Déchue provisoirement de la nationalité japonaise dès 1947, puis définitivement dès 1952, la population coréenne occupa une place historiquement importante dans la reconnaissance et la visibilisation progressives des « étrangers » au Japon. Marquée par la politique coloniale japonaise, elle fut à l’origine de nombreuses actions politiques qui, pour certaines, eurent un impact réel sur les conditions de vie des Coréens au Japon, mais aussi sur le statut des étrangers en général. Pourtant, la population zainichi ne peut être comparée à celle des étrangers 1 car elle traversa une période d’assimilation tant culturelle que juridique 2.
Venus au Japon durant la période coloniale de 1910 à 1945, puis durant la période de confusion de l’immédiat après-guerre, les Coréens furent l’objet d’un processus de stigmatisation important qui ne se limitait pas à un traitement différentiel entre nationaux et étrangers, constituant au fil de l’eau une catégorie hétéroclite décrite sous l’appellation de zainichi 3. La dévalorisation dans le milieu du travail 4, la non-reconnaissance de la langue et de la culture coréennes, l’assimilation à la criminalité furent des sujets sensibles qui animèrent les actions politiques 5. Plus précisément, plusieurs angles existent pour aborder la question de la stigmatisation des populations coréennes au Japon : la reconnaissance des écoles coréennes, la contestation de l’obligation de déclarer les empreintes digitales, ou la non-reconnaissance des droits sociaux et politiques. Certains travaux abordent cette mise au ban en se focalisant sur les Coréennes, pour montrer la double stigmatisation croisant « droits ethniques » et « droits des femmes » au sein des écoles de nuit. Est alors empruntée la théorie de Nancy Fraser relative aux « contre-publics subalternes (subaltern counterpublics) 6 » définis comme étant des « arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, ce qui leur permet de fournir leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins 7 ».
De ce point de vue, si nous cherchons à mettre en lumière les luttes des populations zainichi pour surmonter les problématiques post-coloniales, les léproseries nationales, ayant abrité une population coréenne importante, constituent un lieu croisant santé, colonisation et développement économique du Japon. En effet, le nombre de Coréens dans les léproseries nationales augmenta progressivement après 1945, marquant en 1962 le chiffre record de 712 personnes au sein de l’ensemble des léproseries nationales, soit environ 6 % des personnes internées 8. Cette présence est révélatrice de la nature des politiques coloniales et post-coloniales entreprises depuis les années 1910 jusqu’à nos jours en cela qu’elle porte en elle l’inégalité sociale et la pénibilité du travail — la lèpre étant une maladie liée à la nutrition et à l’hygiène de vie 9 —, la discrimination juridique et la stigmatisation en sont à la fois la cause et la conséquence. Partant donc de ce contexte spécifique qui est celui des populations zainichi, le but de cet article est d’étudier les acteurs et les moyens d’action mis en place par les Coréens malades de la lèpre et internés dans des léproseries nationales japonaises. Cette double exclusion fait ressortir non seulement le traitement post-colonial du Japon vis-à-vis des Coréens, mais aussi le renforcement des politiques eugénistes larges après 1945, provoquant une stigmatisation forte des lépreux dont la « dangerosité » put servir d’argument pour la poursuite des politiques d’isolement forcé, malgré le courant majoritaire des politiques mondiales de la santé. Pour ce faire, nous étudierons dans un premier temps le statut juridique des Coréens zainichi avant et après 1945, puis les politiques migratoires envers les Coréens au sein des léproseries nationales. Les nouvelles mesures sociales d’après-guerre vinrent cristalliser à cet égard la discrimination des Coréens qui ne purent bénéficier des aides pour les personnes handicapées, ce qui mena à des moyens d’action tant politiques que culturels.
Le retrait de la nationalité japonaise chez les Coréens
Le 2 septembre 1945, le Japon signa les actes de capitulation. Les anciennes colonies furent désormais considérées libres, tandis que le Japon entrait sous l’occupation administrative du General Headquarters (GHQ) le 2 octobre 1945. À compter de cette « libération (kaihō 解放) », les populations issues de la Corée et résidant au Japon devaient cesser d’être japonaises. Nous pouvons donner l’exemple du droit politique qui dessine le contour de la citoyenneté. Avant 1945, les populations d’origines coréennes et taiwanaises résidant en Métropole pouvaient voter et se faire élire à la Chambre des représentants du moment où ils remplissaient les conditions du suffrage censitaire 10, une représentativité qu’ils perdirent en même temps que l’introduction du suffrage universel sous la loi électorale promulguée en décembre 1945. Le mécanisme juridique permettant de dessiner la frontière entre les nationaux et les non-nationaux fut le registre familial (koseki 戸籍) qui séparait les sujets enregistrés en Métropole des ex-sujets enregistrés sur un registre tenu en Corée ou à Taiwan (minseki 民籍) 11. Ces populations coréennes et taiwanaises, déchues de la nationalité japonaise tout en habitant au Japon, furent par la suite l’objet d’un enregistrement d’étranger (gaikokujin tōroku 外国人登録) sous l’édit impérial du 2 mai 1947 qui les catégorisa « pour un certain temps » comme étrangers 12.
Si leur statut de non-Japonais fut ainsi progressivement affirmé, dans certains domaines l’assimilation fut menée sans ménagement, tels que dans l’éducation : l’éducation obligatoire leur étant opposable, les écoles coréennes 13 furent l’objet de restrictions voire d’interdictions en 1948, provoquant une contestation virulente de la part des Coréens. Les mesures de discrimination furent ainsi combinées avec des mesures d’assimilation et menèrent à des mouvements de contestation pointant la non-reconnaissance du passé colonial. L’évolution du statut des étrangers au Japon fut grandement influencée par cette ambivalence entre les populations étrangères sans passé colonial direct d’un côté, et les populations issues de la politique coloniale de l’autre, dépossédées de leur nationalité initiale pour se retrouver de nouveau dépossédées de la nationalité japonaise après une politique annexionniste 14.
Ainsi, la colère des Coréens mena à des actions judiciaires ou politiques qui aboutirent, dans certains cas, à des réformes juridiques. Tel fut le cas des Coréens victimes des bombes atomiques en août 1945. Son Chindu 孫振斗, irradié à Hiroshima et cherchant à bénéficier de soins adaptés, fut arrêté en 1971 lors de son troisième séjour clandestin au Japon. Des actions civiles de soutien se formèrent, le tribunal de district de Fukuoka fut saisi et une longue procédure judiciaire s’ensuivit. Le tribunal de Fukuoka en mars 1974, puis la Cour d’appel de Fukuoka en juillet 1975 et enfin la Cour suprême en mars 1978 donnèrent tous gain de cause à Son, aux motifs que la loi relative aux soins des personnes irradiées (Genbaku iryōhō 原爆医療法) avait « un caractère réparateur de la part de l’État japonais » qui, en tant qu’« acteur de la guerre », était « responsable en matière d’aide aux victimes », et que « Son avait la nationalité japonaise au moment de son irradiation, une nationalité qu’il perdit indépendamment de sa volonté avec l’entrée en vigueur du traité de paix 15 ». Dans la lutte contre la prise systématique de l’empreinte digitale des étrangers, les populations coréennes jouèrent là-aussi un rôle incontestable. En 1952, sous la loi relative à l’enregistrement des étrangers (Gaikokujin tōrokuhō 外国人登録法), l’État japonais imposa l’obligation d’enregistrer les empreintes digitales. Après une longue période de lutte, la loi fut modifiée en 1992 : désormais les résidents permanents et les résidents permanents spéciaux n’eurent plus l’obligation de laisser leurs empreintes digitales 16. C’est dans cette configuration de tension et de négociation que nous devons inscrire les revendications en matières migratoire et sociale.
Politiques migratoires envers les lépreux coréens
Si la nationalité japonaise fut retirée aux anciennes populations colonisées, le cas des lépreux coréens présentait une situation particulière à l’égard de leur statut de résident. En effet, l’article 5 du décret d’immigration (Shutsunyūkoku kanri-rei 出入国管理令), promulgué le 4 octobre 1951 et entré en application le 1er novembre 1951 17, énumérait la liste des étrangers dont l’accès au territoire était interdit. Le premier cas portait alors sur les patients visés par la loi de prévention des maladies contagieuses (loi n° 36 de 1907) ou la loi de prévention de la lèpre (loi n° 11 de 1907), aux côtés des personnes ayant un handicap mental (2°), des pauvres, des vagabonds ou des personnes avec un handicap physique constituant une charge pour l’État ou pour la collectivité locale (3°), et des personnes condamnées (4°) entre autres. Par ailleurs, l’article 24 du même décret autorisait l’expulsion des étrangers visés par la loi de prévention de la lèpre.
Les débats parlementaires ayant précédé la sortie du décret sont révélateurs du climat dans lequel il fut élaboré. Sont particulièrement fournies les minutes de la Commission spéciale sur la surveillance administrative tenue au sein de la Chambre des représentants le 18 mai 1951 durant laquelle fut appelé Mitsuda Kensuke 光田健輔 (1876-1964), léprologue représentatif, directeur de la léproserie de Nagashima. Il intervint en sa qualité de témoin principal et d’instigateur des politiques d’isolement des lépreux mises en place progressivement dès 1907. Les questions tournèrent alors autour des lépreux coréens en lien avec l’immigration clandestine. Mitsuda décrit la route migratoire empruntée par les Coréens, les points de départ étant les villes de Pusan, Lishui [Mitsuda donne ici le nom d’une ville chinoise] et Mokpo, « des villes où la lèpre est répandue », tandis que les ports d’arrivée clandestine auraient été Hagi, Senzaki, Shimonoseki, ou encore Fukuoka. Les Coréens arrivés ainsi étaient embauchés par des mines 18 ou encore des bateaux, et connaissaient de ce fait une accélération de leur maladie dans cet environnement hostile 19. Il en serait résulté une augmentation du nombre de Coréens au sein des léproseries, les chiffres de Nagashima indiquant un passage de 3 % en 1915 à 9,1 % en avril 1951. Mitsuda affirma alors que cette tendance était similaire dans les autres léproseries nationales 20, et les échanges tournèrent essentiellement autour des immigrés coréens clandestins qui, venant en grand nombre car poussés entre autres par la guerre de Corée, auraient constitué une menace réelle en termes de santé publique. Sachant que Mitsuda Kensuke était l’introducteur de la stérilisation dans les léproseries nationales dès 1915, ces mesures anti-immigration clandestine des Coréens ayant la lèpre — appelés « lèpre coréenne (kankoku-rai 韓国癩) » — doivent s’inscrire dans ce paysage large des politiques eugénistes et hygiénistes qui furent renforcées après 1945 21.
Suite à l’application du traité de paix le 28 avril 1952, les mesures provisoires devinrent définitives et les Coréens virent leur statut d’étranger définitivement affirmé. Cumulant une image de dangerosité à la fois criminelle et sanitaire, les populations coréennes furent l’objet d’une stigmatisation forte qui motiva la création d’un centre de rétention spécifique des lépreux coréens au sein de la léproserie Kikuchi keifū-en. Le centre eut une existence officielle durant un an, de septembre 1953 à novembre 1954, et il accueillit douze clandestins coréens avant sa fermeture suite au suicide de l’un d’entre eux 22.
La gestion des Coréens lépreux fut ainsi frontalement posée en termes de politique migratoire, provoquant une inquiétude chez les Coréens internés. Pour cause, en 1945, environ 60 % des Coréens étaient déjà de la deuxième génération. Une pétition venant de 78 patients coréens de la léproserie de Tama zenshō-en à Tokyo fut ainsi déposée à la Chambre des conseillers et y fut adoptée. L’Agence de la migration (Nyūkoku kanrichō 入国管理庁) assouplit sa position et déclara que cette disposition de conduite forcée aux frontières n’était applicable qu’aux « Coréens violents, semant des troubles au sein des sanatoriums 23 ». Quoi qu’il en soit, cela signifie que les Coréens internés étaient exposés à un double risque : d’un côté, les Coréens dotés d’un titre de séjour régulier ne pouvaient plus rentrer en Corée selon le décret des forces d’occupation américaines qui interdisait la sortie du territoire japonais aux étrangers ayant la lèpre 24, tandis que, de l’autre, cette même population pouvait craindre une expulsion en vertu de l’article 24 du décret d’immigration.
Derrière cette double mesure, existait la peur d’une population de moins en moins « maîtrisable » selon les directeurs des léproseries, et en augmentation certaine, dans un contexte de renforcement des droits fondamentaux. En effet, l’entrée en vigueur de la Constitution le 3 mai 1947 provoqua un grand nombre de réformes juridiques dans la protection fondamentale de l’individu, anéantissant un certain nombre de mesures jugées désormais contraires à la Constitution. L’organisation des léproseries n’y échappa nullement, faisant perdre en l’occurrence aux directeurs des léproseries les prérogatives pénales qui leur avaient été conférées en 1916, suite à la réforme de la loi relative à la prévention de la lèpre (1907). Concrètement, les directeurs perdirent leur droit d’enfermer et de punir les patients récalcitrants sans passer par une procédure judiciaire. Cette mise à jour des droits fondamentaux eut une répercussion chez les spécialistes qui prônèrent la poursuite de la politique d’isolement au nom de la sécurité publique 25. C’est alors que la « nature criminelle » des Coréens ainsi que l’accroissement de leur nombre dû à une arrivée clandestine au Japon furent sciemment utilisés comme arguments venant renforcer cette position. Pour cause, Mitsuda s’inquiétait particulièrement de l’augmentation du nombre de Coréens avec le dysfonctionnement de la léproserie de Sorokdo et la guerre de Corée (1950-1953). Il réaffirma ainsi leur nature criminelle et le besoin de renforcer l’isolement pour cette raison :
Étant donné que de nombreux Coréens malades [de la lèpre] viennent en Métropole, le Japon doit prendre soin même des lépreux coréens. Cela va certes de soi d’un point de vue humaniste, mais ce sont ces personnes récalcitrantes [soit des Coréens clandestins fabricant illégalement du sake ou entretenant le marché noir] qui sont internées, ce qui fait qu’on est dans une situation fâcheuse qui nous empêche de maintenir l’ordre public dans les léproseries 26.
Une affaire criminelle, datant de 1950, fut incontestablement à l’origine d’un nouveau dispositif d’enfermement. En l’espèce, dans la léproserie Kusatsu rakusen-en, trois yakuza furent tués par un groupe de Coréens ayant subi des humiliations quotidiennes de leur part. Dans les mêmes discussions parlementaires, Mitsuda se référait explicitement à cette affaire pour arguer la criminalité des Coréens et l’impunité dans laquelle le régime d’alors les maintenait. Or, plus loin, durant la même séance, le témoignage de Yajima Ryōichi 矢嶋良一, directeur de la léproserie concernée, montre que, si ce sont effectivement des Coréens qui ont massacré les yakuza — dont un coréen lui-aussi —, il s’agissait d’un acte de défense face aux menaces de mort proférées par la pègre. Ce contexte était totalement absent des dires de Mitsuda pour qui la criminalité coréenne constituait un véritable problème nécessitant des mesures disciplinaires fortes.
Si nous ne sommes pas en mesure d’analyser le contexte de ces actes criminels, cette divergence dans les témoignages, entre Mitsuda et Yajima, permet de pointer l’existence d’un mécanisme de stigmatisation des Coréens qui furent systématiquement criminalisés. Il était donc impensable d’assouplir la politique d’isolement, des données — douteuses selon Fujino — ayant alors été mises en contribution pour étayer l’augmentation du nombre de lépreux en Corée d’un côté, et la circulation croissante des lépreux coréens vers le Japon de l’autre, venant notamment de la léproserie de Sorokdo qui, à l’époque, traversait une phase transitoire difficile 27. Pour cela, il fallait isoler ces Coréens atteints de la lèpre en attendant que le sanatorium en Corée soit stabilisé et que l’on puisse les renvoyer de force 28. Ainsi, nous assistons à un durcissement de discours face à la démocratisation qui eut une répercussion indirectement néfaste sur les Coréens ayant la lèpre, mais aussi contre les malades de la lèpre en général, qui furent l’objet d’une politique d’isolement forte.
Des mouvements de revendication vers le changement législatif dans le droit de la protection sociale
En décembre 1959, la loi relative à la retraite entra en application, le but de cette loi étant de garantir une retraite « universelle » (kokumin kai-nenkin 国民皆年金) : désormais, tous les Japonais de plus de 20 ans et de moins de 60 ans devaient s’affilier au régime de pension de base 29. À partir de 1961, ce système fonctionna sur la base d’une obligation de cotisation, obligation « universelle » dont furent « exonérées » les « personnes internées dans une léproserie nationale ou autres établissements reconnus par le ministère de la Santé » (article 89 de ladite loi). Or, cette exonération eut une répercussion néfaste étant donné que les personnes ne versant pas la cotisation se retrouvaient exclues du système. Les lépreux internés furent ainsi démunis de la retraite, couverture « universelle » dont ils ne bénéficièrent pas. Cette même loi devait aussi s’appliquer aux personnes gravement handicapées qui recevaient désormais une aide sociale (shōgai fukushi nenkin 障害福祉年金) de 1500 yen mensuelle sans obligation de cotisation. Ce dispositif créait ainsi une différence de couverture entre les patients gravement atteints de la lèpre et bénéficiaires de la retraite d’un côté, et les patients jugés sans handicap sous le régime d’exonération (i.e. exclusion) de la retraite.
Cette loi fut à l’origine d’une situation discriminatoire au sein des léproseries, entre les Japonais eux-mêmes 30, mais aussi avec les étrangers dont les Coréens, population étrangère la plus visible. De ce fait, suite à l’entrée en application de ces mesures, plusieurs actions furent entreprises par des Coréens internés dans les léproseries nationales : ils entamèrent des négociations directement auprès du ministère de la Santé, et se rapprochèrent des associations de lépreux constituées de Japonais afin d’obtenir leur soutien. Les léproseries sortaient alors d’une époque de mobilisations fortes contre la réforme de la loi relative à la prévention de la lèpre qui renforçait les dispositifs d’isolement malgré la découverte d’un traitement efficace, réforme qui fut votée en 1953. Pour accompagner cette période de lutte, en 1951 fut créée la Fédération nationale des patients de la lèpre (Zenrai kankyō 全らい患協, ci-dessous ZRK). La sensibilisation aux droits constitutionnels ainsi que l’introduction des droits politiques au sein des léproseries avaient aussi suscité une vague de mouvements contestataires associés à une prise de conscience non négligeable au sein des populations internées. Dans ce dynamisme, sur les treize léproseries nationales, dix connurent la création d’une fédération coréenne en leur sein 31.

Ce courant national de lutte eut une répercussion certaine auprès des Coréens internés qui cherchèrent à former des structures de mobilisation. Ainsi, en décembre 1959, l’Union nationale des Coréens vivant au Japon (Zainichi chōsen kankoku-jin Hansen-shi-byō kanja dōmei 在日朝鮮韓国人ハンセン氏病患者同盟) fut fondée, avec environ 700 Coréens. Elle multiplia des actions en dehors des léproseries, auprès des associations coréennes, des députés et du ministère de la Santé, entre autres, et chercha à collaborer avec la Fédération nationale ZRK pour qui la discrimination des Coréens due à leur nationalité était devenue une véritable cause politique.

C’est dans ce contexte que nous assistons à la mise en place d’une stratégie, certes moins politisée que les négociations et les manifestations, mais non moins significative, qui se traduisit par la publication d’un recueil des patients coréens. Cette initiative fut prise au sein de la léproserie Oku kōmyō-en. Les lépreux coréens fondèrent alors la Fédération de soutien des Coréens 韓国人互助会 en 1960 et publièrent ce recueil intitulé Kotō 孤島 (Île isolée), dans le but de sensibiliser l’opinion publique en diffusant les écrits de souffrance 32. Cette initiative fut prise alors que la voie littéraire était devenue un moyen d’expression non négligeable au sein des sanatoriums où des magazines littéraires avaient été créés, permettant une certaine visibilisation des auteurs tels que Hōjō Tamio 北條民雄 (1914-1937), interné à la léproserie de Tama à Tokyo et lauréat du prix Bungakkai en 1936 33. Les populations coréennes trouvèrent elles aussi une échappatoire dans ce moyen d’expression 34.
Suite à la publication du premier volume de Kotō, fut créée une fédération rassemblant les lépreux coréens de Kōmyō-en (Kankokujin gojokai 韓国人互助会) et ceux d’Aisei-en (Kankokujin dōshikai 韓国人同士会), nommée Association de protection de la vie des patients coréens de la maladie de Hansen (Kankokujin Hansen-shi-byō ryōyōsha no seikatsu o mamoru kai 韓国人ハンセン氏病療養者の生活を守る会, ci-dessous « Association coréenne de Nagashima »), menant à la publication du deuxième volume de Kotō.
Ces deux volumes rassemblèrent ainsi les voix de protestation contre la différentiation entre les patients japonais et les patients coréens dans le régime de la prestation sociale des personnes handicapées, à l’origine d’une inégalité financière importante au sein des léproseries. Concrètement, il est fait état d’un doublement de revenu mensuel chez les patients japonais avec handicap qui touchèrent environ 2250 yen, comparés aux Coréens souffrant de handicap dont le revenu avoisinait les 1050 yen. Dans les écrits de l’époque, nous pouvons aussi lire que les patients japonais lourdement handicapés, dont personne ne s’était jamais préoccupé, furent propulsés sous les projecteurs et intéressèrent les autres patients qui cherchèrent à leur « rendre service » et à en tirer bénéfice 35. À travers les témoignages de Coréens dans les volumes de Kotō, nous pouvons lire un sentiment d’amertume dû à une hiérarchisation entre les Japonais et les Coréens au sein des léproseries :
Les Coréens, provenant d’une domination coloniale, furent méprisés. Ne maîtrisant pas bien le japonais ni le calcul des frais, ils se virent octroyer des travaux que personne ne souhaite accomplir. De ce fait, ils ont énormément souffert 36.
À cette hiérarchie liée aux différences de langue et de culture, s’ajouta ainsi une nouvelle hiérarchie, cette fois économique, qui résultait des mesures différentielles excluant les non-nationaux de la protection sociale. Les mesures entrèrent en application le 1er novembre 1959. Cela provoqua concrètement une exclusion des Coréens des activités culturelles et de loisirs car ils ne pouvaient plus assumer les charges collectives, venant accélérer ce sentiment d’injustice et de frustration :
La vie à cinq dans une chambre de 15 jō 37 dont quatre Japonais et un Coréen connut un fossé financier qui ne fit que s’aggraver. S’agissant d’une vie en collectivité, nous devons autant que possible avancer à la même vitesse, mais la souffrance ne se limite à présent plus aux aspects économiques, elle se transforme aujourd’hui en pression psychologique. Or, quelle que soit la souffrance, je veux à tout prix éviter de me dévaloriser. C’est bien mon souhait, mais par moment l’envie de hurler dans tous les sens me prend 38.
L’Association coréenne de Nagashima devint alors une échappatoire permettant aux Coréens d’exprimer librement leurs frustration et douleur. Le premier volume de Kotō créa ainsi un pont entre les Coréens qui cherchaient à atténuer partiellement le mal du pays, et entraîna l’augmentation du nombre de participants aux messes chrétiennes ainsi qu’aux cours de coréen. Ces deux volumes furent publiés avec le soutien non négligeable de l’Église chrétienne de la République de Corée (Daikan kirisuto kyōkai 大韓基督教会) et de l’Association des résidents sud-coréens du Japon (Daikan minkoku iryūmin-dan 大韓民国居留民団), montrant par-là une ouverture au-delà du cercle fermé des léproseries.

Conclusion
La publication des deux volumes de Kotō et les actions menées auprès des différentes instances politiques ne menèrent pas directement à la réforme de la loi relative à la pension de base de 1959. Or, ce régime légal — censé s’appliquer à l’ensemble de la population — avait créé d’autres oubliés que les Coréens tels que les patients japonais internés sans handicap sévère, également exclus de la retraite nationale. C’est ainsi que les mouvements des Coréens rejoignirent les contestations partagées de façon plus large par les nationaux, menant à plusieurs manifestations entre 1964 et 1971, notamment devant le ministère de la Santé, pour pallier les écarts créés par l’augmentation des aides sociales. C’est la ZRK qui porta ces revendications pour obtenir in fine l’augmentation des aides sociales destinées à couvrir les dépenses quotidiennes (nichiyōhin-hi 日用品費) 39, un mouvement auquel se joignirent les patients coréens.
Il fallut néanmoins attendre dix ans, en 1972, pour voir la création d’un fonds spécifique qui vint renforcer la qualité de la vie quotidienne via le versement de « frais quotidiens (juyōhi 需要費) ». Il aurait été sûrement difficile d’obtenir cette aide sans l’appui de la ZRK, sachant que la condition de nationalité ne fut supprimée que tardivement tant dans la retraite nationale (kokumin nenkin) que dans l’aide aux enfants (jidō teate), suite à l’adhésion en 1981 à la Convention relative au statut des réfugiés (1951).
À travers les lépreux coréens et leur stigmatisation politique, nous mesurons les mécanismes d’exclusion des politiques à portée universelle, telles que le droit de vote et la couverture sociale, envers des populations issues d’une politique coloniale annexionniste. Ce passé, qui ne fut pas géré à la hauteur de la souffrance et de la frustration des Coréens, provoqua des mouvements de contestation qui eurent des conséquences quant à la reconnaissance des droits sociaux des étrangers tout en créant une méfiance envers ces populations. Les Coréens internés dans les léproseries jouèrent à cet égard un rôle sensible, servant de motif de poursuite des politiques d’isolement forcé tout en déclenchant, à travers leurs combats, une prise de conscience de la nature non universelle de la couverture sociale.