Les mariages ont été le vecteur d’une mobilité, parfois forcée, parfois désirée, souvent coutumière, des femmes à travers le monde. Les mobilités matrimoniales concernent depuis longtemps surtout les femmes. Elles ont d’abord été locales, puis régionales et internationales. Aujourd’hui, le regard porté sur les femmes qui migrent grâce ou à cause du mariage oscille entre l’apitoiement et la condamnation. Sont-elles victimes de formes de marchandisation ou viennent-elles instrumentaliser l’institution du mariage pour franchir les frontières ? Nous proposons de discuter des représentations et des réalités de ces migrantes par mariage à partir d’un terrain réalisé dans les régions rurales du nord-est du Japon en le mettant en regard d’extraits du roman intitulé Wan-chan 1 publié en 2007, en japonais, par Yang Yi, écrivaine d’origine chinoise installée au Japon 2.

Ce roman est construit autour du récit d’une opération matrimoniale montée par le personnage éponyme du roman, une femme chinoise, entre deux zones rurales, l’une au Japon, l’autre en Chine. Y sont décrits la première visite du groupe d’hommes japonais, le suivi des candidats intéressés, la cérémonie de mariage en Chine et l’arrivée des nouvelles épouses chinoises au Japon. Le roman pose d’emblée le caractère marchand de ces unions mais s’attache aussi à décrire les motivations des femmes chinoises et des hommes japonais ainsi que les situations sociales et démographiques des zones rurales des deux pays. Le récit nous raconte les intrications entre la vie familiale et les bouleversements économiques de la Chine des années 1990. Il nous raconte aussi les situations familiales dans les zones périphériques d’un Japon touché par le vieillissement de sa population. Au travers des mariages entre femmes chinoises et hommes japonais, ce sont les transformations des zones rurales des deux pays que la romancière raconte. L’histoire de Wan-chan est celle des illusions qui motivent les migrations et du dépaysement dans un pays étranger avec un mari souvent plus âgé et une belle-famille peu compréhensive. C’est aussi l’histoire d’hommes japonais qui, restés près de leurs parents dans des régions périphériques, ne trouvent pas à se marier. Les extraits du roman que nous avons traduits ci-dessous permettent de mettre en regard les injonctions sociales et les aspirations des différents acteurs, les contraintes et les choix.
Un marché matrimonial entre deux pays
La question de la globalisation du marché matrimonial tient une place importante depuis une vingtaine d’années parmi les travaux sur la féminisation des routes migratoires. En effet, aux côtés des études sur les migrations des spécialistes du soin à la personne, des travailleuses domestiques ou des travailleuses sexuelles, nombre de publications se sont intéressées aux migrantes par le mariage 4, un phénomène très largement féminin et particulièrement important en Asie de l’Est 5.
La réouverture des frontières à la fin de la guerre froide, la démocratisation des voyages et l’émergence d’Internet ont indéniablement joué un rôle important dans la globalisation du marché matrimonial et la diversification des intermédiaires et des modes de rencontre. Les mariages transnationaux, qui impliquent souvent une distance géographique et culturelle entre les futurs époux, supposent l’implication plus ou moins grande d’un intermédiaire. Dans le cas des tours-opérateurs spécialisés (on parle beaucoup dans le monde anglophone de romance tours et de marriage tours), les rencontres sont entièrement mises en scène et organisées par des agents intermédiaires ainsi que le décrivent Felicity Schaeffer, au Mexique et en Colombie 6, et Wang Hong-zen et Chang Shu-ming au Vietnam 7. Les agences matrimoniales internationales proposent des services divers selon le niveau d’autonomie des clients et la complexité des démarches administratives comme l’ont par exemple décrit Tomoko Nakamatsu, dans le cas des époux japonais, ou Riitta Vartti, dans le cas des époux allemands 8. De même, quand les rencontres se font sur les réseaux sociaux, les personnes sont dans certains cas autonomes, dans d’autres, aidées d’un intermédiaire qui connaît bien les sites et les ficelles de la communication virtuelle, tels les « moniteurs » des cybercafés de Yaoundé décrits par Monique Mfou’ou 9. Enfin, la médiation est parfois juste assurée par un proche ou une connaissance, grâce au bouche-à-oreille, souvent une personne ayant suivi la même route quelques années auparavant. C’est le cas de l’héroïne du roman, Wan-chan.
Au Japon, ce type de mariage a d’abord concerné des femmes de Corée du Sud et des Philippines à partir des années 1980.
Le phénomène prend de l’importance entre la Chine et le Japon dans les années 1990 alors que la République populaire de Chine ouvre progressivement ses portes. Chigusa Yamaura a décrit en détail ce phénomène à partir d’une recherche concernant les femmes du Nord-Est de la Chine, ancienne quasi-colonie japonaise. Dans nombre de régions japonaises, villes et campagnes, les mariages arrangés ont surtout concerné ces femmes du Nord-Est de la Chine. Le mode d’opération est très similaire à ce qui est décrit dans d’autres pays : un groupe d’hommes est constitué pour un voyage de rencontres matrimoniales en Chine. Au cours du séjour, des moments de rencontre sont organisés avec des femmes locales (repas, visites, etc.) qui sont l’occasion de faire connaissance. Les mariages peuvent parfois être décidés durant ces courts séjours, et très souvent l’homme revient pour un second séjour au cours duquel les démarches administratives sont entreprises ; parfois une cérémonie de mariage est organisée. L’homme repart seul au Japon et la femme le rejoint une fois les procédures de visa terminées, ce qui peut prendre trois à douze mois selon Yamaura 10.
C’est exactement ce type de « voyage matrimonial » qui est décrit dans le roman de Yang Yi. L’héroïne Wan-chan, ou de son nom japonais Mme Kimura, est une femme arrivée par mariage arrangé avec un homme japonais. Très isolée, elle s’ennuie rapidement dans la zone rurale où elle vit au Japon, alors qu’elle a toujours été active en Chine, dans le commerce du textile ou de l’immobilier par exemple. Non seulement elle s’ennuie mais elle ne supporte pas les colères de son mari quand elle dépense trop d’argent pour appeler sa mère en Chine. Elle décide donc de chercher un travail pour retrouver une indépendance financière. Lui vient alors l’idée de se faire intermédiaire pour des mariages transnationaux comme le sien. L’extrait ci-dessous décrit ses débuts.
Sa petite entreprise se développe peu à peu et le roman prend place autour d’une des opérations matrimoniales qu’elle a organisées : un voyage de rencontre pour lequel elle emmène en Chine quelques hommes de sa région de résidence au Japon, souvent recrutés par le bouche-à-oreille. Côté chinois, une coopératrice a recruté les femmes chinoises.
Outre l’écart de niveau de vie, la différence d’âge, qui est au cœur de cet extrait du roman, est un des critères qui mettent en exergue le déséquilibre entre les deux parties et le sentiment d’un « Nord » qui exploite le « Sud », de pays riches qui exploitent les pays pauvres en tirant profit de leurs femmes. Dans l’extrait ci-dessus, la collaboratrice de Wan-chan insiste sur le fait que la plus âgée des candidates chinoises a 36 ans et que toutes les femmes de plus de 40 ans ont été refusées. Les hommes ont plutôt la quarantaine ou la cinquantaine.
Les critiques à l’égard de l’organisation des mariages transnationaux dans la littérature académique 11, mais surtout dans le monde associatif, sont également alimentées par l’aspect succinct des procédures amenant des personnes qui se sont rencontrées une ou deux fois à s’engager dans le mariage.
Ces mariages express, au prisme de normes a priori modernes, démocratiques et féministes, se voient souvent nier la reconnaissance de ce que devrait être un « vrai mariage ». Mais la définition du mariage authentique ou désirable est-elle si univoque ? N’impose-t-on pas plutôt des valeurs morales au travers de ce que devrait être un « vrai mariage » ? Alors que les travaux sur les migrations par le mariage réalisés dans les pays occidentaux et asiatiques connaissent certaines divergences 12, tous ont permis d’observer la disqualification systématique du caractère commercial des mariages transfrontaliers car ils mettraient à mal l’égalité entre femmes et hommes et, par-là, les valeurs démocratiques 13. Nombre de travaux s’intéressent ainsi aux techniques de contrôle et de définition du mariage authentique au travers des discours, des lois ou des pratiques de guichet dans les consulats, les préfectures, etc. 14. Les mesures mises en place par les pays de départ ont également été étudiées. Elles sont alors légitimées par un discours de lutte contre le trafic des personnes, afin de répondre aux injonctions des standards internationaux de protection des femmes. Par exemple, pour contrôler les mariages transfrontaliers, le Vietnam a voté des restrictions aux mariages avec un étranger en 2002 et 2006 15 et les Philippines ont voté depuis 1990 une loi qui interdit les mariages par correspondance 16. Mais ce ne sont pas seulement les potentiels trafiquants qui sont pointés du doigt à travers ces lois, ce sont aussi les femmes qui, parfois assimilées à des femmes sans mœurs, sont jugées comme source d’érosion de la morale nationale 17. La frontière est parfois mince entre la critique du système et la critique des femmes elles-mêmes.
De facto, dans de nombreux pays, des associations féministes ont lutté contre ces mariages arrangés transnationaux. C’est le cas du Japon dans les années 1980-1990. Toutefois, les mobilisations de la société civile contre ces mariages transnationaux arrangés peuvent avoir un impact ambigu. Si la plupart des mobilisations civiles sont animées par le souci d’aider les personnes, les discours que les associations diffusent ont tendance à renforcer le stéréotype de la migrante passive et victime, et à imposer l’idée que les migrations par le mariage représentent un problème social 18. L’approche victimaire des migrations par le mariage, souvent privilégiée par les médias, le milieu des organisations humanitaires et les réseaux féministes, a pour aléa de venir nourrir des discours qui relèvent plus des valeurs et des normes morales sous couvert de dénoncer un trafic de femmes dont la réalité est difficile à démontrer. La valeur morale serait que le « vrai mariage », le mariage romantique, ne devrait pas se mêler d’argent. Ériger ainsi des frontières entre la sphère de l’intime et du marché a depuis longtemps été remis en question 19 car cette opposition entre les deux tend à moraliser les relations intimes et à nier l’agentivité des femmes migrantes. Ainsi, nombre de travaux de recherche se sont intéressés à la capacité d’action (« agency ») et de résistance des migrantes et ont décrit des réalités beaucoup plus complexes dans les relations de pouvoir 20. Ces travaux contribuent aussi à remettre en question le caractère indésirable de ces mariages en mettant en évidence la porosité, ou la fluidité entre les formes marchandes de l’intimité et les relations matrimoniales 21.
C’est aussi cette diversité des rapports au mariage, de ce que chacun vient y chercher, et la complexité des relations de pouvoir et des relations intimes que le roman de Yang Yi illustre comme nous le développons dans la partie suivante.
Les motivations et aspirations des femmes migrantes
Ainsi que je le développais dans un chapitre pour l’ouvrage Chinoises au XXIe siècle, les motivations des femmes sont intriquées : il s’agit pour nombre de femmes à la fois de migrer pour se marier et de se marier pour migrer 22.
Migrer pour se marier
Migrer pour se marier, car, dans nombre de cas, les femmes chinoises qui ont épousé des Japonais étaient des femmes qui rencontraient des difficultés à se marier en Chine. Ainsi dans l’extrait cité ci-dessus, une des candidates chinoises au mariage, Sun Lingdi, vient d’une famille où semble ne jamais naître de garçon, ce dont on fait porter l’entière responsabilité aux femmes. Cette fatalité rend les femmes de la famille difficiles à marier dans une société confucéenne comme le décrit l’extrait suivant :
Parmi les candidates chinoises au mariage, deux autres, Li Fangfang et Wu Juhua, sont décrites plus en détail dans le roman et sont aussi caractérisées par des situations de mariage difficiles.
Les enquêtes montrent que beaucoup des femmes chinoises mariées à l’étranger, au Japon ou à Taïwan, avaient des enfants d’un premier mariage. Melody Lu 23 a montré comment les contrats oraux entre les futurs époux mentionnent la prise en charge financière des enfants de la femme chinoise, que ceux-ci restent en Chine sous la responsabilité de parents proches ou qu’ils rejoignent la mère et soient parfois adoptés si le père est décédé. Quand la femme a des enfants, c’est bien sûr un obstacle supplémentaire pour se remarier.
Le choix de ces histoires est fidèle aux récits collectés sur les terrains de recherche. De nombreuses femmes chinoises nouent un second mariage à la suite d’histoires de couples difficiles. Cette réalité a été confirmée par les statistiques japonaises qui montrent dans les années 2000 que, parmi les épouses chinoises migrantes, la proportion de femmes divorcées est élevée. Les statistiques du ministère japonais de la Santé, du Travail et des Affaires sociales indiquaient en 2005 que la proportion de cas de second mariage (après un divorce ou un veuvage) pour les femmes chinoises s’étant mariées avec des Japonais s’élevait à plus de 40 %, niveau le plus élevé parmi les épouses étrangères 24. Les entretiens, les miens ou ceux par exemple de Saihanjuna 25, confirment que le divorce ou le veuvage sont une des motivations au mariage à l’étranger, au Japon comme vers d’autres pays. La stigmatisation d’une part et la charge des enfants à élever parfois seule d’autre part sont des facteurs pour choisir un mari à l’étranger, ce que relève bien le roman de Yang Yi.
Par ailleurs, toujours selon le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales du Japon, en 2005, l’âge des femmes chinoises au moment du mariage avec un homme japonais était de 31,7 ans. Il s’agit d’un âge moyen relativement élevé si l’on compare aux femmes japonaises (dont l’âge moyen au mariage était de 29,4 ans en 2005 26) et encore plus aux femmes chinoises dont l’âge moyen au mariage selon les chiffres du recensement de 2000 était de 23,5 ans 27. Là aussi, les enquêtes de terrain permettent de confirmer que, jusqu’aux années 2000, le fait de dépasser la trentaine diminue considérablement les chances de se marier. Il s’agit de dysfonctionnements du marché matrimonial assez classiques dans les sociétés qui s’urbanisent et où le niveau d’éducation des filles rattrape celui des garçons. Le roman de Yang Yi souligne combien les bouleversements économiques et politiques de la Chine des années 1980 et 1990 ont un impact sur la société et les familles, et donc sur les femmes, comme cela a été documenté par Marylène Lieber et Tania Angeloff dans leur ouvrage Chinoises au XXIe siècle 28. Ces transformations et l’ouverture des frontières de la Chine ont transformé les flux migratoires, créant de nouveaux régimes migratoires en Chine, par exemple dans les régions du nord de la Chine qui n’avaient pas jusque-là de traditions d’émigration internationale, comme c’est le cas pour les régions côtières du Sud. Ceci a été décrit par Xiang Biao 29 ou, dans le cas de l’immigration des Chinois du Nord en France, par Florence Lévy 30.
Parmi ces femmes divorcées, toutes n’ont cependant pas été rejetées par la belle-famille ou perdu leur mari à la suite d’un décès. Certaines femmes ont aussi pris l’initiative de fuir des mariages malheureux, des maris irresponsables ou violents, des belles familles intolérantes. C’est le cas de l’héroïne Wan-chan, dont le premier mari chinois, très dépensier, la ruinait et avait une emprise psychologique forte qui la poussait toujours à partir plus loin pour lui échapper : elle a ainsi recommencé sa vie plusieurs fois dans différentes villes de Chine avant de décider de partir encore plus loin, là où il ne pourrait plus aller la solliciter, au Japon.
Se marier pour migrer
Se marier pour migrer, car beaucoup espèrent aussi trouver un meilleur cadre de vie ou bien simplement partir à l’aventure quand il n’existe pas beaucoup de routes migratoires possibles. Au-delà du souci de rentrer dans la norme en se mariant ou de retrouver une forme de sécurité, beaucoup d’autres raisons sont évoquées dans les entretiens avec ces migrantes chinoises. Elles expriment leurs aspirations à trouver un mari plus compréhensif ou plus moderne, un cadre de vie plus sain ou plus attrayant.
Je raconte souvent un des premiers entretiens réalisés avec une femme chinoise au Japon qui m’avait fait réaliser combien la désirabilité d’une route ou la hiérarchie entre les statuts de résidence pouvaient varier selon l’expérience de chacun (ici la sienne et la mienne). Ma Li a migré au Japon au début des années 1990 avec un visa d’épouse, à la suite d’un mariage arrangé. Au moment de son départ, elle travaillait pour le bureau de météorologie de Beijing depuis cinq ans. Ma Li a migré avant tout pour échapper à ses parents : son grand frère avait quitté Pékin pour la lointaine île de Hainan au sud, et elle se retrouvait seule avec ses parents. Ces derniers exerçaient une pression sur Ma Li pour qu’elle épouse un homme diplômé d’une université. Le souci de l’image de la famille primait sur d’autres choix. Ma Li avait effectivement réalisé des études universitaires, mais ses amis étaient plutôt issus de milieux modestes. Pour échapper à cette pression, Ma Li envisageait de partir pour le Japon afin de reprendre ses études. Mais, partir comme étudiante à l’étranger n’était pas une perspective rassurante pour son père. Ma Li avait très envie d’aller au Japon et se montra intéressée quand une amie de sa mère parla de la possibilité de se marier avec un Japonais. Comme on parlait de mariage, et de plus avec un Japonais, les parents cessèrent de se préoccuper du statut social et de la réussite. Partir pour se marier était signe d’une réussite et surtout de stabilité financière alors que partir pour étudier aurait impliqué de faire des petits boulots et de se retrouver dans une forme de précarité peu enviable. Alors que le mariage me paraissait un choix beaucoup plus risqué, Ma Li me le présentait comme une route bien plus sécurisante 31.
Beaucoup de femmes, comme Ma Li, espèrent en se mariant au Japon profiter de ce que le mariage a longtemps permis, à savoir une mobilité sociale vers le haut, ce qu’on appelle l’hypergamie. Dans ces mariages transnationaux, l’hypergamie est en réalité souvent « paradoxale 32 » : ces mariages offrent certes des opportunités économiques améliorées mais souvent une position sociale dévaluée. C’est ce que décrit Yang Yi dans son roman et qu’elle résume bien dans ce paragraphe :
Au cours de mes enquêtes, des associations de soutien aux épouses étrangères de la préfecture de Yamagata (des associations qui assurent souvent des cours de japonais, de l’aide administrative, mais font aussi parfois de la médiation de couple ou du suivi juridique en cas de violences conjugales) ont témoigné de la déception, voire de la colère, surtout chez les femmes chinoises venues des villes et qui se retrouvent à la campagne 33. Nos enquêtes semblent montrer que les femmes chinoises, plus que les Coréennes et les Philippines, refusent souvent catégoriquement de participer aux travaux agricoles. Les tâches agricoles leur apparaissent dévalorisantes, l’image qu’elles ont des « paysans » est celle de personnes non éduquées, rustres. Mes entretiens ainsi que les travaux de Saihanjuna déjà cités mettent en évidence les stratégies pour tenter de « rattraper » ce déclassement social en mettant en place une éducation des enfants pour qu’ils « sortent de la campagne ».
L’extrait du roman cité ci-dessus introduit aussi un autre aspect des migrations par le mariage que nous allons développer dans la prochaine partie : celui des tâches qui incombent souvent à ces femmes (comme aux femmes japonaises de manière générale), telles les tâches domestiques, de soin et de relations sexuelles qui peuvent être analysées dans un même ensemble sous le concept de travail reproductif.
Les contextes ruraux : crise démographique et crise de la prise en charge du travail reproductif au Japon
Si les mariages transnationaux arrangés ne concernent pas seulement les zones rurales, les expériences rurales au Japon ont été particulièrement bien documentées. Premièrement, l’arrivée d’épouses de pays étrangers dans des petites villes ou des villages ruraux a été très visible. Si, au contraire de la Corée du Sud, le gouvernement central du Japon n’a pas promu l’entrée d’épouses étrangères, les autorités locales ont, elles, souvent été très actives dans certaines parties du pays 34. Le cas de la petite ville d’Asahi, dans le département de Yamagata, est un des exemples les plus connus. En 1975, les autorités locales avaient commencé à subventionner, voire organiser, des rencontres matrimoniales : il s’est d’abord agi de créer un service de conseil matrimonial et de proposer des séjours de ski ou de dégustation de vin auxquels les femmes des villes proches étaient invitées. En 1985, fort de son expérience en « activités matrimoniales » (konkatsu), Asahi met en place une coopération avec les autorités d’une localité philippine et une agence matrimoniale internationale. La petite ville japonaise décide de subventionner les voyages de célibataires japonais aux Philippines, initiative qui a été imitée par d’autres villes et villages, puis très critiquée par des associations féministes japonaises. À la suite de ces critiques, ce sont souvent des agences privées ou des indépendants qui ont pris la suite. L’arrivée d’épouses de Corée, des Philippines ou de Chine s’est poursuivie jusque dans les années 2000 avec un soutien plus ou moins direct des autorités locales 35.
Les études sur les épouses migrantes s’inscrivent dans les réflexions sur le processus de dépopulation, les politiques de revitalisation des zones rurales et les politiques migratoires restrictives du Japon. L’évolution démographique du Japon est bien connue, c’est aujourd’hui un des pays les plus âgés du monde. Les transformations démographiques concernent aussi le nombre de personnes jamais mariées. Les rapports et les médias ont tendance à insister surtout sur ce qu’ils considèrent comme un problème, le nombre d’hommes célibataires et qui sont représentés dans la catégorie statistiques des « hommes de plus de 50 ans n’ayant jamais été mariés ». Leur proportion serait passée de moins de 4 % en 1985 à plus de 15 % en 2005. Dans certains villages, des études indiquent que 70 % des hommes resteraient célibataires 36. Le déclin du mariage (et de la mise en couple) est couramment attribué aux difficultés économiques, aux désirs des femmes de faire carrière ou, dans les régions plus traditionnelles, à la charge des beaux-parents qui repose sur les fils aînés. C’est dans ce contexte que des autorités locales ont soutenu financièrement les mariages transnationaux dans les années 1980.
En effet, les migrations d’épouses ne répondent pas seulement à des logiques individuelles et de relations intimes, elles sont aussi une possible solution aux problèmes de dépopulation et de vieillissement dans les zones rurales japonaises comme ailleurs. Ces femmes sont attendues dans l’espoir de fonder une famille, mais aussi de maintenir un système social où la prise en charge des soins se fait essentiellement au sein de l’unité familiale. En 1997, Nicola Piper a été l’une des premières à penser les migrations par le mariage en termes de travail. L’auteure décrit ces mariages comme un moyen peu coûteux pour les hommes d’obtenir des services domestiques et sexuels. Le Japon est le pays riche de la région asiatique où la politique migratoire reste la plus restrictive dans le secteur du travail du soin à la personne et encore plus dans celui du travail domestique 37.
La prise en charge de ce travail de soin est mise en scène dans le roman de Yang Yi. On pense bien sûr aux soins pour les personnes âgées. C’est le cas de Wan-chan elle-même qui s’occupe de sa belle-mère bien plus que son mari. Mais il peut aussi s’agir du souci des soins aux maris eux-mêmes vieillissants. C’est le cas de M. Uno, personnage rebutant du livre. Les précédents extraits de roman ont indiqué que cet homme de 55 ans n’avait porté ses choix que sur des femmes ayant la vingtaine. Il a finalement décidé de demander en mariage Li Fangfang, la femme soupçonnée de porter malheur à ses maris. Après la cérémonie de mariage, tous attendent que leurs épouses obtiennent un visa pour entrer au Japon, or la réponse pour Li Fangfang prend du retard et est finalement refusée. M. Uno s’énerve car il a besoin d’avoir quelqu’un à ses côtés alors qu’il va être hospitalisé.
Des enquêtes menées à Taïwan ou à Singapour, où l’immigration de travailleuses domestiques est beaucoup plus développée qu’au Japon, soulignent que la migration par le mariage est une alternative pour les familles n’ayant pas les moyens d’avoir recours à des services de soins payants 38 ou pour des hommes âgés célibataires prévoyant qu’ils n’auront pas les moyens de payer une aide à domicile ou une maison de retraite. La chercheuse Melody Lu a étudié le cas particulier de vétérans chinois qui, réfugiés à Taïwan à la fin de la guerre civile chinoise, n’y ont pas de famille. Les vétérans représentent environ 10 % de l’ensemble des époux de migrantes et l’âge moyen des hommes au moment du mariage est particulièrement élevé (69 ans). Les motivations sont clairement formulées en termes de services recherchés : « we need someone to care for us in old age. It is cheaper and easier to marry a mainland or a foreign wife than hire a maid 39 ». La négociation des échanges entre époux est parfois contractualisée de façon très claire : il s’agit de soins pour le vétéran âgé, en échange, par exemple, de la prise en charge financière des enfants de l’épouse chinoise (éducation, logement).
Les soins recherchés peuvent aussi concerner un membre handicapé de la famille. Ainsi, dans le roman, Wan-chan doit aussi s’occuper du frère de son mari dont les troubles mentaux ne semblent pas bien diagnostiqués et qui tombe dans une totale déliquescence lorsque la belle-mère de Wan-chan est hospitalisée. Sur la question des personnes handicapées, une autre étude réalisée à Taïwan par Wako Asato 40 a montré, à partir d’une analyse des statistiques et des rapports du ministère de l’Intérieur taïwanais, que, parmi les personnes handicapées mariées en 2006, 10,2 % l’étaient à une épouse migrante, et la proportion était de 34,1 % dans le cas des handicapés mentaux mariés.
Enfin, plus simplement, ces mariages visent aussi à assurer une descendance comme c’est le cas d’un des clients de Wan-chan, Katsuo Tsuchimura. C’est la mère de M. Tsuchimura qui résume nombre des attentes envers le mariage au cours d’une discussion avec Wan-chan qui lui rend visite.
La notion de travail reproductif permet de recouvrir l’ensemble des tâches qui sont attendues des épouses, migrantes ou non : depuis la procréation jusqu’au travail du soin à la personne, en passant par le travail de reproduction sociale qui est moins visible dans ce roman. J’ai détaillé ces différents aspects du travail reproductif qu’assurent les femmes migrantes en les organisant en trois principales catégories 41. Premièrement, renouveler la force productive de travail, autrement dit procréer, avoir des enfants, assurer au quotidien le travail domestique — la cuisine, le ménage, la lessive, les courses —, mais aussi assurer le travail intime, celui des relations émotionnelles et sexuelles. Deuxièmement, prendre soin des personnes dépendantes (ce qui est le sens restreint donné au travail du care), en particulier enfants et parents âgés. Troisièmement, assurer le travail de reproduction sociale, c’est-à-dire renouveler la force productive au niveau qualitatif cette fois : assurer l’éducation des enfants, mais aussi leur socialisation, ainsi que les tâches de socialisation du foyer en général, la participation à la vie communautaire 42. Pour cette dernière catégorie, la question de la langue peut paraître un obstacle, et les valeurs transmises par l’éducation peuvent entrer en conflit. De fait, les municipalités d’accueil ont souvent concentré leurs actions de soutien aux femmes étrangères sur la question de l’accompagnement dans leur rôle de mère. Un des exemples intéressants est celui d’une localité ayant créé en 2008 un manuel intitulé « Le japonais pour élever son enfant, à destination des mères étrangères » (Gaikokujin hahaoya no tame no kosodate nihongo hyōgen 外国人母親のための子育て日本語表現). On peut lire en introduction « Nous avons réalisé ce manuel pour les mères mariées à des Japonais et élevant leurs enfants au Japon ». L’iconographie met en outre en avant une image extrêmement normée de la famille tout en rendant invisible l’altérité de la mère.
Pour conclure
Au-delà du cas japonais, le terme de travail reproductif est souvent repris dans les travaux sur les migrations par le mariage qui ont privilégié une analyse de ces mariages sous l’angle de la migration de travail 43. Ce terme permet de croiser des analyses sur des routes migratoires qui relèveraient d’une part de la migration de travail (travailleuses domestiques, aides-soignantes, etc.) et d’autre part de la migration familiale (épouses de nationaux ou de résidents étrangers) 44. Il permet de réintroduire, au sein des travaux sur la globalisation du travail de soin à la personne 45 ou sur les nouvelles formes de division internationale du travail 46, le cas du travail réalisé dans la sphère privée et non rémunéré, et de mettre en évidence les continuités entre travailleuses migrantes et épouses migrantes.
Le roman de Yang Yi dialogue de manière imagée avec les enquêtes de terrain, les miennes ou celles d’autres chercheuses, que j’ai présentées dans ce chapitre. Il rend compte des deux contextes socio-démographiques : celui du départ dans une Chine en pleine transformation au cours des années 1990 et celui de l’arrivée dans un Japon qui accuse, dès cette époque, la dépopulation de ses zones rurales. Toutefois, le roman n’aborde pas certains questionnements sur ces mariages sino-japonais, tels ceux sur les représentations héritées de l’histoire commune. L’expression de sentiments anti-japonais en Chine est postérieure au boum des mariages transnationaux entre les deux pays. Ces mariages ont surtout été nombreux dans les années 1990 et au début des années 2000, alors que l’attractivité économique du Japon est forte. Toutefois, la question du mariage avec des hommes de l’ancien pays envahisseur n’est pas un sujet absent des esprits, en particulier dans la région Nord-Est de la Chine qui avait été colonisée sous la façade de l’État fantoche du Mandchoukouo. Yamaura Chigusa a réalisé une analyse passionnante de la façon dont les intermédiaires matrimoniaux ont retourné la situation en insistant au contraire sur les liens de sang qui liaient l’ancienne Mandchourie au Japon pour promouvoir ces mariages. Inversement, l’attitude hostile à l’égard de la Chine se développe au Japon et ne rend pas non plus ces unions évidentes. Les intermédiaires développent ainsi un discours pour faire de ces femmes des fiancées désirables 47. En outre, comme évoqué ci-dessus, dans les années 1990 et 2000, les autorités locales ont plutôt soutenu ces mariages internationaux, quelle que soit la nationalité des femmes, afin de maintenir la vie communautaire.
Les mariages sino-japonais transfrontaliers reculent aujourd’hui. Non seulement leur nombre diminue de manière générale, mais encore plus pour ceux qui relèvent de voyages organisés, ou de rencontres sur internet. La population chinoise au Japon est nombreuse et les agents matrimoniaux privilégient aujourd’hui les rencontres sur place. Le recul de ces mariages transnationaux depuis le milieu des années 2000 n’est pas évident à analyser : la société japonaise accepte-t-elle mieux le célibat ? Le Japon est-il moins attractif pour les femmes étrangères ? Ces femmes étrangères sont-elles moins discriminées aujourd’hui dans leurs sociétés d’origine, en particulier en Chine et en Corée du Sud où le déséquilibre démographique entre femmes et hommes leur donne un avantage sur le marché matrimonial ?