le même : elles passent du statut de membres de la communauté nationale à celui de « compatriotes », et le mariage n’est plus une étape nécessaire si l’objectif final de l’immigration est d’obtenir des ressources financières.
Ainsi la (re)construction de l’identité semble constituer une étape importante du parcours migratoire, qu’elle vienne des autorités du pays d’accueil ou des migrants eux-mêmes, les deux niveaux étant fortement connectés. Cela se manifeste par une résistance à l’acculturation et à l’assimilation à la culture du pays d’accueil comme, par exemple, pour les Tibétains (en Inde ou en France), ou par un effort d’intégration, pour les Coréens zainichi du Japon. Il s’agira alors de se situer dans le pays d’arrivée, d’attribuer un sens à leur expérience migratoire en créant une identité différente qui ne serait ni celle du pays de départ ni celle du pays d’arrivée, mais en tant que Tibétains en exil, Philippino-Belges ou Nippo-Brésiliens. L’importance davantage donnée à leur pays de départ est étroitement liée au sentiment de déclassement souvent éprouvé par les immigrés auxquels nous nous sommes intéressés. L’étude des différentes routes migratoires empruntées par les migrants souligne les inégalités observables dès le départ et le type d’immigration qu’ils choisissent (mariage, travail ou demandeur d’asile). La migration, considérée comme une solution aux problèmes qu’ils ne peuvent résoudre dans leur pays d’origine, combinée à un espoir d’ascension sociale, conduit souvent les migrants à un déclassement social. Le statut socio-économique des migrants dans leur pays d’origine affecte ce sentiment. Il se traduit alors en une reconstruction ou une recomposition stratégique de l’identité qui n’est autre que l’expression de leur capacité d’agir (agency) dans le contexte migratoire. Les exemples des chaoxienzu, des migrations par le mariage des femmes philippines ou chinoises en Belgique ou au Japon, ou encore des lépreux coréens dans les léproseries japonaises illustrent bien ce dynamisme particulier des migrantes et des migrants.
Dans cet ouvrage collectif, les neuf contributions proposent ainsi d’aborder de manière pluridisciplinaire, et selon diverses échelles (micro/macro), différents types de phénomènes migratoires (migrations économiques, exil politique, migrations par le mariage), d’en analyser les causes et d’en comparer les modalités. Cette approche, qui fait la part belle aux récits de vie et aux parcours individuels, provient d’un souci commun à tous les auteurs de ne pas décrire les migrants de façon monolithique et de ne pas les essentialiser. Notre ouvrage se divise ainsi en trois parties au sein desquelles les articles, quoique abordant des thèmes différents, se répondent et se complètent.
La première partie rassemble trois articles dont le point commun est leur lien avec le fait colonial. Les phénomènes migratoires contemporains nécessitent en effet une connaissance indispensable de l’histoire coloniale propre à chaque pays, à chaque région. L’article de Frédéric ROUSTAN est consacré à l’étude de la présence japonaise en Indochine française à travers le parcours singulier d’un migrant « hors norme ». Alors que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les principaux migrants en provenance du Japon étaient les prostituées originaires de Kyūshū, qui s’exportèrent dans toute l’Asie du Sud-Est, Frédéric Roustan reconstitue avec minutie, grâce à un corpus d’archives riche et diversifié, le parcours d’élite de l’artisan Ishikawa Minao, qui pouvait être considéré comme le représentant de la micro-communauté des Japonais à Hanoi, au carrefour des colonisations française et japonaise.
C’est aussi à partir de l’analyse de la micro-communauté composée par les érudits tibétains invités en France au début des années 1960 que Françoise ROBIN nous permet d’appréhender l’évolution de la diaspora tibétaine. Elle montre comment la dimension nécessairement temporaire de l’exil pour les autorités tibétaines a condamné les Tibétains à des situations précaires, notamment en Inde, mais aussi en Europe et en France, où la question du maintien de l’identité culturelle chez les deuxième et troisième générations se pose de manière d’autant plus accrue que la politique d’occupation chinoise du Tibet se poursuit.
L’article d’Isabelle KONUMA s’intéresse à la manière dont les Coréens zainichi, anciennement colonisés par le Japon, se sont mobilisés afin de surmonter les différents stigmates, sociaux, économiques, ethniques, physiques, qui leur étaient associés précisément en pleine période de décolonisation. Les léproseries constituent à cet égard un terrain privilégié de révélation des mécanismes d’exclusion des politiques à portée universelle, telles que le droit de vote et la couverture sociale envers des populations issues d’une politique coloniale annexionniste. L’auteure démontre comment les mobilisations des Coréens, systématiquement criminalisées, ont permis à la fois de surmonter les problématiques post-coloniales en matière de santé mais aussi de visibiliser les « étrangers » au Japon via l’utilisation de la littérature comme moyen de sensibilisation de l’opinion publique.
La deuxième partie de l’ouvrage examine, sous différents angles, les problématiques de reconstructions identitaires inhérentes aux changements induits par le fait migratoire. Notre ouvrage fait à cet égard la part belle à la littérature comme moyen d’expression des expériences individuelles et collectives des migrants. YOSHIDA Aki montre ainsi comment Kim Tal-su, en tant qu’auteur zainichi engagé et conscient de son rôle de porte-parole communautaire, utilise le récit de vie autobiographique comme outil pour faire émerger les voix des Coréens zainichi afin de faire découvrir au lectorat japonais l’expérience de la vie en clandestinité des migrants coréens. La nécessité pour les Coréens zainichi de sauver ou conserver la mémoire collective des premières générations devient alors un acte politique, phénomène valable aussi pour la communauté brésilienne du Japon à laquelle est consacrée la contribution de Pauline CHERRIER. Son article dresse un bilan provisoire de trois décennies d’immigration brésilienne au Japon en suivant les grandes étapes de la construction de cette communauté souvent invisibilisée et actuellement en passe d’intégration. Cette intégration à la société japonaise est revendiquée comme un fait (presque) accompli par les leaders communautaires brésiliens qui soulignent néanmoins la nécessité de ne pas oublier leur héritage brésilien afin de pouvoir le transmettre aux générations nées au Japon. Or, à ses débuts, l’immigration des Brésiliens d’origine japonaise n’avait pas vocation à diversifier la société japonaise : elle était au contraire la conséquence d’une politique d’immigration ethnique ayant pour objectif de préserver la prétendue homogénéité de la nation japonaise. Hui-yeon KIM démontre que le même objectif de préservation de l’« ethnicité coréenne » est à l’origine d’une politique migratoire de la Corée du Sud. L’auteure analyse l’ethnocentrisme à l’œuvre dans l’évolution de cette politique et dans le processus de catégorisation des étrangers en Corée du Sud. La proximité avec une certaine « coréanité » constitue l’élément principal facilitant la venue de la main-d’œuvre étrangère d’origine coréenne au même titre que les intérêts économiques du pays d’accueil. Ce chapitre montre également comment la politique dite multiculturelle, revendiquée par le pays d’accueil, sert à façonner une identité coréenne chez les migrantes par le mariage, appelés à s’intégrer coûte que coûte à la société coréenne.
La troisième partie se focalise plus particulièrement sur l’articulation des rapports de pouvoir avec le genre dans une certaine intersectionnalité, les « mobilités de classe contradictoire 24 » étant à l’œuvre notamment au sein des unions transnationales. Hélène LE BAIL analyse la manière dont les politiques multiculturelles de la société d’accueil japonaise visent à ethniciser les épouses étrangères de nationaux, dans le souci notamment de transmettre les valeurs nationales aux enfants nés de ces unions mixtes. Cet article constitue une contribution originale, faisant dialoguer le travail de recherche avec celui de la création littéraire, afin d’analyser l’hypergamie paradoxale qui permet aux femmes chinoises mariées à des hommes japonais d’améliorer leurs opportunités économiques, tout en les contraignant à un certain déclassement social. LEE Mi-Ae y analyse l’expérience similaire des femmes chaoxianzu, la minorité coréenne de Chine, lors de leur « retour » en Corée du Sud. Auparavant intégrées au système collectiviste chinois en tant qu’ouvrières ou paysannes, puis ayant contribué à la politique de réforme, ces femmes, venues travailler dans la sphère domestique ou dans le domaine du care en Corée du Sud, se retrouvent discriminées en tant que femmes migrantes, en tant que minorité ethnique et en tant que travailleuses domestiques. Asuncion FRESNOZA-FLOT analyse les trajectoires et les parcours de femmes philippines en Belgique ou aux Pays-Bas, travaillant majoritairement dans ce même domaine du travail reproductif et du care, ou dans le secteur de service à la personne en tant qu’aide-soignante ou fille au pair. En fonction de leur route migratoire, des politiques fiscales, de leur situation familiale (mariée, divorcée, avec/sans enfant) et de la dépendance économique à leur époux, ces femmes philippines font l’expérience plus ou moins prononcée d’un déclassement social.