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Floriane Bonnafoux

Chargée d’étude de l’association AVRIL.


Béatrice Mesini

Géographe et politologue, Béatrice Mesini est chargée de recherche au CNRS-Telemme-AMU d’Aix-en-Provence. Elle est membre du comité scientifique du réseau TERRA et du Pôle de Développement Durable des Territoires Méditerranéens. Elle a dirigé, avec Anne Cadoret, l’atelier thématique de recherche interdisciplinaire « Mobil Hom(m)es. Habiter la mobilité en Méditerranée,
 formes, techniques, usages, normes, conflits, vulnérabilités », financé par le laboratoire d’excellence LabexMed - Les sciences humaines et sociales au cœur de l’interdisciplinarité pour la Méditerranée.



Bonnafoux Floriane, Mesini Béatrice (V1: 11 janvier 2016). “Habitat léger et mobile de résidence : éCo-Habiter en Ardèche méridionale”, in Cousin Grégoire, Loiseau Gaëlla, Viala Laurent, Crozat Dominique, Lièvre Marion (dir.), Actualité de l’Habitat Temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-00-5 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Habitat-leger-et-mobile-de- (...)), RIS, BibTeX.

Dernière mise à jour : 31 décembre 2015


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Cette monographie des formes des habitats légers et mobiles a été conduite en Ardèche par l’association AVRIL en 2011, en raison de l’intérêt manifesté par le Pays de l’Ardèche méridionale, les collectivités et les acteurs locaux pour ce mode atypique de résidentialités (yourte, tipi, tente, marabout, roulotte, camion, caravane, auto-construction, serre). Association d’éducation populaire, AVRIL a pour objet d’œuvrer pour que les territoires ruraux soient des lieux de vie, d’échange et de partage des savoirs, avec l’objectif d’inventer des réponses aux difficultés économiques et sociales des territoires, de valoriser des alternatives innovantes, solidaires, respectueuses de l’humain et de son environnement et d’accompagner des porteurs de projets.

L’étude menée en collaboration entre l’association et le CNRS visait initialement à confronter les définitions endogènes et exogènes des formes et modes d’habiter, en objectivant les représentations, normes et règles — juridiques, politiques, environnementales, sociales, culturelles, économiques — qui enserrent et contraignent les modes d’habiter. Dans un second temps, les témoignages ont été collectés par Floriane Bonnafoux, chargée d’étude de l’association AVRIL, auprès d’habitants en transit, ancrés, installés ou « enracinés » dans le territoire ardéchois, mais aussi d’élus, d’acteurs sociaux et d’auto-constructeurs 1.

Le choix des témoins a été facilité par leur interconnaissance au sein de réseaux sociaux, culturels et politiques locaux. Sous forme d’échanges semi-directifs, de questions ouvertes et de discussions informelles, 24 entretiens ont été réalisés à leur domicile ou dans les lieux d’activités, permettant l’élaboration d’un riche corpus qui étaye l’analyse. Les premiers résultats ont été restitués sous forme d’une étude rédigée par l’association en 2011 2 puis, dans un second temps, les témoignages ont été analysés de manière pluridisciplinaire dans le cadre du projet Mobil Hom(m)es en 2013-2014 3.

Dans la lignée des travaux de Ricœur, les récits de vie sont considérés ici comme des substrats producteurs à la fois de mémoire et de création dans la narration des expériences présentées. Au fil des entretiens, les habitants dépeignent l’intentionnalité de leur trajectoire résidentielle, en valorisant la requalification des compétences et des savoirs, la socialisation des besoins, la mutualisation des moyens humains et financiers, l’intégration écologique de l’habitat dans son environnement, la réouverture des milieux agricoles et naturels, l’autonomie économique, énergétique et vivrière, la valorisation de ressources pérennes et la relocalisation d’une pluriactivité rurale.

Des éco-logis expérientiels, circonstanciels et providentiels

Étonnamment, les habitats étudiés ici sont négligés par l’enseignement technique et universitaire. Architecte de formation, Alexandre déplore les lacunes des savoirs prodigués durant ses études d’architecte à Paris :

La maison était abordée comme un objet où l’on se préoccupait peu de l’environnement. Alors qu’il y a tout un réseau autour d’un habitat. Je me suis longtemps questionné là dessus. Nous n’avons jamais abordé l’habitat léger et mobile. Mis à part les yourtes pour bobos comme habitations de loisir mais c’est tout 4.

Pourtant, ces habitats offrent de nombreux avantages puisqu’ils sont unanimement présentés comme économes et économiques : leurs coûts oscillent de 500 euros pour une caravane, à 2 000 pour une yourte, jusqu’à 5 000 pour un camion aménagé. Toutefois, ces prix varient en fonction de la participation de chacun à la réalisation et amélioration de son habitat : en autoconstruction seule ou collective, en écoconstruction et selon les types de matériaux (locaux, de récupération).

Ce mode d’habiter est parfois adopté en raison d’un concours de circonstances fortuit. Pour Jean, la yourte s’est imposée au croisement de compétences acquises dans diverses formations. Après un CAP/BEP menuisier, il a travaillé dans l’éducation à l’environnement avec un projet agricole, puis en boulangerie, avant de suivre une formation d’exploitant rural à Asfodel (Brevet professionnel responsable d’exploitation agricole de niveau). Là, il s’est trouvé confronté à un problème de logement suite à une séparation : alors je me suis dit : je vais construire ma yourte !

Moi, la yourte à l’époque je m’en foutais, je l’ai faite parce que j’en avais besoin. J’avais le besoin premier de me loger (...). Le fait de vivre sous yourte correspondait à mes besoins et mes envies du moment 5.

En perpétuelle évolution, l’habitat de Manue et Henri s’est progressivement transformé par l’auto et l’écoconstruction. À leurs yeux, la roulotte est un habitat qui peut s’adapter aux périodes de vie de chacun qui ne sont pas toujours fixes. Manue a travaillé 10 ans comme éducatrice de jeunes enfants, puis 20 ans dans l’artisanat (production et vente). Souhaitant changer de vie, elle s’est installée sur son terrain depuis 10 ans, rejointe par son nouveau compagnon deux ans après. Aujourd’hui, ils vivent en famille dans deux roulottes, avec une petite construction en bois qui les relie sous forme de terrasse couverte. La grande était à l’origine une cabine de camion qu’ils ont réaménagée et revêtue de bois, quant à la deuxième plus petite, une vieille roulotte d’occasion dont ils ont conservé le châssis et l’ossature. Ils révèlent que dans l’autoconstruction, il y a à la fois le côté affectif de ce que l’on crée, car l’habitat correspond à ce qu’on a vécu, à l’histoire de chacun, mais aussi la fierté de voir le résultat de quelque chose de beau à partir de peu de moyens et de récupération 6.

Fils de néoruraux installés en Ardèche avant sa naissance, Paulo a également autoconstruit sa cabane dans les arbres à 21 ans, avec des matériaux entièrement naturels, tout en travaillant comme bûcheron. Il décrit « l’accomplissement de soi » que procure l’acte de construire et d’habiter :

Les gens qui ont construit leur cabane se sont construits eux-mêmes. Je m’y suis mis à fond ! Depuis je l’améliore sans cesse, il faut du temps et de la patience. La cabane, ça tend à devenir artiste. Dès l’instant que tu as une idée, tu peux la concrétiser, tu évolues ! En faisant ma cabane, je me suis découvert, ça m’a canalisé. J’ai découvert que j’étais bon dans le travail du bois, de la pierre 7.

S’agissant du développement de connaissances et de compétences, les récents travaux de psychologie insistent sur « l’apprentissage expérientiel » de la personne 8. Tel est le sentiment exprimé par Hugo qui, au-delà de seules considérations économiques, s’était fixé pour objectif d’apprendre à faire par lui-même son habitat, ainsi que sa compagne Sophie qui a appris sur le tas :

C’est vrai que je me rends compte que je sais faire plus de choses manuelles qu’avant, faire un parc pour les chevaux ou coudre une toile, cela s’apprend 9.

Il est assez facile d’autoconstruire affirme Hugo, car une yourte basique nécessite peu de matériel et peu d’investissement. Le grand avantage conféré par l’autoconstruction est que l’on peut faire évoluer l’habitat, le rendre petit à petit plus vivable, plus fonctionnel, plus confortable.

L’approche par les compétences permet de prendre la mesure de l’individu dans toutes ses composantes, comme le sens relationnel, l’esprit d’initiative, la capacité d’innovation et la créativité. Examinant la créativité comme composante essentielle du développement personnel et collectif, Madeline Deriaz rappelle qu’une définition consensuelle traverse les sciences : elle exprime la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste, et doit satisfaire à différentes contraintes liées aux situations spécifiques des personnes 10.

Sociation et communalisation au cœur des pratiques habitantes

Pour analyser les dynamiques relationnelles entre habitants du territoire, nous emprunterons à Max Weber sa distinction entre « sociation » et « communalisation ». La sociation est définie comme une relation sociale rationnelle dont l’activité est fondée sur un compromis ou une coordination d’intérêts, tandis que la « communalisation » est une relation sociale basée sur le sentiment subjectif d’appartenir à un groupe, par « le fait d’avoir en commun certaines qualités, une même situation ou un même comportement », qui peut engendrer une prise de conscience de ces similitudes et faire naître le sentiment d’appartenir à une communauté 11. On retrouve ici « l’aporie associative » décrite par Laville et Sainsaulieu, « qui tient à ce qu’une structure peut relever du registre sociétaire sans s’y limiter, et peut relever du registre communautaire, sans pour autant s’enfermer dans une naturalisation communautaire 12. »

Les récits dévoilent les processus d’inscription individuelle dans une pluralité d’entre-nous : la famille, les amis, les associations, les collectifs, les réseaux... Sans attache particulière après avoir vécu en appartement, caravane, camion, Alexandre partageait à l’origine un projet agricole d’habitat collectif dans le Jura avec des copains :

En 2003, on a trouvé ce terrain et hameau sur la commune de Payzac puis on a monté la SCI La Mérigue avec 3 principaux actionnaires et une cinquantaine de personnes qui ont investi 60 000 euros, sous forme de parts dans la société ou de participation. Le but initial était de monter des séjours d’autoconstruction pour retaper les ruines sur le terrain, mais il fallait tout de même vivre à l’année pour pouvoir réellement s’investir sur le lieu. Alors il y a eu successivement des yourtes, des tipis, des caravanes, des cabanes 13.

La structure anime un projet de développement social, environnemental et culturel, en mettant à disposition le terrain pour des porteurs de projets, avec pour objectifs l’expérimentation, la promotion d’une autonomie, la protection du milieu rural et la participation à un développement local raisonné et harmonieux 14.

En 2008, le lieu est devenu un lieu expérimental, du coup nous avons dû tout remettre en question sur ce que l’on souhaitait réellement : remise en question du travail, de l’argent. On a décidé que tout ce qui se ferait sur le terrain ne serait pas à but lucratif, que tout reviendrait à l’association 15.

Installée sur 9 hectares mis à disposition par la Mérigue depuis 2006, l’association RESTe !, comprend une cinquantaine de membres qui partagent la recherche d’une autonomie, en participant au développement local 16. Membre de cette association, Jean a vécu 3 ans seul sur le terrain en yourte pour restaurer les bâtiments du Vivarais Cévenol, avant de créer l’Atelier des coureurs de bois avec un ébéniste en 2009. Leur activité consiste en une réappropriation de l’outillage ancien et des savoir-faire liés aux techniques de travail du bois et à la fabrication de structures légères, en tenant compte des modes de vie, besoins et techniques actuelles. Toutes les composantes de l’ossature des habitats sont fabriquées et assemblées dans l’atelier : le mobilier intérieur et extérieur pour la yourte, le jardin et la maison. Le choix de matériaux, locaux et à faible empreinte écologique, comme le pin sylvestre, le châtaignier, le feutre de laine de mouton, est un aspect essentiel de la fabrication 17.

Le témoignage de Hugo nous amène à considérer la plurifonctionnalité de l’habitat, support de l’expérience associative et de l’activité collective. Il a fondé l’EcOasis de la Pinsole dans la commune de Vanosc, plus connu sous le terme de Pré aux Yourtes, qui accueille 3 yourtes-habitats de 23, 28 et 38 m2, une yourte collective de 57 m2 pour les activités, et une yourte de bain-hammam de 12 m2. Espace de polyculture extensive vivrière, les 11 hectares de prairies ont permis la mise en route d’un jardin bio, la plantation d’arbres fruitiers et petits fruits, des plantes aromatiques, l’installation d’un rucher et d’un polyélevage (brebis, chevaux, basse-cour). C’est aussi un lieu d’activités de constructions écologiques (yourtes, tipis, ossatures bois, concentrateurs solaires...), ainsi qu’un espace de conseils et d’animation de stages : marche, balade à cheval, cueillette de plantes comestibles, stage de danses, concert acoustique, projection de documentaires d’éducation populaire 18...

Deux principes régissent le fonctionnement associatif : celui de non lucrativité et celui de non partage des bénéfices, qui ne doivent pas procurer un enrichissement personnel des membres. Au départ, Kevin s’est associé avec un ami, mais cela n’a pas fonctionné car ils n’étaient pas dans la même dynamique :

Lui voyait son activité comme une activité purement commerciale. Je comprends ce choix mais ce n’est pas le mien. Moi, si je fais des choses, c’est pour du collectif.

Il participe régulièrement aux événements de l’association YETI (Yourte écologique à tendance itinérante) créée en 2010 19 :

Je leur file un coup de main pour monter leurs yourtes, pour faire des ateliers avec les enfants de l’école de Beaumont (...). Donc, oui je suis quelqu’un d’actif, j’aime faire des choses pas forcément pour de l’argent. C’est important de s’activer, de se bouger, c’est comme ça que l’on arrive à ce que l’on veut dans la vie. Et puis c’est aussi comme ça que tu fais tes preuves auprès des autres 20.

Si l’association ne peut pas être constituée dans le but de réaliser des profits pour les adhérents, elle peut l’être dans le but de permettre à ses membres de profiter d’économies résultant de ses activités, ce qui explique en partie l’évolution progressive des associations vers des formes sociétaires, au gré de la diversification des activités.

Autonomie, écologie et échanges au fondement des projets de vie

Les habitants s’inscrivent dans la définition de l’individu autonome proposée par Cornélius Castoriadis, l’autonomie ne signifiant pas seulement faire ce que l’on désire mais se donner ses propres lois, dans une démarche d’émancipation, de rupture avec un imaginaire économique, social et culturel construit par les mythes du progrès et de la croissance 21.

De ce point de vue, l’habitat léger est présentée comme un bon moyen pour « mettre en avant des projets », pour « créer sa propre activité en accord avec ses propres valeurs », ou encore initier des « activités peu coûteuses qui bénéficient aux gens qui t’entourent », en dynamisant les échanges par le biais du troc, de l’entraide, de circuits courts. Les résidents se succèdent au lieu-dit Valos, pour développer ou tester une activité agricole, certains vivent dans le corps de ferme, d’autres résident en habitats légers et mobiles qu’ils emportent ou laissent à leur départ. Quatre adultes sont engagés dans des activités agricoles : maraîchage, exploitation d’une châtaigneraie, rucher, élevage pour leur consommation. La majorité de la production permet de subvenir à leurs besoins, le surplus étant valorisé dans les circuits-courts. Carole, cultive son blé, le transforme et assure deux tournées de pain par semaine auprès des villageois. Trois habitants sont cotisants solidaires, l’un est bénéficiaire du RSA. Ils ont un fonctionnement communautaire dans le partage de leurs revenus et de leurs dépenses, toutes les rentrées d’argent sont mises dans une caisse commune servant aux dépenses collectives 22.

Les témoignages décrivent des modes d’habités autonomes, en termes de responsabilité et de dissémination d’alternatives locales. Edgar Morin définit « l’auto-éco-organisation » comme la capacité d’un système à être autonome et à interagir avec son environnement :

L’idée d’autoproduction ou d’auto-organisation n’exclut pas la dépendance à l’égard du monde extérieur, au contraire, elle l’implique (...). Vous pouvez concevoir l’autonomie d’un être en même temps que sa dépendance existentielle à tout ce qui est nécessaire à son autonomie, comme à tout ce qui menace son autonomie dans son environnement aléatoire 23.

L’autonomie et la responsabilité sont indissociables, complète Christophe Everaere, car l’autonomie repose fondamentalement sur un acte de responsabilisation et d’identification, lequel valide en même temps le principe d’autonomie 24.

L’autonomie est d’abord ordre politique et économique, pour Charlotte et Daniel, gérants d’une salle de spectacle sur la commune de Joyeuse, qui fonctionne par le bouche-à-oreille dans la vallée. Ils ne souhaitent pas bénéficier de subventions pour leur projet culturel, préférant rester libres de choisir leur programmation musicale. Parents de 3 jeunes enfants, ils ont quitté Paris en 2008, et se sont lancés dans la construction de leur maison (ossature bois et écomatériaux), qu’ils ont dû interrompre suite à la fermeture de la salle. Ils sont actuellement installés en yourtes et mobil-home sur leur terrain :

On a dû stopper les travaux de la maison par manque de moyens, mais grâce à l’habitat léger, on peut continuer à vivre comme on le désire, on peut rester autonome et libre de décider si l’on souhaite travailler ou pas, car on est redevables envers personne. On sait que cela ne va pas durer éternellement car les enfants vont grandir, qu’il va peut-être falloir gagner en confort. Mais pour l’instant ça fonctionne, ça répond à nos besoins du moment ! 25

À l’origine, l’écologie dérive du grec oikos (maison/habitat) et logos (connaissance). Les racines du terme nous renvoient à la fois « au lieu de l’habiter ainsi qu’à la manière d’habiter » postule Herbert :

Il désigne l’enveloppe et les habitants, les murs et les matériaux, l’intérieur et l’extérieur, l’abri et ce qui est abrité, le foyer, ce qu’il consomme et consume 26.

Et il est vrai que les habitats légers favorisent la prise de conscience environnementale et la sobriété énergétique, argumente Hugo, car l’habitat en yourte implique une prise de conscience écologique :

Nous sommes en contact direct avec la nature, donc forcément nous sommes obligés de faire attention à notre environnement et aux produits que l’on utilise (dentifrice, liquide vaisselle, lessive...). Nous avons une consommation en électricité et en eau nettement inférieure à la moyenne. Tout d’abord parce que c’est une volonté de notre part que de faire attention à ce que l’on consomme, prendre une douche tous les deux jours est suffisant. Ensuite parce que notre mode de vie induit une faible consommation, nous n’avons pas de gros engins ou machines énergivores 27.

L’autonomie en électricité et en eau suppose de surcroît l’accès aux ressources locales pérennes, ainsi qu’une capacité permettant l’adaptation permanente aux changements, ajoute Alexandre :

Du fait de n’être raccordé à aucun réseau, nous fonctionnons en autonomie avec des toilettes sèches, des panneaux solaires, une phytoépuration et prenons l’eau à la source communale 28.

L’habitat démontable est plus économique car il est recyclable et minimise ainsi le coût de son démantèlement, complète un élu municipal du Pont-de-Montvert :

L’aspect démontable fait appel à la notion de durabilité, d’écologie, d’empreinte que nous laissons sur le territoire et que nous léguons aux générations futures. Alors que l’on pourrait imaginer une autre façon de faire où chaque génération prendrait soin de déconstruire ce qu’elle a entrepris pour rendre un territoire vierge, afin de ne pas encombrer les générations nouvelles des restes du passé (...). L’habitat démontable offre une forme de prévention et ne rentre pas dans ce phénomène inquiétant de la croissance. Le coût de démantèlement est moindre et en plus les matériaux sont réutilisables ! De plus, les habitats sont souvent autoconstruits. L’avantage est que l’on invente des systèmes avec des formes simples et des systèmes modulables, pouvant être réutilisés 29.

D’une part, les récits dépeignent l’autonomie individuelle et collective des habitants, mais de l’autre, ils révèlent les dépendances auxquelles ils consentent en « adoptant » ce type d’habitat, particulièrement les sujétions pour subvenir quotidiennement aux nécessités vitales : s’abriter, se chauffer, se nourrir... Au demeurant, l’observation montre que la dépendance compose aussi avec la faiblesse des ressources économiques, l’adaptation aux aléas saisonniers climatiques et les errements de normes et règles juridiques. Nous allons voir qu’elle suppose aussi une réelle capacité d’accommodation aux groupes sociaux environnants : voisins, habitants, élus, collectivités, administrations.

Enjeux sociaux, économiques et politiques d’une cohabitation en milieu rural

Parmi les 210 habitants recensés dans la petite commune rurale de Rocles, l’un réside dans une serre avec un projet agricole, un couple d’agriculteur a construit une cabane sur sa parcelle, deux femmes vivent en yourte avec un projet de chèvrerie et accueillent un intermittent du spectacle, deux autres habitent dans une cabane sur un terrain privé et dans une clède 30, tandis qu’un tipi va bientôt s’installer. Aux yeux du maire Alain Gibert, l’habitat léger et mobile offre une alternative viable pour lutter contre la cherté des prix, la gentrification, la rareté du foncier, mais surtout la désertification des campagnes :

Moi, ce que je veux, c’est accueillir des jeunes, il faut trouver des systèmes pour ça. Je m’en fiche qu’ils soient sous yourtes ou autres. La commune ne dispose pas de foncier, alors pour l’instant ce mode d’habitat est un moyen qui fonctionne pour accueillir (...). On ne peut pas concevoir l’avenir de ce pays sans les jeunes ! 31

Assurément, si certains élus du territoire entrevoient la perspective d’un tourisme durable par la production d’une offre hôtelière de plein écologique, d’autres prennent en considération la philosophie des habitants, ainsi que les valeurs et les principes inhérents à chaque projet :

C’est une forme d’habitat intéressante qui peut s’inscrire dans une nouvelle forme de tourisme vert. Toutefois, le projet du Pré aux Yourtes n’a pas cette vocation, c’est plus une “philosophie de vie”, car l’habitat léger et mobile réclame la prise de conscience de son environnement 32.

Un élu municipal de la petite commune rurale de Lentillières, insiste lui aussi sur la nécessaire prise en considération des motivations, autant que des composantes relationnelles de leur environnement :

Certaines personnes se tournent vers cet habitat avec une volonté, un état d’esprit qui va avec. C’est cet aspect là qu’il faut arriver à comprendre pour comprendre ces modes d’habités (...), cela aiderait les autres à admettre la différence.

Il explique qu’il ne faut pas uniformiser mais à l’inverse singulariser les habitants :

Ceux qui sont là le temps de construire, ceux qui sont là par philosophie de vie (par exemple, les Décroissants), ceux qui n’avaient pas d’autres endroits où aller, les électrosensibles qui viennent trouver un refuge pour fuir la ville, ceux qui ont une tradition comme les gens du voyage 33.

Pour autant, l’hétérogénéité des résidents crée aussi un problème de cohésion sociale, entre les « paysans du cru », « les étrangers souvent ici depuis longtemps » et « ceux du lotissement », qui travaillent et consomment sur Aubenas :

La vie communale est multiforme, il y a plusieurs groupes, il est donc difficile de répondre à la question de l’intégration, car personne n’est réellement intégré, si ce n’est au sein de son cercle. La caractéristique de la personne qui habite en cabane sur la commune est qu’elle n’appartient à aucun groupe, donc elle est perçue comme en dehors par tous les autres 34.

La contiguïté spatiale et temporelle ne suffit pas à assurer l’intégration des nouveaux résidents, car la mémoire collective exhume « l’arriération » dressée contre le progrès. Il y a une différence de monde et de génération à prendre en compte dans l’incompréhension avec les anciens estime Jean, car la « simplicité est associée à la précarité dans leur esprit » :

Quand les anciens m’ont vu ressortir et utiliser ces outils, ça leur a mis la larme à l’œil. Mais, pour eux, ils sont associés à une époque de misère ! (...). Eux, ils ont bossé toute leur vie pour arriver à se payer un tracteur et, aujourd’hui, ils nous voient travailler la terre à la main, avec leurs vieux outils et la traction animale, ils ne comprennent plus ce qui se passe ! Il ne faut surtout pas juger, mais essayer de comprendre pourquoi ils pensent ainsi, comprendre leur colère, leur histoire 35.

Au fond, la confiance s’éprouve avec le temps, résume Albert Douchy, élu de la commune du Pont-de-Montvert :

Pour que les nouveaux arrivants s’intègrent, il faut qu’ils se présentent à l’ensemble des habitants du territoire et qu’ils créent de la communication. La Cévenne Lozérienne est un pays protestant ; il y a donc ici un très fort rapport à la terre et au travail. C’est grâce à eux que tu vas te faire reconnaître par les anciens, c’est très important ici ! Il faut passer l’hiver qui est long et rude, être actif et après tu peux commencer à être reconnu. Beaucoup de gens arrivent avec tout un tas de rêves et l’envie de s’installer, la coutume locale est de dire : “qu’ils passent un hiver et après on verra bien !” 36.

En contrepoint, les habitants témoignent qu’avec le temps, il y a « plus de bienveillance que de médisance », voire des marques de considération mutuelle.

Conclusion

Conçus dans leur environnement de proximité, les habitats légers prennent en compte le système anthropique de leur implantation, par l’accès raisonné aux ressources foncières, naturelles, hydriques, énergétiques, en parfaite adéquation avec les préceptes d’urbanisme durable et de transition énergétique. Les témoignages ont richement décrit leurs caractéristiques intrinsèques : faible empreinte écologique, surface minimale d’occupation, non-artificialisation des sols, maîtrise fruitière des fonds, réversibilité des aménagements, autonomie énergétique, autosubsistance vivrière, biodiversité agricole et environnementale, stockage de carbone, réduction des gaz à effet de serre, réduction des déchets, recyclage...

L’autonomie peut permettre de sortir de l’impasse pour récupérer une capacité à survivre aujourd’hui confisquée, affirme Pierre Rabhi :

Ce qui implique de relocaliser l’économie, afin que chaque territoire puisse assumer ses besoins, ce qui limitera les transports, la dépendance, la pollution, la dégradation (...). Nous sommes dans une transition qui peut être extrêmement fertile entre un système qui est en train de mourir et un autre qu’il faut reconstruire 37.

Philippe Desbrosses, qui partage ce constat, plaide pour le repeuplement des campagnes :

Nous arrivons aux limites socio-psychologiques et conceptuelles de la croissance, avant même d’en avoir atteint les limites physiques ce qui place la société en situation de choix, ou bien nous continuons à vider les campagnes pour remplir des banlieues surpeuplées (...). Ou bien nous favorisons le redéploiement des familles humaines pour qu’elles s’y épanouissent, en développant des activités utiles de services et de production, en protégeant et en valorisant les ressources naturelles 38.

Nous conclurons avec Emmanuel Bailly que si l’aptitude d’un espace de vie à répondre aux besoins physiologiques de l’individu oriente la réflexion sur la notion de besoin et de réponse au besoin, nous devons anticiper les effets territoriaux irréversibles en définissant les capacités du territoire, d’assumer l’empreinte écologique du mode de vie généré par la population 39. Cette perspective devrait être promue non seulement en regard des enjeux environnementaux comme il le suggère, sinon des enjeux socioculturels, économiques et écologiques, décryptés en Pays ardéchois en termes de solidarisme et de mutualisme hommes-milieux.