Le Japon d’après-guerre ne s’est pas reconstruit en tant que pays d’immigration : ses institutions, ses mythes nationaux, ses lois en témoignent. La loi cadre sur l’immigration de 1951 n’autorisait ainsi que quelques catégories de travailleurs qualifiés à travailler au Japon. Cette loi fut modifiée en 1989 afin d’autoriser de nouvelles catégories d’étrangers, toujours qualifiés, à venir travailler au Japon, mais aussi afin de s’assurer officieusement de l’approvisionnement en main d’œuvre non-qualifiée. Entrée en vigueur en 1990, cette modification législative sur l’immigration japonaise présida donc à l’arrivée sur le territoire japonais de ceux que l’on appela les immigrés newcomers, étrangers occupant majoritairement des emplois non-qualifiés mais entrés légalement sur le territoire japonais grâce à des visas désignant officiellement des « qualifications » comme celui de « stagiaires », de travailleurs du « monde du spectacle », d’« étudiants étrangers ». Parmi ces nouveaux types de visa, seul l’un d’entre eux, le visa de « résident à long terme » (teijūsha定住者) ne correspondait pas à une occupation professionnelle, mais à une durée de séjour au Japon 1 : ce visa, indéfiniment renouvelable, fut délivré de manière préférentielle aux nikkeijin, ou descendants d’émigrés japonais des deuxième et troisième génération (et depuis 2018 de la quatrième génération), en raison de leur origine ethnique. De nombreux chercheurs comme Oguma Eiji 2 ont critiqué le mythe de l’homogénéité du Japon ayant souvent conduit les responsables politiques à nier l’existence même des minorités au Japon 3, néanmoins, c’est bien afin de maintenir ladite homogénéité japonaise que les descendants de Japonais bénéficièrent d’un « privilège ethnique 4 ». Alors que la diaspora japonaise est présente dans les Amériques (du Nord et du Sud) et en Asie, ce sont spécifiquement les nikkeijin du Brésil (et dans une moindre mesure les nikkejin du Pérou) qui, en raison de la crise économique sans précédent qui frappait alors leur pays, affluèrent au Japon. Alors qu’on ne dénombrait en 1990 que 56 000 Nippo-brésiliens au Japon, ils formaient en 2007 la troisième communauté étrangère du pays (leur nombre dépassait les 300 000) 5. Aujourd’hui encore, ils sont au nombre de 204 879 et forment la cinquième communauté étrangère derrière les 716 606 Chinois, les 432 934 Vietnamiens, les 409 855 Coréens et les 276 615 Philippins 6. Cela fait donc 30 ans qu’existe au Japon une communauté brésilienne, établie dans différentes régions du pays, avec des histoires et des parcours de vie certes parfois convergents mais aussi singuliers. Aussi diverse soit-elle, cette communauté brésilienne a connu durant ses 30 années de résidence et de vie au Japon des phases de développement, des épisodes de crises, des événements fédérateurs, des retours massifs vers le Brésil, ou parfois vers le Japon, et c’est précisément ces grandes lignes de l’expérience collective des immigrés brésiliens au Japon que nous souhaitons retracer dans cet article.
Si pour beaucoup de Nippo-brésiliens le projet d’émigration au Japon devait à l’origine être temporaire, nombre d’entre eux y possèdent désormais une maison, ont des visas de résident permanent et des enfants qui apprennent le portugais comme « seconde langue vivante ». Leur situation a donc grandement évolué depuis leur arrivée dans les années 1990 jusqu’à la récente fermeture des frontières aux étrangers en lien avec la crise sanitaire mondiale. Il existe une profusion de productions scientifiques prenant pour objet la communauté nippo-brésilienne, donnant lieu à ce que l’on pourrait appeler le champ des études académiques nippo-brésiliennes, nourri de travaux de différentes disciplines (anthropologie, sociologie, économie, géographie, sciences de l’éducation, sciences politiques), mais aussi dans de nombreuses langues (anglais, japonais, portugais, espagnol, français). S’il serait présomptueux de vouloir proposer un compte rendu exhaustif de l’ensemble des travaux de recherche produits sur le sujet, nous proposons ici d’effectuer un bilan de ces 30 années de présence immigrée brésilienne sur le sol japonais à la lumière des principales thématiques développées au sein des productions scientifiques significatives sur le sujet ainsi que de nos propres observations sur le terrain.
Les travaux académiques portant spécifiquement sur l’immigration brésilienne s’inscrivent dans le champ plus large des travaux, toujours plus nombreux, sur l’immigration au Japon. En effet, la population étrangère enregistrée au Japon n’a cessé d’augmenter depuis la fin des années 1980 : alors qu’en 1990 elle dépassait à peine 1 million soit 0,81 % de la population totale, en 2019 on dénombrait 2,93 millions d’étrangers soit 2,32 % de la population totale. Bien que ces chiffres restent encore relativement faibles par rapport à la plupart des pays industrialisés également considérés comme des pays d’immigration, la population étrangère du Japon a, en deux décennies, presque triplé. À titre de comparaison, alors que la proportion d’étrangers au sein de la population française atteint les 13 % et que ce pays est traditionnellement pensé comme un pays d’immigration, le nombre d’étrangers nouvellement enregistrés sur le sol français n’a augmenté que de 16 % entre 2010 et 2019, alors qu’il a augmenté de 23 % au Japon au cours de la même période 7. Cette augmentation a suscité l’intérêt des chercheurs et l’évolution des études sur l’immigration au Japon reflète à la fois des changements dans la politique d’immigration japonaise et dans la perception japonaise de l’immigration. Les premières études publiées dans les années 1990, coïncidant avec l’arrivée des immigrés newcomers, avaient tendance à se concentrer sur le décalage entre la vision politique de l’immigration comme outil d’ajustement temporaire de l’économie et la réalité des étrangers s’installant au Japon pour le long terme. Dans les années 2000, de nombreuses publications soulignaient à quel point la société japonaise était en passe de devenir plus globale et multiculturelle 8. De nos jours, les experts ont tendance à reconnaître que le Japon est en train de devenir un pays d’immigration (imin kokka 移民国家) alors que la plupart des politiciens hésitent encore à le faire 9.
Les travaux académiques ciblant spécifiquement la population nippo-brésilienne accompagnent aussi les différentes phases traversées par la communauté brésilienne. Nous nous intéresserons dans un premier temps à la confrontation entre le réel de l’expérience migratoire et la dimension imaginaire de cette dernière, tant du côté japonais que brésilien, qui mit à jour les mythes identitaires. Dans les premières années qui suivirent l’arrivée des Nippo-brésiliens au Japon, nombre de travaux se focalisèrent sur la dimension ethnique et identitaire de ce phénomène migratoire, d’ailleurs souvent qualifié de « retour » des descendants de Japonais à la mère patrie. Cette première vague de travaux mit en lumière la fin des mythes identitaires entretenus du côté japonais entraînant la modification de la croyance en la transmission de l’identité culturelle via l’ethnicité. Du côté brésilien, les Nippo-brésiliens firent la découverte d’une « brésilianité » jusque-là ignorée, car avant l’expérience migratoire, c’était plutôt leur « japonité » qui était mise en avant, étant souvent identifiés comme les « Japonais du Brésil ». Cette découverte collective de la brésilianité des Nippo-brésiliens permit l’émergence d’un sentiment communautaire, prélude à la structuration de ce que l’on appela la communauté brésilienne du Japon.
Nous analyserons ensuite la manière dont l’objectif du retour au Brésil a, avant d’être abandonné, paradoxalement permis à la communauté brésilienne de se structurer et de s’implanter au Japon sur le long terme. Le phénomène decasségui, mot d’origine japonaise qui fut intégré en 2001 au dictionnaire de langue portugaise du Brésil Houaiss 10, désigna le cercle vicieux migratoire dans lequel furent pris de nombreux Nippo-brésiliens, consistant à travailler sans relâche au Japon afin d’économiser un maximum d’argent pour retourner au Brésil, et/mais se retrouvant finalement contraints à émigrer de nouveau au Japon 11. Nous insisterons sur la dimension temporelle de cette expérience decasségui, transnationale et circulaire, qui prit symboliquement fin lors de la crise économique mondiale de 2008. Suite à la faillite de la banque des Lehmann Brothers, les exportations japonaises, notamment automobiles, vers les États-Unis stoppèrent, causant des licenciements massifs précisément au sein de la population ouvrière nippo-brésilienne. De nombreux Nippo-brésiliens, subitement plongés dans une grande précarité, prirent alors conscience de leur attachement au Japon et commencèrent à se mobiliser pour y améliorer leurs conditions de vie, se pensant désormais comme les immigrés brésiliens du Japon.
Enfin nous nous interrogerons sur la manière dont les autorités japonaises ont accompagné cette évolution de condition de la communauté brésilienne au Japon. Nous analyserons pour cela les mesures les plus récentes prises à leur intention comme celle du programme national japonais « d’aide au retour » (kikoku shien jigyō 帰国支援事業) de 2009, l’élargissement en 2018 du visa délivré aux nikkeijin de la quatrième génération (yonsei 4世) ou encore les mesures prises au niveau de l’éducation des élèves étrangers en général et brésiliens en particulier.
Le « retour » des Japonais à leur mère patrie, la « fin des mythes » identitaires
Si la plupart des mouvements migratoires reposent sur l’idéalisation d’une destination où le destin de l’émigré est censé s’accomplir avec succès, l’émigration des Nippo-brésiliens vers le Japon repose en outre sur un mythe identitaire doublement entretenu au Japon comme au Brésil.
Pour les premières générations d’émigrés japonais, arrivés au Brésil principalement au début du XXe siècle 12, dans les années 1930, le Japon représentait le paradis perdu, le pays d’origine auquel ils avaient dû renoncer faute d’argent, mais aussi en raison de la défaite du Japon lors de la Seconde Guerre mondiale. Les deuxième (nisei 二世) et troisième (sansei 三世) générations de Nippo-brésiliens, ceux-là mêmes qui furent la cible de la modification législative de 1989, furent pour beaucoup élevés avec l’image d’un Japon fantasmé et idéalisé par leurs parents et grands-parents :
[...] nous avons été élevés par des générations qui congelèrent une image d’un ancien Japon en quête de progrès et qui nous ont transmis ces mêmes images au fil du temps. Nous sommes donc des descendants de Japonais avec des enseignements et des sentiments du passé 13.
Cette idéalisation du Japon fut renforcée pour beaucoup de Brésiliens d’origine japonaise par l’exclusion de l’identité japonaise du mythe du métissage racial brésilien, ou l’impossible dépassement de l’identité ethnique japonaise. Le Brésil accueille depuis 1908 la plus importante communauté de descendants de Japonais en dehors du Japon : les quelque 2 millions de Nippo-brésiliens forment aujourd’hui 1 % du total de la population brésilienne et la plupart d’entre eux sont des descendants de la troisième et quatrième générations (on trouve aussi des descendants de cinquième et sixième générations) qui ne parlent plus japonais et présentent des traits physiques métissés. Alors que le métissage a été au cœur du projet politique national brésilien des années 1930, c’est-à-dire au moment du pic de l’immigration des Japonais, ces derniers semblent toujours pâtir d’une impossibilité de dépasser leur origine ethnique. Ils sont encore majoritairement désignés au Brésil en tant que « Nippo-brésiliens » (nipo-brasileiros) et non pas simplement Brésiliens avec des origines asiatiques. En dépit du nombre de générations les séparant des premiers immigrés japonais, leur identité est dite hyphenated, hyphen signifiant tiret ou trait d’union en anglais 14, en raison de cette difficulté voire de cette impossibilité à intégrer l’identité ethnique asiatique au melting-pot brésilien 15. Chez de nombreux Nippo-brésiliens, l’idéalisation du Japon fut ainsi renforcée par le fait que l’ethnicité japonaise a été exclue de l’identité nationale brésilienne, nourrissant l’hypothèse que les Nippo-brésiliens, souvent considérés au Brésil comme les Japonais du Brésil, se sentiraient plus chez eux au Japon qu’au Brésil. Précisons néanmoins que cette marginalisation identitaire ne s’est pas accompagnée d’une marginalisation sociale, car les Nippo-brésiliens jouissent dans l’ensemble d’une considération sociale plutôt positive et peuvent même être considérés comme une « minorité modèle 16 ».
Or la réalité de l’expérience migratoire confronta les Nippo-brésiliens aux mythes identitaires entretenus au Brésil : le Japon qu’ils s’étaient imaginé avait été construit par les projections de leurs parents et de leurs grands-parents. L’ouvrage au titre révélateur La chute des mythes (A quebra dos mitos 17) rassemble une sélection de lettres et de poèmes envoyés par les émigrés nippo-brésiliens au Japon à l’un des premiers journaux lusophones du pays, le journal International Press 18, qui expriment les espoirs très souvent déçus de l’émigration au Japon :
Qui d’entre nous n’a pas ressenti le choc thermique de la froideur et de l’absence de chaleur humaine ici... Ces images-là ne nous avaient [...] jamais été transmises par nos parents 19.
Car l’expérience migratoire de la plupart des Nippo-brésiliens dans les années 1990 était celle de la découverte d’un Japon péri-urbain, industriel et éloigné des grands centres urbains (à l’exception de Nagoya), des dortoirs non-mixtes réquisitionnés par l’usine au sein de laquelle ils n’avaient que des contrats temporaires (hisei shain 非正社員), quand leur passeport ne se voyait pas confisqué par un agent intérimaire frauduleux...
Dès Narita on m’imposait une nouvelle direction /
Sur la route on me pressait dans un convoi étriqué /
On m’entassait dans un appartement avec une flopée de gens /
Dans cette usine j’ai même perdu... ma propre main 20.
Souvent ballottés d’une entreprise à l’autre, au gré des renouvellements de leurs contrats et de leurs affectations décidées par les agences intérimaires, les Nippo-brésiliens formèrent une population de travailleurs mobiles et flexibles répondant aux besoins économiques de leurs employeurs. Au début des années 1990, ils étaient principalement employés dans des usines d’assemblage de pièces automobiles (Subaru, etc.) ou électroniques, dans les zones industrielles des départements de la région du Kantō (Gunma et Saitama) puis, un peu plus tard, du Tōkai (départements de Aichi et Shizuoka).
L’usine a donc été, pour les Nippo-brésiliens, à la fois le lieu de l’expérience du travail dit « 3K » à savoir kitsui, difficile, kitanai, sale, kiken, dangereux, et celui de la socialisation, parfois hostile, avec les Japonais des classes sociales les moins favorisées 21. Angelo Ishi explique comment cette expérience de la dégradation et du déclassement du statut social des Nippo-brésiliens constitua un prélude à leur communautarisation sur le sol japonais. Car la population nippo-brésilienne, qui bénéficiait au Brésil d’une image positive et d’une position sociale plutôt élevée, ne fut néanmoins pas épargnée par la crise brésilienne et il arriva même que des Nippo-brésiliens hautement qualifiés voire des intellectuels se retrouvent à travailler en usine au Japon 22.
Loin de Tokyo, loin de l’image fantasmée d’un Japon accueillant, loin du tumulte urbain de São Paulo d’où provenaient de nombreux Nippo-brésiliens, l’expérience initiale des premiers émigrés nippo-brésiliens fut donc celle de la fin de nombreux mythes. S’ils avaient été choisis par les autorités japonaises en raison de leur potentiel d’invisibilité culturelle et ethnique, « les nikkeijin étant les plus japonais parmi les étrangers 23 », l’expérience de la plupart des Nippo-brésiliens fut celle du rejet et, ainsi, de la découverte de la part brésilienne de leur identité, découverte qui découlait de leur expérience de socialisation. Les Nippo-brésiliens, en faisant l’expérience de la dureté du travail en usine au Japon, abandonnèrent la vision idéalisée du Japon qu’ils avaient héritée de leurs parents et grands-parents. En réaction, ils élaborèrent à leur tour une vision fantasmée de leur Brésil natal 24. Au mythe du retour 25 des descendants de Japonais à la terre de leurs ancêtres 26 s’est substitué le mythe du retour des Nippo-brésiliens à leur terre natale. Dès lors s’est développé au Japon, chez les émigrés venus du Brésil, un discours de la saudade 27, ou nostalgie, du Brésil.
Cette notion de saudade a été adoptée en même temps que la langue portugaise au Brésil, où l’on célèbre le 30 janvier de chaque année la « Journée nationale de la saudade ». En tant qu’élément constitutif de l’identité nationale brésilienne, l’expérience de la saudade est aussi devenue une composante de l’identité de la diaspora brésilienne, au Japon comme ailleurs 28. Néanmoins, dans le cas des émigrés nippo-brésiliens, l’adoption du discours de la saudade pour le Brésil agit comme une confirmation de leur brésilianité jusqu’alors mise en doute, hypothétique ou incomplète. Car avant la migration vers le Japon, la saudade des Nippo-brésiliens était celle qu’ils éprouvaient pour le Japon, comme en témoigne la chanson populaire brésilienne datant de 1987 « Saudade do Japão » du duo de chanteurs nippo-brésiliens Kasuo e Fujiwara 29 :
Quelle douce nostalgie / Ai que saudade gostosa
Fait vibrer ma guitare / Ponteando meu violão
Je revois le temps de l’enfance / Revejo o tempo da infância
Dans mes souvenirs / A minha recordação
Et me remémore ma chère maman / E lembrar mamãe querida
Encore là-bas au Japon / Ainda lá no Japão
Si tendre et apaisante / Tão meiga me acalentando
Me chantant cette douce berceuse / Cantando a doce canção
“Dors, mon bébé, dors / Nen nen koro ri yo o koro ri yo
Mon bébé tu es au Japon / Bōya wa yo nihon da nee
Alors endors-toi” / nenne shina 30
Ma pauvre maman a vécu / Mamãe coitada vivia
Avec tant d’inquiétude / Com tanta preocupação
En quittant notre terre / Em deixar a nossa terra
Ce joli torrent / Aquele lindo torrão
La saudade que j’ai ressentie / A saudade que eu sentia
De la fleur de cerisier / Da cerejeira em botão
Je me souviens encore du jour / Me lembro ainda do dia
De notre adieu au Japon / Do nosso adeus do Japão
Avant l’émigration au Japon, de nombreux Nippo-brésiliens désignés par la plupart des autres Brésiliens comme « Japonais » souffraient au Brésil d’un « déficit de brésilianité ». Celui-ci fut en quelque sorte « rattrapé » à leur arrivée au Japon, lorsque l’expérience de la saudade fonda leur identité brésilienne et leur permit d’adhérer pleinement au discours du Brésil comme terre natale, terre du réconfort pré-migration, « meilleur pays du monde 31 », et désormais destination du retour 32. Cette renégociation identitaire est la conséquence d’une double déception des émigrés nippo-brésiliens, déçus de l’accueil ou plutôt du non-accueil des Japonais, ainsi que de la société japonaise pour qui les nikkeijin ne furent pas ces « presque Japonais » auxquels ils s’attendaient. Le pari de l’immigration ethnique comme garante de l’homogénéité japonaise se révéla donc infructueux.
L’impossible retour à la case départ : l’expérience decasségui, prélude à l’immigration définitive au Japon 33
Ces expériences collectives de désillusion, d’une brésilianité découverte au Japon et de la saudade pour le Brésil vont être à l’origine de l’organisation communautaire des émigrés nippo-brésiliens. Ayant désormais pour objectif commun déclaré le retour au Brésil, ils furent dès lors appelés dekasegi selon l’orthographe japonaise, ou decasségui, selon l’orthographe portugaise du Brésil. Ce terme s’imposa dans les médias brésiliens, parmi les nippo-brésiliens eux-mêmes puis dans les médias japonais pour désigner l’expérience migratoire des Nippo-brésiliens au Japon, leurs conditions de travailleurs ouvriers temporaires, leur renégociation identitaire liée à leur changement de position ethnique et socio-économique entre le Brésil et le Japon et surtout la dimension temporelle et temporaire de leur expérience, en attente du retour au Brésil.
Initialement, la migration decasségui était principalement le fait d’hommes seuls qui, afin d’économiser le plus d’argent possible en un minimum de temps, acceptaient des conditions de travail précaires (contrats courts et temporaires) ainsi que des conditions de vie spartiates : vie en communauté dans des dortoirs parfois insalubres et isolés, appartenant à leur entreprise ou à leur agence intérimaire. C’est dans les départements du Kantō nord, tels que Gunma, Nagano, Kanagawa 34 dans la banlieue de Tokyo, Saitama et Ibaraki, où étaient implantées la majorité des petites et moyennes entreprises du secteur industriel employant des Brésiliens, que l’on vit rapidement apparaître les premiers commerces brésiliens dits « ethniques ».
À partir de 1998 et jusqu’à la crise de 2008, la migration familiale remplaça progressivement la migration d’hommes seuls, la modification législative permettant l’immigration de nikkeijin et de leurs conjoints, potentiellement sans origine japonaise, grâce au visa réservé aux « conjoints de japonais » (nihonjin no haigūsha tō日本人の排愚者等). Avec le regroupement familial, la durée de séjour au Japon tendit à s’allonger indéfiniment, c’est la phase de fixation de la communauté 35. L’arrivée des femmes et des familles de migrants se traduisit par le départ progressif des Nippo-brésiliens des dortoirs de l’entreprise pour aller habiter dans des appartements plus spacieux, dans le parc locatif privé ou dans des logements sociaux publics 36. L’immigration familiale constitua donc une étape décisive de l’installation sur le long terme des Nippo-brésiliens au Japon. Leurs lieux d’implantation se diversifièrent, se déplaçant vers le sud-ouest du pays. Entre 1994 à 2005, la population brésilienne diminua dans les départements de la région de Kantō mais augmenta de 42 % à 58 % dans les départements de Aichi, Gifu, Mie, Shiga et Shizuoka dans la région de Tokai 37 où l’on assista à l’ouverture de commerces, de restaurants et de services spécifiquement dédiés aux Brésiliens mais aussi d’écoles délivrant une éducation en portugais. La communautarisation des Nippo-brésiliens se renforça au sein de certaines villes, comme celle d’Oizumi dans le département de Gunma où la proportion de Brésiliens dépasse encore les 10 % du total de la population 38, ou celle de Hamamatsu 39 dans le département de Shizuoka, où la population brésilienne atteint son pic en 2008 avec 19 461 Brésiliens pour un total de 33 326 étrangers. Il y devint possible de vivre dans des bulles brésiliennes sans réel contact avec la population japonaise 40. Les villes d’Oizumi et de Hamamatsu sont ainsi des exemples de ce que l’on surnomma les « villes brésiliennes du Japon 41 » dans lesquelles la présence d’immigrés brésiliens est ostensible dès l’arrivée à la gare où les panneaux de signalisation sont traduits en portugais. La « brésilianité » d’Oizumi a même fait l’objet d’une mise en tourisme : des compagnies proposent aux Japonais des circuits en bus leur permettant de vivre une expérience brésilienne avec, au programme, la visite d’écoles japonaises, la découverte de la cuisine brésilienne, sans oublier les « typiques » spectacles de samba 42.
L’implantation d’infrastructures communautaires au sein des quartiers brésiliens du Japon permit de mieux combler le fossé entre ici et là-bas, entre le lieu réel de vie et le lieu où les decasségui souhaitaient être, et d’ainsi atténuer leur saudade. Avant l’avènement d’internet, la télévision brésilienne câblée, retransmise au Japon à la même heure qu’au Brésil (donc avec douze heures de décalage) permettait par exemple aux decasségui du Japon d’assister à leurs programmes télévisés habituels, à l’heure à laquelle ils y assistaient au Brésil. Car la majorité des decasségui vivaient une situation de déchirement entre leur saudade brésilienne les incitant à rentrer au plus vite et leur objectif d’enrichissement les poussant à rester plus longtemps au Japon : « tous disent qu’ils vont rentrer et se retrouvent coincés dans cette incertitude 43 ». Les difficultés de réadaptation au marché de l’emploi brésilien, quand le retour avait lieu, ont souvent contraint les Nippo-brésiliens à faire demi-tour et à repartir travailler au Japon, se trouvant ainsi pris dans un processus de migration circulaire 44. D’une part la rupture de carrière occasionnée par l’expérience du travail dans les usines japonaises empêcha de nombreux Nippo-brésiliens de retrouver un poste au même niveau de qualification que celui qu’ils avaient avant l’émigration au Japon. D’autre part, beaucoup de decasségui avaient nourri le rêve d’ouvrir leur propre commerce ou entreprise en y investissant leurs économies, mais peu y parvinrent réellement, car il n’est pas aisé de s’improviser commerçant ou chef d’entreprise. Mais, par-dessus tout, l’écart de niveau économique entre les deux pays était tel que les revenus japonais, même pour des emplois peu qualifiés, sont restés pendant longtemps plus élevés que les salaires brésiliens.
Les allées et venues entre Brésil et Japon ainsi que la recréation de bulles brésiliennes aboutirent, à plus long terme et dans la majorité des cas, à une installation définitive au Japon, ce dont témoigne la constante augmentation des demandes de visa de résident permanent. En effet, dans les années 1990 la plupart des Nippo-brésiliens entraient sur le territoire japonais grâce au visa de résidence longue durée (teijūsha), délivré spécifiquement aux nikkeijin, et les Brésiliens sans origine japonaise grâce au visa de « conjoint de Japonais ». Mais, à partir de 1998, le nombre de demandes de visa de « résident permanent » (eijūsha 永住者) ne cessera d’augmenter pour surpasser, en 2009, le nombre de détenteurs de visa de résidence longue durée. Aujourd’hui, plus de la moitié des Nippo-brésiliens immigrés 45 au Japon sont en possession du visa de résident permanent qui, s’il ne permet pas de voter aux élections, donne droit à la vie la plus stable : accès à la propriété privée, aux prêts bancaires, etc. Pourtant, bien que leurs conditions de vie se soient stabilisées — de nombreux Nippo-brésiliens sont devenus propriétaires de maisons et/ou parents d’enfants scolarisés dans des écoles japonaises, nombre d’entre eux conservèrent la « mentalité decasségui 46 », toujours victimes du syndrome de la « tête dans les deux mondes » et se déplaçant au gré des opportunités professionnelles à la recherche des salaires les plus attrayants.
La crise économique mondiale frappa de plein fouet le Japon en 2008, causant la perte massive d’emploi chez les Nippo-brésiliens qui y résidaient alors. Elle fit surgir un besoin de représentation collective et de structuration en tant que communauté politique, désireuse de s’établir et de s’investir dans la société japonaise 47. Dans les villes abritant une importante population étrangère, le taux de chômage des Brésiliens atteignit, dans les pires moments de la crise, 60 à 70 %. Sans emploi, nombre d’entre eux se sont retrouvés dans l’impossibilité de payer loyer, scolarité des enfants et nourriture, voire, dans les cas les plus extrêmes mais néanmoins fréquents, à la rue. Dès le début de la crise, des bénévoles réunis au sein du mouvement collectif « SOS Comunidade » se mobilisèrent afin d’organiser l’entraide, mais aussi de revendiquer leurs droits, sortir de l’invisibilité et faire connaître leur sort à l’ensemble de la population japonaise. Face à l’urgence de la situation, les leaders communautaires formèrent le 14 février 2009 le « Réseau national des Brésiliens du Japon » (Network nacional de brasileiros no Japão, NNBJ), à l’ambassade brésilienne de Tokyo. Le but immédiat du NNBJ était de coordonner et de faire aboutir les revendications brésiliennes auprès des autorités japonaises 48. Selon Hidekichi Hashimoto, membre fondateur de l’association ABC Japan 49, la crise de 2008-2009 consacra le changement de statut des Brésiliens du Japon de « decasségui », dont l’unique objectif était le retour au Brésil, à celui d’« immigrés brésiliens au Japon » désireux de bâtir leur avenir et celui de leur famille au Japon. Depuis, la « fin de l’ère decasségui » a été officiellement réaffirmée à de nombreuses occasions. En 2015, la « déclaration de Yokohama », qui fut rédigée 50 à l’occasion de la réunion du Conseil de citoyens du consulat brésilien de Tokyo, se concluait ainsi par « Nous avons choisi de rester ! ». Ce message se retrouvait aussi dans la « Lettre des 30 ans » rédigée en portugais et japonais (30 shūnen kinen shokan 30 周年記念書簡 / Carta dos 30 anos) et présentée conjointement aux autorités brésiliennes et japonaises par les trois Conseils de citoyens de Hamamatsu, Nagoya et Tokyo. En voici un extrait :
[...] Nous nous sommes enracinés et avons créé des liens au Japon, de sorte que le retour définitif au Brésil ne constitue plus l’horizon pour la plupart d’entre nous qui résidons au Japon de manière permanente. [...] Nous sommes des ouvriers, des entrepreneurs, des artistes, des universitaires, des agriculteurs, des étudiants, des femmes au foyer, des employés des collectivités locales. [...] Nous ne nous identifions plus comme decasségui. [...] Nous sommes des Brésiliens résidant au Japon, des citoyens conscients de nos droits et devoirs en tant que membres de la société japonaise. [...] Pour notre plus grand bien et celui du Japon qui nous accueille avec beaucoup de bienveillance, nous pensons que le mot d’ordre du moment est INTÉGRATION 51 — ce qui n’implique pas de renoncer à notre identité brésilienne. Nous réitérons notre ferme conviction que, tout comme le Brésil qui a grandement bénéficié de l’intégration des immigrés japonais et de leurs descendants, le Japon bénéficiera également grandement d’un tel processus. [...] Cette intégration que nous voulons faire progresser rendra notre présence dans ce pays encore plus positive et donnera l’occasion à la communauté brésilienne de rendre au Japon, la contribution que nos ancêtres ont apportée au Brésil 52.
Cela fait donc une dizaine d’année que les représentants de la communauté brésilienne n’ont de cesse de clamer, dès que l’occasion officielle se présente, leur attachement au Japon et leur désir d’y être considérés comme des membres à part entière. Ils expriment ainsi la volonté de pouvoir s’intégrer au Japon en tant qu’immigrés brésiliens sans avoir à renier leurs origines. Qu’en est-il néanmoins de la position des autorités japonaises à l’égard de cette population ?
De la difficulté de s’intégrer dans un pays qui ne veut pas d’immigrés
La crise de 2008-2009 constitua un tournant collectif pour les Brésiliens qui cessèrent dès lors de n’être animés que par la perspective d’un retour au Brésil. À l’inverse, les autorités japonaises réagirent en mettant en place un certain nombre de mesures de crise traduisant leur volonté... de ne pas « garder » sur leur territoire cette même population. Alors que les mesures de professionnalisation et d’enseignement du japonais s’adressaient à l’ensemble des travailleurs étrangers en situation de difficulté, l’aide au retour s’adressait spécifiquement aux travailleurs nikkei.
Au pic de la crise, de nombreux Nippo-brésiliens sans emploi firent le choix de repartir au Brésil : leur population au Japon diminua ainsi de 14,4 % entre 2008 et 2009 53. Or sur les 45 000 Brésiliens retournés au Brésil entre 2008 et 2009, 25 000 rentrèrent « spontanément » au Brésil et 20 000 acceptèrent l’offre gouvernementale japonaise d’aide au retour (Kikoku shien jigyō 帰国支援事業) 54. Cette aide financière de 300 000 yens pour le demandeur d’aide, plus 200 000 yens pour chaque membre de la famille du demandeur (somme suffisante pour couvrir le prix du billet retour vers le Brésil) fut d’abord proposée sans possibilité de revenir au Japon, puis, sous la pression des critiques internationales 55, avec une possibilité d’y retourner « au bout de trois ans environ (sainyūkoku kinshi kikan wo sannen wo medo ni suru 再入国禁止期間を3年を目処にする) », c’est-à-dire à partir de mars 2012. Le gouvernement laissa néanmoins entendre qu’il pourrait anticiper comme retarder l’autorisation de leur ré-entrée sur le territoire en fonction de la conjoncture économique japonaise 56. Une fois les trois ans écoulés, les bénéficiaires de l’aide ne furent en effet pas autorisés à rentrer au Japon, poussant certains Nippo-brésiliens à traduire l’État japonais en justice. C’est le cas de Giullyane Futenma : arrivée à l’âge de sept ans au Japon avec sa famille, elle avait dix-sept ans et était donc mineure quand ses parents décidèrent de rentrer au Brésil en juin 2009 avec l’aide octroyée par le gouvernement japonais. Lucas Futenma, son petit ami de l’époque, rencontré à Hamamatsu, rentra lui aussi au Brésil mais sans l’aide financière japonaise. Le couple se maria en 2011 au Brésil et Lucas repartit en juin 2012 travailler au Japon puis effectua les démarches afin de faire revenir son épouse en tant que « conjointe de japonais », ce qui lui fut refusé au motif qu’elle avait quitté le Japon avec l’aide du gouvernement japonais et que les bénéficiaires de cette aide n’étaient pas encore autorisés à revenir sur le territoire japonais. La plaignante gagna son procès et put revenir au Japon en juillet 2013 en tant qu’épouse de nikkei, mais il fallut attendre octobre 2013, soit un an et demi après la période des trois ans pour que ces anciens bénéficiaires de l’aide puissent être officiellement ré-admis au Japon. Toutefois, les conditions d’obtention du visa s’étaient durcies : alors que la plupart des Brésiliens sont généralement employés au Japon avec des contrats temporaires d’une validité de quelques mois seulement, ils devaient obtenir une attestation d’emploi d’un an de la part de leur employeur japonais 57...
Le message délivré par les autorités japonaises à l’égard des nikkeijin est donc peu ambigu : il s’agit d’une population acceptée pour son utilité économique, mais qui devient indésirable lorsque les entreprises japonaises n’ont plus besoin d’elle 58. La modification législative de juillet 2018 censée autoriser les yonsei (nikkeijin de la quatrième génération) à venir travailler au Japon confirme cette interprétation, tant les conditions d’obtention du visa sont drastiques. Les candidats yonsei doivent être âgés entre 18 et 30 ans, ils ne peuvent pas être accompagnés, ils doivent être en possession du JLPT N4 (niveau de japonais)... Précisons qu’afin de pouvoir renouveler ce visa, initialement délivré pour trois ans, le détenteur du visa doit avoir amélioré son niveau de japonais et être en possession du JLPT N3. Dans les faits, entre juillet 2018 et juillet 2019, seulement 43 visas furent octroyés aux candidats yonsei (alors que les autorités avaient prévu de délivrer environ 4 000 visas par an)...
C’est sur ce même modèle d’acceptation conditionnelle de l’immigration que la Chambre haute adopta, le 8 décembre 2018, une proposition de loi légalisant l’immigration de travailleurs non qualifiés. Cette révision législative, entrée en vigueur en avril 2019, permet aux étrangers ayant des « talents spécifiques » (tokutei ginō 特定技能) de venir travailler au Japon dans quatorze domaines professionnels spécifiques. Ces étrangers aux « talents spécifiques » peuvent bénéficier de deux différents types de visa en fonction de leur degré de qualification :
– le visa de type 1 (tokutei ginō 1 gō 特定技能1号) d’une durée de cinq ans et qui doit être renouvelé tous les quatre, six ou douze mois en fonction des cas. Il concerne des candidats ayant réussi les tests d’évaluation des compétences spécifiées pour l’un des quatorze domaines professionnels identifiés par les autorités ainsi qu’un teste de niveau de langue, le Japanese Proficiency Evaluation Test (JPET) ou le niveau 4 du JLPT.
– le visa de type 2 (tokutei ginō 2 gō 特定技能2号) d’une durée de trois ans et renouvelable indéfiniment (doit être renouvelé tous les six, douze ou trente-six mois en fonction des cas). Les candidats doivent posséder des qualifications supérieures pour le secteur naval, machinerie navale et construction, et ont, contrairement à la première catégorie, la possibilité d’emmener leurs familles 59.
Malgré des restrictions strictes, similaires à celles imposées aux yonsei, concernant la profession et la durée de séjour des candidats étrangers aux « talents spécifiques 60 », l’immigration de main-d’œuvre non qualifiée fut, pour la première fois dans l’histoire de l’après-guerre, autorisée officiellement en tant que telle : les étrangers peu ou pas qualifiés n’avaient été autorisés à venir travailler au Japon que de manière indirecte, pour un stage ou en raison de leur origine japonaise, comme c’est le cas des Nippo-brésiliens. Si Abe Shinzō insista pour ne pas qualifier cette mesure de politique d’immigration (imin seisaku 移民政策), cette modification représenta un changement drastique, si ce n’est dans la politique d’immigration, mais du moins dans la perception collective de la question migratoire désormais à l’agenda politique national.
Or l’absence de politique nationale officielle d’immigration engendra des difficultés structurelles en matière, entre autres, d’éducation et de logement, entravant l’intégration des étrangers immigrés que les initiatives de cette population elle-même et des localités à forte concentration d’étrangers n’arrivèrent pas toujours à résorber via des mesures faisant la promotion de la coexistence multiculturelle (tabunka kyōsei 多文化共生) 61.
La situation des enfants brésiliens scolarisés au Japon reste très diverse et varie en fonction de l’âge d’arrivée au Japon, des expériences de scolarisation (type d’école fréquentée : japonaise ou brésilienne), du niveau scolaire, de la situation familiale et professionnelle des parents, des projets de retour au Brésil, etc. Malgré l’ample mobilisation de la communauté brésilienne dans le domaine de l’éducation 62, de nombreuses failles persistent dans la prise en charge scolaire des enfants étrangers au Japon, notamment lorsqu’ils sont en difficulté. Afin de répondre aux besoins spécifiques des enfants brésiliens n’arrivant pas à s’adapter au système scolaire japonais et parfois victimes de brimades 63 ou de mieux répondre aux attentes des parents, de nombreuses écoles privées brésiliennes, à la scolarité onéreuse, se sont développées dès les premières années de la migration decasségui. Comme le gouvernement japonais ne reconnaît pas l’enseignement qui y est donné, les élèves qui y sont scolarisés ne peuvent théoriquement poursuivre des études supérieures qu’au Brésil, les condamnant, s’ils restent au Japon, à ne pouvoir envisager qu’un avenir professionnel non qualifié. Or s’il peut paraître normal que le ministère de l’Éducation japonais ne « valide » pas un enseignement délivré en langue étrangère, il convient de rappeler que ces établissements se sont d’abord développés pour pallier les problèmes de scolarisation des enfants brésiliens au sein des écoles publiques japonaises. Car l’obligation de scolarisation au Japon ne vaut que pour les Japonais (kokumin 国民) et non pour les étrangers. D’ailleurs, en 2019, on estimait que 19 471 des 123 830 enfants étrangers en âge d’être scolarisés pourraient ne pas l’être, soit 16 à 18 % des enfants étrangers ou un enfant sur six 64...
Si la majorité des enfants brésiliens sont désormais scolarisés dans le système public japonais, et non dans le système privé brésilien du Japon (à titre d’exemple, on estime aujourd’hui que dans la ville d’Oizumi, 90 % des jeunes brésiliens sont scolarisés en école japonaise 65), on constate néanmoins la persistance de difficultés au sein des plus jeunes générations de Nippo-brésiliens nés au Japon et scolarisés depuis leur plus jeune âge dans des écoles japonaises. En 2021, sur les 47 627 élèves étrangers ayant besoin d’une aide supplémentaire pour l’apprentissage de la langue japonaise (Nihongo shidō ga hitsuyōna gaikokuseki no jidō-seito 日本語指導が必要な外国籍の児童生徒), ce sont les élèves de langue maternelle portugaise, donc très probablement brésiliens, qui étaient les plusnombreux : ils étaient 11 957 (un peu plus de 25 % du total), devant 9 940 élèves chinois 66. Il apparaît donc que ce sont les élèves brésiliens qui se trouvent en situation de plus grande fragilité scolaire. Précisons en outre que la scolarisation des enfants étrangers se fait dans les écoles japonaises en fonction de l’âge (et non pas des compétences/du niveau scolaire) et le passage dans les classes supérieures est quasi « automatique » tant que l’enfant se rend en classe : il arrive donc que des enfants étrangers dont le niveau de japonais est insuffisant se retrouvent dans des classes à un niveau trop élevé et terminent l’école primaire sans pour autant en avoir assimilé les connaissances.
À cet impensé politique qu’ont longtemps été l’immigration et l’éducation des enfants étrangers se sont rajoutées les réformes conditionnant l’accès aux logements HLM ayant eu pour conséquence d’y augmenter, en plus du nombre d’étrangers, la proportion de Japonais précaires : personnes âgées isolées, bénéficiaires du seikatsu hogo 生活保護 (équivalent du RSA), personnes handicapées, femmes victimes de violences domestiques, etc 67. Depuis les années 1990, d’innombrables reportages sensationnalistes tiennent régulièrement les étrangers pour responsables de l’augmentation de l’insécurité et de la délinquance dans ces cités HLM vétustes comme Homi danchi 保見団地 ou Tōshinchō danchi 東新町団地 68. Dans leur morceau « E.N.T 69 » soit East New Town, traduction anglaise de Tōshinchō danchi d’où ils sont originaires, les rappeurs nippo-brésiliens et japonais du groupe de hip-hop GREEN KIDS racontent leur quotidien de « gosses de cité (danchikko 団地っ子) 70 » sur fonds de déscolarisation, délinquance juvénile, drogue, pauvreté et sentiment d’exclusion 71. C’est en rappant en japonais que les membres du groupe 72, pour la plupart nés à la fin des années 1990 et scolarisés au Japon (à l’exception de DJ PIG, Futamata Crespo Alex, né au Brésil et arrivé au Japon à l’âge de douze ans) sans pour autant avoir terminé le lycée, ont trouvé une échappatoire aux difficultés de leur condition d’enfants d’immigrés au Japon, travaillant à l’usine comme leurs parents. Ils clament ainsi leur attachement à leur danchi d’origine, rappelant aux Japonais leur appartenance au pays, en réponse aux « Rentrez chez vous ! (jibun no kuni ni kaere 自分の国に帰れ) » qui leur ont été scandés depuis l’enfance 73. Malgré la persistance de ces fragilités parmi les jeunes générations de Nippo-brésiliens, ils sont de plus en plus nombreux à suivre une scolarité normale et à accéder aux études supérieures en intégrant le marché de l’emploi japonais à des postes qualifiés ou hautement qualifiés. Le souci de nombreux parents de ces enfants « presque japonais 74 » n’est d’ailleurs pas leur intégration mais plutôt la transmission de la culture brésilienne et de la langue portugaise du Brésil dans un contexte où elle n’est plus leur langue de communication principale. Le portugais langue d’héritage (PLH - Português como Lingua de Herança) est ainsi de plus en plus enseigné au Japon par des associations brésiliennes 75.
Conclusion
On constate qu’un hiatus persiste entre, d’un côté, le point de vue des leaders communautaires brésiliens du Japon qui considèrent désormais les résidents brésiliens du Japon (zainichi burajirujin 在日ブラジル人) 76 comme de véritables immigrés, des membres à part entière de la société japonaise (Nihon shakai no ichiin 日本社会の一員) et, de l’autre, celui des autorités japonaises qui, à la moindre difficulté, sont tentées d’adopter à nouveau les réflexes protectionnistes. Cela a par exemple été vu durant la pandémie, lors de laquelle le pays se ferma complètement. En trois décennies, la population brésilienne du Japon a affronté de nombreux défis et est passée tour à tour du statut de parents proches des Japonais à celui d’étrangers indésirables puis d’émigrés temporaires. Le profil des Nippo-brésiliens a aussi évolué : du migrant célibataire aux familles, en passant par des entrepreneurs internationaux ou encore de jeunes Nippo-brésiliens effectuant des « petits boulots » (arubaito アルバイト) en usine pendant quelques mois dans le but de se faire de l’argent de poche ou de financer leurs études. Mais, depuis la crise de 2008, les représentants de la communauté brésilienne du Japon n’ont de cesse de clamer l’attachement des Brésiliens au Japon, et les chiffres démontrent cette stabilisation de la communauté : ils sont moins nombreux mais sont, pour la plupart, plus enclins à rester au Japon. Lors de la triple catastrophe de Fukushima en 2011, les journaux firent leurs gros titres sur la vague de fuite des étrangers, rebaptisés pour l’occasion flyjin (combinaison de l’anglais to fly : « voler » et du japonais gaikokujin : « étranger »), mais la plupart des Brésiliens restèrent et se mobilisèrent pour aider les victimes du Tōhoku.
Depuis janvier 2023, les jeunes acteurs brésiliens Sagae Lukas et Wakedo Fazile ainsi que le rappeur Shimada Alan (Flight-A de GREEN KIDS) partagent l’affiche du film FAMÍLIA (Izuru Narushima 成島 出 121min) aux côtés d’acteurs japonais célèbres tels que Koji Yakusho et Ryo Yoshizawa. Tourné au Homi danchi, ce film, qui cherche à montrer la manière dont, malgré les différences culturelles ou de nationalité, il est possible de recréer une « famille », permettra peut-être de renverser le stigmate dont pâtissent encore les Nippo-brésiliens 77.
Car quoique ancrée au Japon, et de plus en plus « visible », la communauté nippo-brésilienne continue de se trouver structurellement dans une situation de plus grande fragilité que les autres communautés étrangères et membres de la société japonaise. C’est ce qu’Angelo Ishi appelle le « syndrome du salaire horaire », c’est-à-dire la dépendance à des emplois précaires, certes faciles à obtenir, mais qui maintiennent dans une position de plus grande fragilité sociale 78. Selon lui, c’est aussi ironiquement à cause du visa nikkei que la carrière de nombreux Nippo-brésiliens stagne : ils sont employés en tant que descendants de Japonais et non en fonction de leurs qualifications, ni même de leurs diplômes ou de leur expérience professionnelle. Cette fragilité est aussi celle de nombreux enfants brésiliens scolarisés dans des écoles japonaises et qui rencontrent eux-aussi plus de difficultés. Or dans un Japon en pleine crise démographique, connaissant l’un des taux de vieillissement les plus élevés au monde, la présence d’une population immigrée proportionnellement plus jeune représente un atout 79. L’intégration de cette communauté, au sein de toutes les classes et de tous les territoires de la société japonaise, en tant que membres actifs n’est pas qu’un enjeu local mais constitue bel et bien un défi national, décisif pour le futur du Japon. D’autant que la population brésilienne se prépare à un nouveau défi, celui de son propre vieillissement 80. Or la retraite et la fin de vie (funérailles) sont parfois difficiles à envisager sereinement au Japon, lorsque l’objectif de toute une vie de labeur... a été de repartir au Brésil.