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Grégoire Cousin

Grégoire Cousin est chargé de recherche au sein du Projet MigRom à la Fondation Maison des Sciences de l’Homme et docteur en droit public. Sa thèse porte sur la gestion administrative des migrations roms en Europe.




Références de citation

Cousin Grégoire (V1: 11 janvier 2016). “Roms, avocats et juges. Regards ethnographiques sur les audiences de référé-expulsion au Tribunal de grande instance de Bobigny”, in Cousin Grégoire, Loiseau Gaëlla, Viala Laurent, Crozat Dominique, Lièvre Marion (dir.), Actualité de l’Habitat Temporaire. De l’habitat rêvé à l’habitat contraint, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, ISBN: 979-10-95908-00-5 (http://www.shs.terra-hn-editions.org/Collection/?Roms-avocats-et-juges)

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Dernière mise à jour : 31 décembre 2015


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Il est 9h30 au Tribunal de grande instance de Bobigny. Dans la première salle d’audience, quelques avocats discutent, regardent leurs dossiers, se lèvent pour faire la queue et annoncer leur présence auprès de la greffière puis retourner à leur place. Monsieur C. et son frère entrent à leur tour et se glissent au fond de la salle. Ils s’asseyent. Après quelques minutes, une porte grince, le président et son assesseur arrivent sur l’estrade. La salle se lève, le président s’assied, la salle aussi. Dans les prochaines heures se jouera pour Monsieur C. un moment important : le juge ordonnera-t-il que la police rase le bidonville où il habite depuis deux ans avec 200 autres personnes ? Que faire ? Que dire au juge pour pouvoir rester encore ?

Monsieur C., comme les autres Roms roumains et bulgares rencontrés aux audiences, habite en effet dans un bidonville constitué de baraques précaires, fabriquées en matériaux de récupération. Les bidonvilles ont, en Seine-Saint-Denis, peu ou prou la même forme 1. Ils sont nés d’une immigration rurale de familles roumaines installées dans les indentations creuses de la ville. Les Roms appellent ce lieu de vie le « Platz », soit le lieu de marché de sociabilité 2. Comme nous l’avons montré ailleurs avec Olivier Legros 3, les procédures juridiques d’évacuation tiennent lieu aujourd’hui de politique publique dans le département. Le juge de référé de Bobigny est compétent pour l’ensemble de la Seine-Saint-Denis lorsque l’occupation concerne un terrain nu et qui n’appartient pas au domaine public. Ainsi les audiences de Bobigny drainent une grande partie des référés expulsions que les propriétaires de terrain déposent de façon systématique contre les bidonvilles, afin d’obtenir que le juge ordonne l’expulsion d’occupants réputés sans droit ni titre.

Cet article est le fruit d’une enquête d’ethnographie engagée entre 2010 et 2013 auprès des Roms 4 convoqués aux audiences de référé expulsion du Tribunal de grande instance de Bobigny et d’une recherche juridique menée durant la même période sur les procédures d’expulsion et leur jurisprudence au niveau local. Ces audiences ont pour particularité de mettre aux prises avec un droit complexe, jurisprudentiel et très procédural, une population vivant dans des conditions précaire, au capital culturel juridique français faible, voire inexistant. Pourtant, les victoires des Roms sont courantes, au point de créer un dynamique juridique propre au Tribunal de grande instance de Bobigny. Nous tenterons d’analyser les raisons de cette dynamique à travers le prisme du procès et de l’audience, arène formelle concentrant les logiques internes et externes au tribunal 5. Pour ce faire, nous avons adopté un déroulé linéaire en retraçant les étapes d’un procès type pour en dégager des lignes de négociation et de rapports de force.

Un café pour l’huissier

Le premier acte d’une procédure repose sur la volonté du propriétaire d’établir le constat d’occupation d’un bien après en avoir été informé lui-même. En Seine-Saint-Denis, les terrains occupés appartiennent souvent à de grands propriétaires institutionnels tel que Réseau Ferré de France, l’Agence Foncière et Technique de la Région Parisienne, la Direction interministérielle des Routes de l’Île-de-France ou encore les collectivités territoriales. La constatation est un grand enjeu pour ces propriétaires qui ont des emprises foncières très importantes. Longtemps, l’information de l’occupation était tardive (après plusieurs semaines d’occupation). Depuis 2013, la police patrouille régulièrement et informe les propriétaires dès que possible. Certains grands propriétaires comme la SEM Plaine-Commune ont mis en place des tournées sur leur terrains.

Informé, le propriétaire mandate un huissier de justice afin de constater l’occupation et de relever les noms des occupants. Muni de ce constat, l’avocat du propriétaire se rend au tribunal et le président de la chambre des référés fixe une date d’audience où le propriétaire doit assigner les occupants (environ un mois plus tard).

Ce premier constat d’huissier conditionne la légalité de la suite de la procédure, car pour être recevable, un constat doit être précis et motivé. L’huissier passe donc un certain temps à arpenter le bidonville ; il y vient le plus souvent seul. Le marché des grands propriétaires institutionnels est partagé entre un petit nombre de cabinets d’avocats et d’huissiers et certains se sont en quelque sorte spécialisés dans l’exercice des requêtes contre le « bidonville rom ». Ils ont ainsi développé des relations cordiales avec certaines familles, distillant parfois des conseils juridiques et des informations sur les délais de procédure. Après que l’avocat du propriétaire ait obtenu une date d’audience, l’huissier retourne sur le terrain, et remet aux occupants une assignation à se rendre à l’audience en les informant des délais. Dans cette relation obligée aux huissiers, les Roms montrent une véritable capacité à tirer un profit symbolique de relations sociales pourtant ressenties comme conflictuelles : on lui a payé un café, et il nous a dit que l’on peut rester encore deux mois me confiait, amusée, Garofita qui tenait « l’épicerie » d’un Platz de la Courneuve en 2012. Bien que l’huissier se contente de livrer une information objective (les délais de recours moyens au Tribunal de grande instance de Bobigny), il s’agit bien pour les Roms de rétablir un ordre moral et social, où la modulation d’une relation humaine particulière prime sur la norme juridique subie.

Nous avons pu observer trois types de comportements après la réception de l’assignation. Dans une minorité des cas, l’enjeu n’est pas du tout maîtrisé, le papier sera perdu, nul ne se rendra à l’audience, on confond l’assignation à l’audience de référé civil et les procédures pénales. Ainsi en 2012 à Clichy-sous-Bois, pressé de s’expliquer par un militant associatif mécontent de découvrir une assignation « périmée », Dorin fini par avouer :

J’avais peur que la juge me mette en prison si je me rendais à l’audience.

Les soutiens, s’ils existent, ne sont pas prévenus. Dans un deuxième cas de figure, les Roms ont conscience de l’importance du papier mais ne disposent pas d’un relais associatif ou d’un avocat et donc se rendent seuls à l’audience. Enfin, quelqu’un sur le Platz a un contact avec un avocat ou un militant associatif et demande de l’aide.

Dans ce derniers cas, les contacts associatifs viennent d’horizons divers : les salariés et bénévoles d’associations médicales (Médecin du Monde et Aide Médicale Internationale - Première Urgence), un salarié de l’European Roma Rights Center 6, quelques militants communautaires (la voix des Rroms 7, Rromeurope 8), politiques (militants locaux du Nouveau Parti Anticapitalisme, du Parti Communisme Français) et enfin quelques grandes associations généralistes comme le Secours catholique, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) ou la Ligue des Droits de l’Homme qui ont quelques bénévoles sur le terrain. Ce sont ces personnes qui contactent l’un des avocats militants, membre du Réseau européen pauvres qui réunit une petite dizaine d’avocats militants venant du droit des étrangers et matérialisé par une liste de diffusion gérée par le GISTI 9.

En dehors de ce réseau, quelques autres avocats défendent également les Roms. Les chefs de Platz très installés ont développé des relations de confiance avec des avocats pénalistes et évitent ainsi de recourir aux militants associatifs. Enfin les associations militantes politiques Rroms (la Voix des Rroms et Rromeurope) travaillent avec le même avocat, qui a fait quelques coups d’éclat en matière de défense de la « nation Rrom » en attaquant l’État sur la base de la discrimination anti-rom.

Demander l’aide juridictionnelle

La rémunération de la défense repose sur une aide juridictionnellefixant la rétribution au forfait de l’avocat par l’État. Les affaires d’expulsion ne sont pas vraiment rentables pour les cabinets car la somme versée par l’État ne couvre pas la masse de travail 10. Par ailleurs, il est d’usage que le préfet associe ordre d’évacuation de terrain et Obligations de Quitter le Territoire Français (OQTF). Les recours contre ces dernières décisions sont plus rémunérateurs 11 pour un cabinet financé par l’aide juridictionnelle. En matière d’expulsion, le financement des avocats des occupants est ainsi souvent assuré par la défense par le couplage par la police de décisions d’OQTF à la décision d’expulsion.

Pour accéder à l’aide juridictionnelle, les Roms doivent remplir par l’intermédiaire de leurs soutiens des formulaires individuels de demandes accompagnés de photocopies des cartes d’identité, d’attestations d’absence de ressources et d’un courrier d’« acceptation d’aide juridictionnelle » de l’avocat. Les demandes sont déposées au bureau d’aide juridictionnelle, le service de traitement des dossiers du Tribunal de grande instance. En 2010, le Bureau d’aide juridictionnelle de Bobigny exigeait pour traiter les dossiers des avis d’imposition afin de vérifier les revenus du demandeur. Sur demande des avocats, les interventions conjointes du bâtonnier, des premiers présidents du Tribunal administratif et de celui de grande instance ont conduit le Bureau d’aide juridictionnelle à se contenter d’une attestation d’absence de ressources.

Les magistrats du Tribunal ont soutenu cette démarche car elle répond à leur éthique professionnelle : les Roms sont cités en défenseurs dans les procédures d’expulsion et le conseil d’un avocat est considéré généralement par les magistrats comme un gage d’une meilleure qualité des débats. Ainsi, en 2012, lors d’une audience au Tribunal de grande instance de Paris, une avocate du barreau de Bobigny rompue aux procédures d’expulsion d’occupants sans droit ni titre se voyait féliciter par le président statuant en référé : 

Je suis heureux que vous soyez là pour soulever de nouveaux moyens, car d’habitude ces gens sont mal défendus.

Dans le même sens, lorsque les Roms se présentent seuls à la première audience, il est d’usage au Tribunal de grande instance de Bobigny que le juge des référés leur demande s’ils veulent un avocat et renvoie l’affaire afin de leur laisser le temps de déposer une demande d’aide juridictionnelle et de trouver un avocat.

Le recours à l’aide juridictionnelle pour payer la défense a fait naître un intérêt tactique majeur pour les Roms : un décret de 2011 a réformé les procédures d’attribution de l’aide juridictionnelle et prévoit que lorsque une demande est en cours le tribunal ne peut statuer et doit renvoyer l’affaire. Les renvois peuvent être reconduits ; ainsi pendant l’été 2011, la grève du Bureau d’aide Juridictionnelle a eu pour effet de renvoyer toute les affaires pendant 6 mois. Dans un premiers temps, les juges appréciaient peu l’usage des renvois multiples auxquels ils étaient contraints, et ils exerçaient une pression sur les agents du Bureau d’aide juridictionnelle afin que les procédures d’expulsion d’occupants sans droit ni titre soient traitées prioritairement. Cette pression choquait des agents qui y voyaient une rupture d’égalité entre les justiciables.

Se rendre à l’audience

Le Tribunal de grande instance de Bobigny se situe dans un bâtiment des années 1980 construit sur dalle. L’accès se fait par une passerelle. À L’entrée, longtemps en travaux, il faut passer par un détecteur de métaux, il y a sans cesse la queue, quelques vigiles contrôlent l’entrée de chacun et le bon ordre. Généralement, seules quelques personnes du terrain viennent assister à l’audience, et leur présence ne pose pas de problème. Mais si toutes les personnes convoquées se présentent à l’audience, soudain la bonne marche du service d’entrée dans le Tribunal se dérègle. Ainsi, lors d’une audience en décembre 2013, l’apparition d’un groupe de plus de cent cinquante personnes voulant accéder à la salle d’audience provoqua un joyeux bazar. Les vigiles appelèrent la police et un cordon d’une dizaine d’agents bloqua l’entrée. Les Roms protestèrent documents à l’appui attestant de leur assignation. Leur avocat se mit en quête du juge qui, confirmant cette assignation collective, demanda à la police de bien vouloir laisser rentrer, mais précisa-t-il, sans les enfants. Cette scène illustre un constat récurrent des études sur les relations entre les institutions et les Roms. Dès que les Roms se présentent en groupe compact, l’effet de masse crée une peur incontrôlée et irrationnelle dans des institutions habituées à ne traiter qu’avec des individus 12.

Les audiences de référés expulsions se déroulent toujours dans la même salle, généralement le mardi ou le vendredi matin. Les occupants sont convoqués à une audience où sont entendus plusieurs affaires entre 9h30 et 13h30. Il est impossible de prévoir l’heure de passage (selon le rôle). Juste avant l’audience, un greffier reçoit à l’extrémité du pupitre les avocats qui font la queue pour déposer les écritures. La salle d’audience est en grande majorité peuplée d’avocats qui attendent leur tour. Les non-avocats ont tendance à s’asseoir au fond, voire en dehors de la salle, sur les bancs de la salle des pas-perdus. Les portes restent ouvertes durant toute la durée de l’audience et le public entre et sort en permanence.

En attendant l’affaire

Parvenue au stade de l’audience, une affaire peut suivre deux voies. Elle peut, dans une première configuration, être renvoyée car les parties ne sont pas prêtes, selon qu’il manque un document, ou que le Bureau d’aide juridictionnelle n’a pas encore statué. Dans ce cas, le juge fixe une nouvelle date d’audience. L’acceptation d’une demande de renvoi est vécue par les Roms comme un élément positif : le juge nous donne encore un mois et on revient. Ce délai « technique » est alors chargé d’une force morale : le juge a bien vu que nous sommes droits, que nous ne volons pas expliquait un chef de Platz aux hommes après un renvoi. Les décisions judiciaires sont sans cesse réinterprétées dans le sens d’une justice fondée sur la punition des fautes morales : le maire n’a pas tenu parole alors le juge l’a puni et on a pu rester justifie Sorin après un renvoi obtenu sur la base de l’absence de décision du Bureau d’aide juridictionnelle.

Les affaires pour lesquelles sont formulées des demandes de renvoi, réglées en quelques minutes, passent en premier. Lorsque l’affaire n’est pas renvoyée, commence un délai de plusieurs heures, car chaque affaire dure entre 20 et 30 minutes et une quinzaine d’affaires peut être inscrite sur le rôle de la journée.

L’attente est doublement importante car elle signale l’importance de l’affaire, je suis resté toute la journée au tribunal, mais c’était pour le Platz explique Sorin à sa femme en rentrant. Cette attente favorise le resserrement des relations entre les Roms, les soutiens associatifs et les avocats. Il n’est pas rare qu’avant l’audience l’ensemble des échanges entre les Roms et leur avocat soit effectué par l’intermédiaire d’un soutien associatif, militant ou amical. Dans la salle des pas-perdus, devant la salle d’audience, deux petits bancs se font face dans une alcôve ouverte sur le niveau inférieur. Pendant quelques heures, on fait salon en ce lieu, on s’assoit ensemble, l’avocat est présenté aux Roms qu’il défend, une femme se lève et va chercher quelques cafés à la machine, un pour l’avocat, un autre pour le militant associatif, le dernier enfin pour son homme. L’avocat veut expliquer un concept compliqué, il semble soudain gêné par ce café qu’il n’avait pas demandé. Puis les Roms sortent de nouveaux papiers : un certificat de scolarité, l’ordonnance d’un médecin... Le militant associatif, qui connaît bien le sujet, parle avec l’avocat de pratiques judiciaires, des dernières jurisprudences qui ont été obtenues devant ce tribunal. Puis les sujets s’épuisent, voyant que l’on ne passera pas de sitôt, une cigarette est proposée, maintenant assis sur un petit muret devant le tribunal, la conservation s’engage sur la famille, la Roumanie, le travail... Quelques plaisanteries fusent sur le physique de l’avocat de la partie adverse cela se voit sur son visage qu’il est mauvais, d’ailleurs sinon il ne travaillerait pas pour « la mairie »... Alors que le militant associatif, lui, on voit qu’il a « bon cœur », qu’il « comprend les pauvres ».

La souveraineté coté Cour

L’acteur principal, qui détient les clés du procès est le juge, ou plus exactement le président ou vice-président du Tribunal de grande instance statuant en matière de référé. Ce juge des référés est juge de l’urgence, il siège seul et rend sa décision au terme de débats limités dans le temps. Bien que systématique en matière d’expulsion des bidonvilles roms, il s’agit d’une formation d’exception à laquelle il n’est possible de recourir que pour prendre une décision provisoire et rapide, seulement en cas d’urgence et de troubles manifestement illicites. Une décision d’expulsion en référé peut être obtenue au Tribunal de grande instance de Bobigny en quelques mois, alors qu’une procédure ordinaire mettrait plusieurs années à aboutir, ainsi les propriétaires font systématiquement recours à la procédure d’urgence. Ils s’appuient pour ce faire sur la jurisprudence de la Cour de cassation qui, depuis des années, juge qu’une occupation sans droit ni titre doit toujours être considérée comme un trouble manifestement illicite du droit de propriété qui justifie toujours l’urgence. En dehors des bidonvilles roms, on entend parler, devant le juge des référés de Bobigny, des problèmes de provisions de travaux, de biens qui sont gelés en attendant une décision au fond, de mauvais usages locatifs...

Lorsqu’une affaire de bidonville est appelée, il y a toujours un moment de gêne partagé par des Roms, liée à la configuration des lieux. La salle d’audience a une forme classique. Les juges sont assis sur une estrade, deux pupitres assez éloignés servent en principe aux plaidoiries à haute voix, mais, dans la pratique, les avocats se portent directement à l’oreille du président au pied de l’estrade. Les débats ne peuvent donc pas être suivis dans la salle. Les Roms ont alors généralement une hésitation : s’approcher pour entendre ou rester au fond de la salle.

Le dispositif scénique formalise un rapport de domination assumée, le juge et ses assesseurs en robe noire surplombent la salle, assis derrière un bureau posé sur une estrade à un mètre du sol 13. Lorsqu’on se tient debout à son pied, le haut du bureau arrive aux épaules et l’on doit relever la tête pour parler au juge. Par ailleurs à l’audience des référés la plupart des parties sont représentées par les avocats, qui habitués au dispositif, consultent leurs dossiers assis sur les bancs de la salle, et, pianotent sur leur smartphones en attendant leur tour. Les robes noires confèrent au lieu une colorimétrie très particulière, l’impression d’entrer dans un monde d’initiés 14. Le caractère intimidant du dispositif est manifeste lorsque les Roms n’ont pas d’avocat et doivent arguer eux-mêmes qu’ils veulent un avocat ou que celui-ci n’est pas venu à l’audience. Il faut souligner ici que, indépendamment de leurs décisions, les juges de Bobigny montrent de l’attention pour les personnes assignées dans des procédures d’expulsion, une certaine tolérance pour le niveau de français sommaire ou la méconnaissance des rites judiciaires, et cette bienveillance tranche avec les relations assez brusques qu’ils ont avec les avocats.

En effet, les juges se montrent souvent ouvertement agacés par les erreurs commises dans les dossiers des avocats, qu’ils plaident pour le propriétaire ou pour les Roms. Ils n’hésitent pas non plus à rabrouer un avocat trop disert : j’ai compris Maître, c’est déjà dans vos conclusions... On ne va pas y passer la matinée... Cet état d’exaspération permanente qui semble caractériser l’humeur du président jugeant en référé se retourne souvent contre les politiques, bien qu’absents de l’audience. La politique d’évacuation et le mépris des personnes qu’implique l’absence de solution d’intégration sociale semblent particulièrement atterrer certains juges :

On voit toujours les mêmes personnes, il n’y a aucune solution politique ?

Par ailleurs, des juges jaloux de leur indépendance ne se privent pas de passer leurs nerfs sur les avocats des propriétaires : ainsi lors d’une audience de 2011 concernant l’évacuation d’un très grand terrain qui avait été repoussée plusieurs fois, le président prit à partie l’avocat du département en ces termes :

Maître, c’est quoi le problème avec cette occupation ? J’ai reçu des coups de téléphone de la préfecture... c’est inadmissible... Vous feriez mieux d’avoir un dossier correctement ficelé depuis le temps que cela traîne.

Tenter de plaider

Une fois que l’aide juridictionnelle est obtenue, l’avocat des Roms officiellement en charge de l’affaire entame des échanges avec son confrère représentant le propriétaire. Il répond à l’assignation en rédigeant un mémoire en défense qui est suivi par un mémoire en réponse de l’avocat du propriétaire, avant que chacun ne fasse parvenir au tribunal ses conclusions. Ces échanges sont supposés suivre quelques règles de civilité : par exemple, chaque camp doit avoir le temps de répondre aux arguments de la partie adverse. Il est ainsi malvenu d’envoyer ses écritures la veille de l’audience. Ce qui est toutefois courant et entraîne des frictions à l’audience. Il est amusant de noter ici que cette règle de courtoisie professionnelle est presque toujours violée, mais également toujours rappelée. Dans le même ordre d’idée, en référé, contrairement aux procédures de droit commun, de nouveaux arguments peuvent être invoqués durant l’audience, sans avoir été préalablement mentionnés. Juridiquement possible, cette façon de faire est en principe jugée discourtoise. Dès lors la tournure que prendra l’audience dépendra de la qualité des relations entre les avocats. Ainsi à propos d’une affaire d’expulsion qui traînait depuis des mois, une avocate des Roms me confiait : 

Je ne peux pas demander le renvoi sous prétexte qu’une personne de plus du terrain a déposé une nouvelle demande d’aide juridictionnelle, ce serait dilatoire : cela fait déjà plusieurs renvois que l’on obtient et l’avocate du conseil général a vraiment été sympa.

La plupart des arguments ayant été exposés dans les conclusions, à l’oral, les avocats ne s’attachent qu’aux principaux points litigieux. L’avocat du propriétaire intervient en premier. Son argumentaire est peu ou prou toujours le même : nous sommes propriétaires du terrain, ces occupants sont sans droit ni titre. Les conditions d’hygiène et de sécurité justifient le refus d’accorder des délais avant l’expulsion.

L’avocat de la défense développe un argumentaire généralement articulé autour de trois axes :

  • Une position de principe,
  • Un argumentaire sur l’illégalité de la procédure,
  • Une demande de délais.

Le premier axe systématiquement développé par tous les avocats des Roms consiste à demander au juge de mettre en balance le droit de propriété avec d’autres droits de même valeur constitutionnelle ou conventionnelle comme le droit au logement, à la vie privée et familiale, au respect du domicile... Jusqu’en 2011, cet examen était rejeté, la position du Tribunal de grande instance de Bobigny étant alignée sur celles délivrées par la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel, qui plaçaient le droit de propriété au dessus des autres droits fondamentaux.

À partir de 2011, les présidents statuant en référé ont accepté d’accueillir sporadiquement l’argument et de refuser à ce titre de prononcer l’expulsion. Ces décisions vont à l’encontre de la jurisprudence nationale, elles sont donc exceptionnelles par leur caractère d’indépendance, dans un système juridictionnel où les annulations par des instances supérieures font office de sanction pour les magistrats 15. Ce sont donc des décisions politiques, non pas dans le sens d’un affrontement partisan, mais bien au sens de la capacité des juges à forcer le politique à devoir trancher 16. Dans le premier cas dont nous avons eu connaissance, le juge qui prit une décision de ce type a la réputation auprès des avocats militants d’être « de droite ». Toutefois ce juge qui était accoutumé au référé et avait tranché de nombreux dossiers d’expulsion a fait part durant une audience de sa « fatigue devant un pouvoir politique démissionnaire ». Dans ce cas, la défiance manifestée est généralisée à l’ensemble d’une représentation politique qui ne connaîtrait pas les réalités de terrain traitées par les juges. Elle est une réponse en miroir aux techniques de « défaussement » pratiquées par des instances gouvernementales comme dans le discours gouvernemental depuis août 2010 : chaque fois qu’une décision de justice le justifierait, il y aura démantèlement de campements déclarait ainsi Manuel Valls, ministre de l’intérieur, dans des propos rapporté par Le Monde du 1er août 2012.

En 2013, dans une décision au sujet de l’affaire Winterstein et autres C. France, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour avoir expulsé les occupants d’un terrain sans avoir procédé à un examen des droits au respect de la vie privée et familiale, et du domicile. Cette décision fut utilisée par les juges de Bobigny pour motiver une série d’ordonnances rejetant les demandes d’expulsion formulées par des propriétaires 17. La justice supranationale trouve ici un relais auprès des juges de première instance désirant innover face à la position des Cours supérieures françaises.

Le deuxième axe que développe la défense est procédural. Il s’agit de développer un argumentaire chaque fois différent mettant en cause la compétence du juge, la signature du propriétaire, la délimitation des parcelles cadastrales... Cette partie du contentieux est très technique, essentiellement basée sur la mise en lumière des erreurs de l’adversaire. Elle révèle chez les avocats deux types d’approches professionnelles. Les avocats militants compensent leur manque de moyens par une organisation en réseau national relayant les innovations juridiques. À l’inverse, les avocats des propriétaires institutionnels ne sont pas organisés en réseau. Ces cabinets d’avocats recrutés via des marchés à bon de commande peuvent faire preuve d’un certain manque d’entrain pour la matière, toutefois il s’agit de cabinets importants qui accumulent sur la durée une expérience du contentieux, les terrains de leurs clients étant continuellement réoccupés.

Un dernier axe important de la défense concerne la demande de délai. On ne cherche pas une victoire dans l’absolu mais à gagner du temps, la loi prévoyant un délai de deux mois que le juge peut supprimer en cas d’urgence ou allonger à sa guise. Ici la personnalité du juge est importante. Les débats insistent généralement sur les qualités « morales » des assignés : scolarisation des enfants, propreté du terrain... Depuis trois ans, les délais accordés par le Tribunal de grande instance se sont globalement allongés passant de néant à 4 à 6 mois.

À la fin de l’audience, le juge indique une date pour le rendu de la décision, environ un mois plus tard.

Retour au Terrain

La décision est d’abord faxée aux avocats (des occupants et du propriétaire). Toutefois pour être opposable, elle doit être notifiée par un huissier du propriétaire aux familles romani. Mais la lutte juridique ne s’arrête pas à l’ordonnance d’expulsion, car d’autres voies sont possibles. D’une part les Roms peuvent saisir le juge de l’exécution pour demander des délais supplémentaires, d’autre part, c’est le préfet qui fait exécuter l’ordonnance via un arrêté octroyant le concours de la force publique. Ici réapparaît le politique, car si le droit l’oblige à accorder ce concours de la force publique, le préfet peut en moduler les effets dans le temps, par exemple pour éviter une expulsion en plein hiver.

Du coté du bidonville, les décisions d’évacuation sont accueillies avec un certain fatalisme. Les baraques se vident peu à peu, les familles repartent en Roumanie quelques semaines se mettre à l’abri. Quelques unes restent, les plus pauvres qui ne peuvent se payer le retour, et devront subir physiquement l’évacuation, ainsi que les pionniers qui iront ouvrir un nouveau quartier. Quand la police viendra, nous aurons déjà une nouvelle Platz me dit Monsieur C. en ce début de janvier 2015, alors que je finis ces lignes et qu’une nouvelle évacuation se profile à la Courneuve.

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